Chers amis, chers lecteurs,
En ce dernier jour de 2019, nous espérons de tout cœur que l’année écoulée a été heureuse pour vous, et nous vous présentons nos vœux les meilleurs pour l’année prochaine, 2020,… c’est à dire demain.
Les recherches, les rencontres et les projets concernant l’histoire du livre devraient se poursuivre le plus activement en 2020. Entre autres événements, nous avons déjà fait allusion à l’anniversaire de la naissance de Christophe Plantin, mais un autre anniversaire se profile, sans doute plus médiatique: il s’agit du cinq-centième anniversaire du décès de Raphaël. Nous inaugurerons donc l’année 2020 par un billet (ou peut-être deux) consacré à Raphaël dans les bibliothèques.
Et puis, le blog n’est pas omniscient! Donc: n’hésitez pas à envoyer les informations dont vous disposez, ni à réagir pour corriger ou compléter tel ou tel article!
À bientôt, donc!
mardi 31 décembre 2019
dimanche 22 décembre 2019
mardi 17 décembre 2019
Un congrès sur les collections
Le prochain (le 145e!) Congrès national des sociétés savantes se tiendra à Nantes du 22 au 25 avril 2020, et il porte sur un thème qui intéresse grandement les historiens du livre: «Collecter, collectionner, conserver». Parmi les communications proposées et qui touchent à notre domaine, nous en retenons quatre, à titre d’exemples, pour illustrer la variété des perspectives et des problématiques envisagées:il s'agira de la construction d'un domaine scientifique nouveau (la philologie), de bibliothéconomie, de la constitution de bibliothèques nobiliaires au tournant des XVe-XVIe siècles, ou encore de collecte de rarissimes éphémères.
1) Collectionner les langues: la bibliothèque Coquebert de Monbret comme cabinet linguistique, par Sven Koedel, bibliothécaire à l'Institut historique allemand de Paris.
La communication s’intéresse à la collection savante comme laboratoire du travail érudit au tournant du XIXe siècle, à partir de l'exemple de la bibliothèque privée des Coquebert de Montbret. Celle-ci comprend une vaste documentation linguistique constituée de dictionnaires et grammaires, de recueils de proverbes et de chansons, de bibles et de catéchismes en divers idiomes. Elle embrasse toutes les langues du globe, mais surtout celles de France. Pour la comprendre, nous devons l’appréhender moins comme issue d’une pratique bibliophilique que comme une mise en série de spécimens linguistiques dans le but de procéder à une systématisation des idiomes ainsi représentés. Elle répond à un projet de connaissance qui reflète l’état des sciences du langage autour de 1800, entre les pratiques héritées du XVIIIe et les méthodes de la linguistique du XIXe siècle. Dans une lecture politique et idéologique, elle rappelle la pratique des collectionneurs de la Révolution et l’effort de la conservation des traces d’un passé immédiat : la diversité des langues sous l’Ancien Régime dont la collection enregistre les débris matériels pour les transformer en patrimoine linguistique.
2) Signaler ses collections: enjeux et perspectives, par Patrick Latour, conservateur en chef à la Bibliothèque Mazarine, adjoint au directeur, et Amandine Postec, conservateur, adjointe à la directrice de la bibliothèque de l’École nationale des chartes
La description des collections de manuscrits –et d’archives– des sociétés savantes faisait partie du plan national de signalement initié par François Guizot (créateur par ailleurs du «Comité chargé de diriger les recherches et la publication de documents inédits relatifs à l’histoire de France» devenu en 1884 le Comité des travaux historiques et scientifiques). En témoigne l’existence d’une série «Sociétés savantes» du Catalogue général des bibliothèques publiques de France dont le premier tome –et seul paru!– décrivait, en 1931, 2516 manuscrits ou liasses appartenant à sept sociétés savantes. Ce travail qui reste un préalable à la valorisation de ces collections à l’intérêt scientifique indéniable autant qu’un gage de leur protection, le CTHS a aujourd’hui l’ambition de le poursuivre dans le catalogue collectif de description des manuscrits et archives des établissements d’enseignement supérieur et de recherche (CALAMES). Un premier essai concluant, en partenariat avec la Bibliothèque Mazarine, a rendu possible en 2019 la mise en ligne de la description des manuscrits de la Société archéologique du Midi et permet d’envisager la mise en place d’un protocole en s’appuyant sur l’expertise de l’École nationale des chartes.
