dimanche 20 février 2011

Histoire du livre et théorie de la communication

Un certain nombre de travaux récents relatifs à l’histoire du livre et des médias ont démontré que le schéma classique de la théorie de la communication n’était plus opératoire. Encore repris en tête de la Sociologie de la littérature de Robert Escarpit, ce schéma se développe de manière linéaire, et articule l’émetteur, le message et le récepteur – ou, s’agissant du livre, l’auteur, l’œuvre (et le système de production et de diffusion du livre, alias la «librairie») et le lecteur. Mais cette hypothèse est beaucoup trop sommaire, en ce qu’elle ne prend en compte ni les interactions entre les acteurs, ni le déroulement du temps. Donnons trois exemples qui illustreront cette problématique.
1) Le premier exemple concerne la remise en question de la catégorie (pourtant admise de longue date) de l’auteur en tant qu’une évidence. L’auteur peut rédiger un certain texte, mais ce texte une fois imprimé a pris une forme matérielle plus ou moins différente de l’original, et dont nous savons qu’elle conditionne en partie sa lecture et son appropriation. Le livre imprimé contient en définitive bien plus que le seul texte, qu’il s’agisse de la page de titre et des différents éléments du paratexte, mais aussi de la « mise en livre » elle-même, à savoir le choix d’un format, d’une typographie, d’une mise en page, sans parler des illustrations, etc.
En somme, à la source du texte, nous trouvons certes celui «qui écrit» (pour reprendre l’intitulé du séminaire de Villeurbanne régulièrement annoncé sur ce blog), mais aussi un certain nombre d’autres intervenants au niveau notamment de l’éditeur et de l’atelier typographique (le prote, le metteur en pages, le compositeur).
La situation se complique encore dans le cas par exemple d’une traduction: l’exemple, souvent convoqué, du Narrenschiff de Sébastien Brant montre que la traduction de l’original allemand en latin aboutit de fait à un texte très largement nouveau, dont le traducteur, Jakob Locher, est pratiquement devenu l’auteur. Comme que les traductions dans d’autres langues vulgaires (le français, etc.) se font non pas sur l’original, mais sur le latin, la distance s’accroît d’autant. Sans parler du rôle de l’éditeur commercial (du libraire), qui sera souvent celui qui prend l’initiative de faire rédiger un certain texte par un auteur rétribué pour ce faire.
2) Ce que nous venons de dire de l’auteur montre que le message lui-même, le texte, désigne également une entité plus indécise qu’on ne croirait: le texte du Narrenschiff traduit en latin correspond en fait à un texte nouveau, celui de la Stultifera navis, que l’on attribue à Brant mais qui en réalité est pratiquement de Locher. La bibliographie matérielle nous a montré par ailleurs que, tout au long de l’époque moderne, le texte d’une certaine œuvre changeait d’une édition à l’autre, mais la complexité du processus de fabrication explique que cette incertitude ce retrouve entre les exemplaires d’une édition donnée (d’où les concepts d’émission, etc.). Les auteurs eux-mêmes se plaignent de la fiabilité médiocre de certaines éditions de leurs œuvres, par exemple au XVIIIe siècle notamment pour les contrefaçons. En somme, pas plus que la catégorie de l’auteur (de l’émetteur), celle du texte (du message) ne peut être considérée comme absolument univoque.
3) Nous pourrions revenir, pour conclure momentanément ce billet, sur la problématique bien connue de la lecture et de la réception: on connaît la formule selon laquelle «les nouveaux lecteurs font de nouveaux textes», parce que chaque performance de lecture débouche sur une appropriation spécifique du texte. Mais nous préférons insister, dans cette même logique, sur le rôle de l’interaction et du temps: les trois éléments définis par la théorie de la communication (émetteur, message, récepteur) ne sont absolument pas indépendants les uns des autres. Par exemple, l’initiative et la rédaction d’un texte ne se font pas toujours a priori, mais prennent en compte la représentation de sa réception possible par un certain lectorat –on connaît l’exemple du Pantagruel de Rabelais. Autrement dit, la représentation du public auquel on s’adresse (du récepteur) intervient au niveau du travail de l’auteur et à celui de l’écriture elle-même pour faire du texte, pour partie, un intertexte, soumis aux impératifs du mécénat ou à celles du marché.
Plus que devant une simple mécanique linéaire, nous sommes en réalité devant un réseau d’interactions imbriquées, et qui se déploient aussi bien sur le plan matériel (par ex., le livre comme objet) que sur celui des pratiques (par ex., la lecture) et sur celui des représentations. Nous envisagerons, dans un prochain billet, comment le concept de «système-livre» (plus que celui de «chaîne du livre») permet de répondre à un certain nombre de ces difficultés.

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