3) Les livres Chourses-Coëtivy au musée Condé de Chantilly : itinéraire d'une collection, de sa genèse à sa postérité scientifique (XVe-XXIe siècles), par Roseline Claerr, ingénieur de recherche en analyse de sources anciennes (Centre Roland-Mousnier, UMR 8596, CNRS / Sorbonne-Université)
La bibliothèque du musée Condé, sise en l’écrin que constitue le château de Chantilly, abrite un ensemble de livres ayant appartenu à une noble dame d’origine bretonne et de sang royal : Catherine de Coëtivy (vers 1460-1528). Cette nièce d’amiral et de cardinal bibliophiles constitua, à partir de son mariage avec Antoine de Chourses en 1478, et durant son long veuvage, une collection originale de manuscrits et d’incunables. Mis à part quelques volumes partis pour La Haye, Paris ou Stuttgart, cette collection n’a pas été disséminée : elle se trouve aujourd’hui à peu près intacte sous la garde de l’Institut de France, au musée Condé, grâce à la donation du duc d’Aumale, qui reçut cette bibliothèque en 1830 du dernier prince de Condé. La communication s’attachera à retracer la genèse de cette collection à la fin du Moyen Âge et à l’aube de la Renaissance, pour ensuite évoquer son « invention » par le duc d’Aumale au XIXe siècle et l’exploitation scientifique qui en est faite de nos jours.
NB. Le blog a signalé toute l’importance de la découverte présentée par une récente exposition de Chantilly: voir ici. Rappelons au passage que le livret de l'exposition est toujours téléchargeable gratuitement.
4) Naissance et enrichissement d'une collection en mode collaboratif: les menus de la Bibliothèque municipale de Dijon, par Caroline Poulain, directrice-adjointe et responsable du patrimoine, Bibliothèque municipale de Dijon.
En 2009, la Bibliothèque de Dijon conservait 2300 menus; en 2020, la collection compte plus de 17000 pièces, en grande partie signalées et numérisées. En moins de 10 ans, grâce à une stratégie d'achats et de collectes, à une politique active de partenariats, valorisation et sensibilisation à la conservation de cet éphémère, un seuil critique a été atteint. La communication présentera la genèse du projet, ses objectifs et orientations, la typologie des acteurs publics et privés de cette collection –professionnels de la conservation, collectionneurs, libraires, particuliers, chercheurs, producteurs et institutions formant les maillons d'une seule chaîne– ainsi que les grandes lignes de sa politique de traitement, classification et mise en lumière. Elle abordera aussi la question de la légitimité de la patrimonialisation de documents de ce type, pièces historiques parfois mais aussi petites feuilles «d'en bas», et la question de la constitution de nouvelles sources faciles d'accès.
Mais la richesse du programme est beaucoup plus grande, qui passe entre
autres par l’évocation de « figures de collectionneurs », ou encore par
la présentation d’ensembles bibliographiques bien particuliers, par ex.
concernant les «Manuels de mathématiques». et, plus largement, les
«Manuels scientifiques». Nous ne pouvons qu’engager les curieux à
consulter le programme du Congrès de Nantes (fichiers téléchargeables ici, avec les résumés des communications et les tables), à s’inscrire… et à participer le plus activement.
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Colloque sur Plantin
Ouvrage récent sur le décor des bibliothèques
La communication s’intéresse à la collection savante comme laboratoire du travail érudit au tournant du XIXe siècle, à partir de l'exemple de la bibliothèque privée des Coquebert de Montbret. Celle-ci comprend une vaste documentation linguistique constituée de dictionnaires et grammaires, de recueils de proverbes et de chansons, de bibles et de catéchismes en divers idiomes. Elle embrasse toutes les langues du globe, mais surtout celles de France. Pour la comprendre, nous devons l’appréhender moins comme issue d’une pratique bibliophilique que comme une mise en série de spécimens linguistiques dans le but de procéder à une systématisation des idiomes ainsi représentés. Elle répond à un projet de connaissance qui reflète l’état des sciences du langage autour de 1800, entre les pratiques héritées du XVIIIe et les méthodes de la linguistique du XIXe siècle. Dans une lecture politique et idéologique, elle rappelle la pratique des collectionneurs de la Révolution et l’effort de la conservation des traces d’un passé immédiat : la diversité des langues sous l’Ancien Régime dont la collection enregistre les débris matériels pour les transformer en patrimoine linguistique.
2) Signaler ses collections: enjeux et perspectives, par Patrick Latour, conservateur en chef à la Bibliothèque Mazarine, adjoint au directeur, et Amandine Postec, conservateur, adjointe à la directrice de la bibliothèque de l’École nationale des chartes
La description des collections de manuscrits –et d’archives– des sociétés savantes faisait partie du plan national de signalement initié par François Guizot (créateur par ailleurs du «Comité chargé de diriger les recherches et la publication de documents inédits relatifs à l’histoire de France» devenu en 1884 le Comité des travaux historiques et scientifiques). En témoigne l’existence d’une série «Sociétés savantes» du Catalogue général des bibliothèques publiques de France dont le premier tome –et seul paru!– décrivait, en 1931, 2516 manuscrits ou liasses appartenant à sept sociétés savantes. Ce travail qui reste un préalable à la valorisation de ces collections à l’intérêt scientifique indéniable autant qu’un gage de leur protection, le CTHS a aujourd’hui l’ambition de le poursuivre dans le catalogue collectif de description des manuscrits et archives des établissements d’enseignement supérieur et de recherche (CALAMES). Un premier essai concluant, en partenariat avec la Bibliothèque Mazarine, a rendu possible en 2019 la mise en ligne de la description des manuscrits de la Société archéologique du Midi et permet d’envisager la mise en place d’un protocole en s’appuyant sur l’expertise de l’École nationale des chartes.
3) Les livres Chourses-Coëtivy au musée Condé de Chantilly : itinéraire d'une collection, de sa genèse à sa postérité scientifique (XVe-XXIe siècles), par Roseline Claerr, ingénieur de recherche en analyse de sources anciennes (Centre Roland-Mousnier, UMR 8596, CNRS / Sorbonne-Université)
La bibliothèque du musée Condé, sise en l’écrin que constitue le château de Chantilly, abrite un ensemble de livres ayant appartenu à une noble dame d’origine bretonne et de sang royal : Catherine de Coëtivy (vers 1460-1528). Cette nièce d’amiral et de cardinal bibliophiles constitua, à partir de son mariage avec Antoine de Chourses en 1478, et durant son long veuvage, une collection originale de manuscrits et d’incunables. Mis à part quelques volumes partis pour La Haye, Paris ou Stuttgart, cette collection n’a pas été disséminée : elle se trouve aujourd’hui à peu près intacte sous la garde de l’Institut de France, au musée Condé, grâce à la donation du duc d’Aumale, qui reçut cette bibliothèque en 1830 du dernier prince de Condé. La communication s’attachera à retracer la genèse de cette collection à la fin du Moyen Âge et à l’aube de la Renaissance, pour ensuite évoquer son « invention » par le duc d’Aumale au XIXe siècle et l’exploitation scientifique qui en est faite de nos jours.
NB. Le blog a signalé toute l’importance de la découverte présentée par une récente exposition de Chantilly: voir ici. Rappelons au passage que le livret de l'exposition est toujours téléchargeable gratuitement.
4) Naissance et enrichissement d'une collection en mode collaboratif: les menus de la Bibliothèque municipale de Dijon, par Caroline Poulain, directrice-adjointe et responsable du patrimoine, Bibliothèque municipale de Dijon.
En 2009, la Bibliothèque de Dijon conservait 2300 menus; en 2020, la collection compte plus de 17000 pièces, en grande partie signalées et numérisées. En moins de 10 ans, grâce à une stratégie d'achats et de collectes, à une politique active de partenariats, valorisation et sensibilisation à la conservation de cet éphémère, un seuil critique a été atteint. La communication présentera la genèse du projet, ses objectifs et orientations, la typologie des acteurs publics et privés de cette collection –professionnels de la conservation, collectionneurs, libraires, particuliers, chercheurs, producteurs et institutions formant les maillons d'une seule chaîne– ainsi que les grandes lignes de sa politique de traitement, classification et mise en lumière. Elle abordera aussi la question de la légitimité de la patrimonialisation de documents de ce type, pièces historiques parfois mais aussi petites feuilles «d'en bas», et la question de la constitution de nouvelles sources faciles d'accès.
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Colloque sur Plantin
Ouvrage récent sur le décor des bibliothèques
mercredi 11 décembre 2019
Commémoration de la naissance de Christophe Plantin
L’annonce d’un colloque «Plantin» organisé en 2020 à Paris (BIbliothèque Mazarine) nous amène à revenir aujourd’hui sur les débuts en France du futur célèbre imprimeur-libraire (vers 1520-1589). On le sait, ces premières années sont restées dans une relative obscurité, de sorte qu’il peut être d’autant plus utile de proposer, même brièvement, un état de ce que nous savons, ou de ce qui semble le plus probable.
Christophe Plantin est partout présenté comme originaire de Touraine, sans possibilité de référence à une source décisive: le consensus semble de réunir sur le fait qu’il soit né en 1520 à Saint-Avertin, petit village sur la rive gauche du Cher, non loin de Tours, comme fils de Jean Plantin, valet, et de son épouse (1). La région de la Loire est encore pour quelques années au cœur du pouvoir, où la résidence ordinaire des souverains (au Plessis, à Blois et à Amboise, mais aussi à Romorantin, etc.) rassemble une pléiade d’administrateurs, de courtisans, de diplomates et autres.
Mais, tourangeau, Christophe Plantin ne le sera en définitive que fort peu: la peste sévit de manière récurrente et, après le décès de sa jeune épouse au cours d'une épidémie, Jean Plantin décide de chercher fortune au loin. Il se réfugie, avec son fils unique, auprès d’Antoine Porret, chanoine, puis obéancier de Saint-Just à Lyon. Notre source principale pour l’ensemble de ces détails, est constituée par une lettre adressée à Plantin par Pierre Porret, un neveu du chanoine, en 1567 (2): la lettre indique que Jean aurait servi Antoine Porret lorsque celui-ci, encore jeune, faisait ses études (donc, probablement à la fin du XVe siècle). Un très remarquable article tout récemment publié par Denis Pallier précise en outre beaucoup de détails de notre tableau (3).
Certes, la route suivie par les deux émigrés, de la vallée de la Loire vers Lyon, porte de la Méditerranée… et de l’Italie, est alors intensément parcourue. Mais il faut aussi souligner le fait que le «petit monde» du chapitre de Saint-Just ne constitue nullement un environnement anodin: en cette décennie 1520, la collégiale est réellement une puissance. À quelque distance de la ville (Saint-Juste-lès-Lyon), l’ancienne abbaye est en importance la seconde église de Lyon après la primatiale. Au XIIe siècle, les chanoines ont entouré leur «quartier» d’une forte muraille, ce qui explique que nombre de personnalités de premier plan s’y établissent, à l’abri, pour leur séjour à Lyon. Saint-Just est en outre un pôle intellectuel notable, illustré entre autres par le chanoine Guy de Chauliac.
Enfin, la collégiale s’impose, précisément dans la décennie 1520, comme un pôle politique de première importance, lorsque Louise de Savoie y établit sa régence, avec le chancelier Duprat, pendant l’emprisonnement de François Ier après Pavie (1525-1526) (4). Charles d’Alençon, époux de Marguerite d’Angoulême et beau-frère du roi, réside d’ailleurs chez l’obéancier de Saint-Just lors de son décès en avril 1525.
Henri-Jean Martin a, en son temps, souligné la présence de deux pouvoirs principaux à Lyon: d’une part, les grandes dynasties de marchands et de financiers installés en terre d’Empire, dans la presqu’île (sur l'axe de la rue Mercière). De l’autre, les seigneurs ecclésiastiques et les prélats, rassemblés autour de la primatiale et des abbayes de la rive droite de la Saône, donc en terre de France. Les carrières dans la hiérarchie religieuse attirent les membres d’un certain nombre de familles de la petite noblesse des environs, tandis que les prélats deviennent progressivement plus sensibles à l’acquisition de titres universitaires: à Saint-Just, les Porret, qui viennent du Dauphiné, sont l’une de ces dynasties, de même que leurs parents, les Puppier, originaires quant à eux du Forez.
La collégiale compte dix-huit chanoines (qui portent le titre de barons) et deux dignitaires, dont le principal est l’obéancier: celui-ci assure de fait la direction du chapitre, la charge d’abbé revenant traditionnellement à l’archevêque-primat. L'obéancier est installé dans l’ancienne «maison du pressoir», qui sera plus tard convertie en auberge et qui est en partie conservée aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le jeune Christophe Plantin est très certainement une personnalité remarquable, tant par son intelligence que par sa curiosité d’esprit. Dans la maison Porret, où la lettre de 1567 nous indique que son père tient le rôle d’un véritable régisseur, il est introduit dans un milieu de clercs instruits, qui ont une expérience pratique de la peregrinatio academica et pour qui les premiers imprimés sont un objet banal (5). Bientôt, il se formera au latin, et il gardera toujours le regret de n’avoir pu conduire, faute de moyens financiers, la carrière de lettré ou de savant vers laquelle il se sentait poussé:
Oncques je n’eus l’aisance, / Le temps, ne la puissance, / Comme j’ai eu le cœur
De vacquer à l’étude. / Toujours Ingratitude / A dérobé mon heur (...).
L’auteur des vers ne m’a donné pouvoir / De caresser les filles de Mémoire (...).
Cela voyant, j’ay le mestier éleu / Qui m’a nourri en liant des volumes (...).
Ainsi ne pouvant estre / Pœte, écrivain ne maistre, / J’ai voulu poursuivir
Le trac, chemin ou trace / Par où leur bonne grâce / Je pourrois acquérir (6).
C’est à Saint-Just que Christophe se lie d’une très profonde et longue amitié avec son cadet (il est né en Dauphiné après 1520) Pierre Porret, plus tard apothicaire… en même temps que correspondant de la maison Plantin à Paris. Parmi les proches d’Antoine Porret figurent aussi plusieurs membres de la famille des Puppier. Le chanoine en effet a une sœur, Antoinette, dont un fils, Pierre Puppier, part à son tour pour étudier à Orléans et à Paris, et ce Pierre Puppier est à nouveau accompagné de Jean et de Christophe Plantin. Pour ce dernier, c’est le grand départ de Lyon… À Paris, il fréquentera apparemment les écoles, jusqu’à ce que Puppier soit reçu docteur, et reçoive un canonicat à Saint-Just (vers 1534-1537): le nouveau chanoine rentre alors à Lyon, avec Jean Plantin, lequel laisse à son fils un petit pécule pour lui permettre de continuer ses études parisiennes.
Jean Plantin projetait de se rendre ensuite, avec Christophe, à Toulouse, peut-être pour accompagner un autre jeune étudiant, ou pour conduire des affaires sur place –on sait que Toulouse fonctionne aussi comme une succursale de la librairie lyonnaise vers la péninsule ibérique. Quoi qu’il en soit, le projet ne se réalisera pas, de sorte que le jeune homme, resté sans ressources à Paris, adopte en 1540 le parti de venir à Caen, au service du libraire et relieur Robert (II) Macé. C’est à Caen qu’il se forme au travail de la reliure, il y acquiert sans doute aussi des connaissances en matière de librairie et d’imprimerie… et il se marie, probablement en 1546 (7). Le ménage revient alors à Paris, où Christophe Plantin retrouve son ami Porret, avant de gagner enfin Anvers, en 1548-1549. Selon toute apparence, il n’a très probablement pas encore trente ans.
Après Tours (ou plutôt, la Touraine), Lyon et Paris, les trois pôles du pouvoir dans le royaume, Anvers a alors un statut à part en Europe: les deux premiers tiers du XVIe siècle n’ont-ils pas été qualifiés par Fernand Braudel de «siècle d’Anvers», avec un apogée précisément dans les années 1535-1557? La ville, qui comptait moins de 50 000 habitants en 1500, sera à plus de 100 000 dans la décennie 1560.
Lorsque Plantin s’installe sur les rives de l’Escaut, le temps est celui d’un changement de génération: François Ier vient de mourir, et Charles Quint travaille à sa propre succession, qu’il souhaiterait assurer à son fils. Il réunit en 1549 les États de Brabant pour faire recevoir celui-ci, l’infant Philippe (Philippe II) comme futur souverain des Pays-Bas, et pour proclamer l’indivisibilité de ces provinces. Pour Philippe, c’est le felicimmo viage, et il fait sa joyeuse entrée dans la métropole d’Anvers, sous les yeux de son père, de sa tante Marie, reine de Hongrie et gouvernante des Pays-Bas... et, on peut l'imaginer, du jeune Christophe Plantin et de sa femme (8). Pourtant, la cérémonie marque l'apogée d'une époque, après laquelle la conjoncture ne tardera plus à basculer: avec la nouvelle génération des puissants, Henri II et Philippe II, le raidissement et la répression s'imposeront bientôt.
Sous l’Ancien Régime (ne nous leurrons pas: sous l'Ancien Régime... comme toujours aujourd’hui), il est très difficile de vivre comme auteur ou comme intellectuel, à moins d’avoir d’autres sources régulières de revenus –notamment une charge ecclésiastique, ou encore un poste d'enseignant (le «maître», qu'il faut comprendre comme «maître d’école»), d'administrateur ou autre. Pour Christophe Plantin, qui n’a pas pu faire les études qu'il aurait souhaitées, ces solutions sont impraticables, mais il se tournera vers la reliure, et surtout vers la «librairie», qui lui donnera un accès direct aux auteurs.
Son premier cursus illustre ainsi les voies possibles de l’ascension sociale, tout en témoignant de la prégnance de phénomènes plus larges: la formation des élites au début de la période moderne, les déplacements de la géographie et de la sociologie du pouvoir, ou encore les réseaux progressivement nouveaux de l’économie et du commerce, dont le commerce des livres. La commémoration du 500e anniversaire de la naissance de Plantin donnera très certainement à la recherche l’occasion d’approfondir un certain nombre de ces dossiers.
Notes
1) Entre plusieurs localités, Saint-Avertin semble la plus vraisemblable, de par sa proximité de Tours, et de par la présence de nombreux homonymes (Plantin, Plantain) dans les registres paroissiaux aujourd’hui conservés (Ad37). La plus ancienne mention que nous connaissions d’un homonyme figure cependant dans un bail à ferme par deux laboureurs du nom de Plantain et domiciliés à Artanne-s/Indre en 1523 (Ad37, 3E1 42).
2) Archives Plantin, XCI, f. 105. Édition notamment dans la Correspondance de Christophe Plantin (I, 27).
3) Denis Pallier, «L’apothicaire Pierre Porret, ami et agent de Plantin», dans De Gulden passer, 94 (2016), p. 219-262. L’auteur montre que les Porret sont une dynastie de petite noblesse dauphinoise. Nous nous permettons de renvoyer à cet article exemplaire pour toute la bibliographie complémentaire.
4) Cédric Michon, «Le rôle politique de Louise de Savoie (1515-1531)», dans Louise de Savoie (1476-1531), dir. Pascal Brioist, Laure Fagnart, Cédric Michon, Tours, Pr. univ. François Rabelais, 2015, p. 103-116.
5) Par ex., l’obéancier François Josserand († 1501) est signalé comme ayant travaillé à une édition de Johann Siber en 1498, et il possède une bibliothèque personnelle (cf CRI XI, 673 (réf. erronée dans l’index) et 964).
6) Cité par Max Rooses, Le Musée Plantin-Moretus, Anvers, G. Zazzarini, 1914, p. 7.
7) Denis Pallier, «L’officine plantinienne et la Normandie au XVIe siècle», dans Annales de Normandie, 45 (1995), p. 245-264.
8) Cornelius Grapheus, Spectaculorum in susceptione Philippi Hispan. Princ. a. 1549 Antverpia aeditorum mirificus apparatus, Antverpia, [s. n.], 1550 (détails ici).
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Balzac revisité
Nouvelle publication sur l’histoire des bibliothèques
Christophe Plantin est partout présenté comme originaire de Touraine, sans possibilité de référence à une source décisive: le consensus semble de réunir sur le fait qu’il soit né en 1520 à Saint-Avertin, petit village sur la rive gauche du Cher, non loin de Tours, comme fils de Jean Plantin, valet, et de son épouse (1). La région de la Loire est encore pour quelques années au cœur du pouvoir, où la résidence ordinaire des souverains (au Plessis, à Blois et à Amboise, mais aussi à Romorantin, etc.) rassemble une pléiade d’administrateurs, de courtisans, de diplomates et autres.
Mais, tourangeau, Christophe Plantin ne le sera en définitive que fort peu: la peste sévit de manière récurrente et, après le décès de sa jeune épouse au cours d'une épidémie, Jean Plantin décide de chercher fortune au loin. Il se réfugie, avec son fils unique, auprès d’Antoine Porret, chanoine, puis obéancier de Saint-Just à Lyon. Notre source principale pour l’ensemble de ces détails, est constituée par une lettre adressée à Plantin par Pierre Porret, un neveu du chanoine, en 1567 (2): la lettre indique que Jean aurait servi Antoine Porret lorsque celui-ci, encore jeune, faisait ses études (donc, probablement à la fin du XVe siècle). Un très remarquable article tout récemment publié par Denis Pallier précise en outre beaucoup de détails de notre tableau (3).
Certes, la route suivie par les deux émigrés, de la vallée de la Loire vers Lyon, porte de la Méditerranée… et de l’Italie, est alors intensément parcourue. Mais il faut aussi souligner le fait que le «petit monde» du chapitre de Saint-Just ne constitue nullement un environnement anodin: en cette décennie 1520, la collégiale est réellement une puissance. À quelque distance de la ville (Saint-Juste-lès-Lyon), l’ancienne abbaye est en importance la seconde église de Lyon après la primatiale. Au XIIe siècle, les chanoines ont entouré leur «quartier» d’une forte muraille, ce qui explique que nombre de personnalités de premier plan s’y établissent, à l’abri, pour leur séjour à Lyon. Saint-Just est en outre un pôle intellectuel notable, illustré entre autres par le chanoine Guy de Chauliac.
Enfin, la collégiale s’impose, précisément dans la décennie 1520, comme un pôle politique de première importance, lorsque Louise de Savoie y établit sa régence, avec le chancelier Duprat, pendant l’emprisonnement de François Ier après Pavie (1525-1526) (4). Charles d’Alençon, époux de Marguerite d’Angoulême et beau-frère du roi, réside d’ailleurs chez l’obéancier de Saint-Just lors de son décès en avril 1525.
Collégiale Saint-Just, plan scénographique de Lyon, milieu du XVIe siècle. Noter la muraille isolant le bourg canonial, et l'entrée dans la ville elle-même par la porte Saint-Just |
La collégiale compte dix-huit chanoines (qui portent le titre de barons) et deux dignitaires, dont le principal est l’obéancier: celui-ci assure de fait la direction du chapitre, la charge d’abbé revenant traditionnellement à l’archevêque-primat. L'obéancier est installé dans l’ancienne «maison du pressoir», qui sera plus tard convertie en auberge et qui est en partie conservée aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le jeune Christophe Plantin est très certainement une personnalité remarquable, tant par son intelligence que par sa curiosité d’esprit. Dans la maison Porret, où la lettre de 1567 nous indique que son père tient le rôle d’un véritable régisseur, il est introduit dans un milieu de clercs instruits, qui ont une expérience pratique de la peregrinatio academica et pour qui les premiers imprimés sont un objet banal (5). Bientôt, il se formera au latin, et il gardera toujours le regret de n’avoir pu conduire, faute de moyens financiers, la carrière de lettré ou de savant vers laquelle il se sentait poussé:
Oncques je n’eus l’aisance, / Le temps, ne la puissance, / Comme j’ai eu le cœur
De vacquer à l’étude. / Toujours Ingratitude / A dérobé mon heur (...).
L’auteur des vers ne m’a donné pouvoir / De caresser les filles de Mémoire (...).
Cela voyant, j’ay le mestier éleu / Qui m’a nourri en liant des volumes (...).
Ainsi ne pouvant estre / Pœte, écrivain ne maistre, / J’ai voulu poursuivir
Le trac, chemin ou trace / Par où leur bonne grâce / Je pourrois acquérir (6).
C’est à Saint-Just que Christophe se lie d’une très profonde et longue amitié avec son cadet (il est né en Dauphiné après 1520) Pierre Porret, plus tard apothicaire… en même temps que correspondant de la maison Plantin à Paris. Parmi les proches d’Antoine Porret figurent aussi plusieurs membres de la famille des Puppier. Le chanoine en effet a une sœur, Antoinette, dont un fils, Pierre Puppier, part à son tour pour étudier à Orléans et à Paris, et ce Pierre Puppier est à nouveau accompagné de Jean et de Christophe Plantin. Pour ce dernier, c’est le grand départ de Lyon… À Paris, il fréquentera apparemment les écoles, jusqu’à ce que Puppier soit reçu docteur, et reçoive un canonicat à Saint-Just (vers 1534-1537): le nouveau chanoine rentre alors à Lyon, avec Jean Plantin, lequel laisse à son fils un petit pécule pour lui permettre de continuer ses études parisiennes.
Jean Plantin projetait de se rendre ensuite, avec Christophe, à Toulouse, peut-être pour accompagner un autre jeune étudiant, ou pour conduire des affaires sur place –on sait que Toulouse fonctionne aussi comme une succursale de la librairie lyonnaise vers la péninsule ibérique. Quoi qu’il en soit, le projet ne se réalisera pas, de sorte que le jeune homme, resté sans ressources à Paris, adopte en 1540 le parti de venir à Caen, au service du libraire et relieur Robert (II) Macé. C’est à Caen qu’il se forme au travail de la reliure, il y acquiert sans doute aussi des connaissances en matière de librairie et d’imprimerie… et il se marie, probablement en 1546 (7). Le ménage revient alors à Paris, où Christophe Plantin retrouve son ami Porret, avant de gagner enfin Anvers, en 1548-1549. Selon toute apparence, il n’a très probablement pas encore trente ans.
Après Tours (ou plutôt, la Touraine), Lyon et Paris, les trois pôles du pouvoir dans le royaume, Anvers a alors un statut à part en Europe: les deux premiers tiers du XVIe siècle n’ont-ils pas été qualifiés par Fernand Braudel de «siècle d’Anvers», avec un apogée précisément dans les années 1535-1557? La ville, qui comptait moins de 50 000 habitants en 1500, sera à plus de 100 000 dans la décennie 1560.
Lorsque Plantin s’installe sur les rives de l’Escaut, le temps est celui d’un changement de génération: François Ier vient de mourir, et Charles Quint travaille à sa propre succession, qu’il souhaiterait assurer à son fils. Il réunit en 1549 les États de Brabant pour faire recevoir celui-ci, l’infant Philippe (Philippe II) comme futur souverain des Pays-Bas, et pour proclamer l’indivisibilité de ces provinces. Pour Philippe, c’est le felicimmo viage, et il fait sa joyeuse entrée dans la métropole d’Anvers, sous les yeux de son père, de sa tante Marie, reine de Hongrie et gouvernante des Pays-Bas... et, on peut l'imaginer, du jeune Christophe Plantin et de sa femme (8). Pourtant, la cérémonie marque l'apogée d'une époque, après laquelle la conjoncture ne tardera plus à basculer: avec la nouvelle génération des puissants, Henri II et Philippe II, le raidissement et la répression s'imposeront bientôt.
Vue d'Anvers, Braun et Hoggenberg, 1572 |
Son premier cursus illustre ainsi les voies possibles de l’ascension sociale, tout en témoignant de la prégnance de phénomènes plus larges: la formation des élites au début de la période moderne, les déplacements de la géographie et de la sociologie du pouvoir, ou encore les réseaux progressivement nouveaux de l’économie et du commerce, dont le commerce des livres. La commémoration du 500e anniversaire de la naissance de Plantin donnera très certainement à la recherche l’occasion d’approfondir un certain nombre de ces dossiers.
Notes
1) Entre plusieurs localités, Saint-Avertin semble la plus vraisemblable, de par sa proximité de Tours, et de par la présence de nombreux homonymes (Plantin, Plantain) dans les registres paroissiaux aujourd’hui conservés (Ad37). La plus ancienne mention que nous connaissions d’un homonyme figure cependant dans un bail à ferme par deux laboureurs du nom de Plantain et domiciliés à Artanne-s/Indre en 1523 (Ad37, 3E1 42).
2) Archives Plantin, XCI, f. 105. Édition notamment dans la Correspondance de Christophe Plantin (I, 27).
3) Denis Pallier, «L’apothicaire Pierre Porret, ami et agent de Plantin», dans De Gulden passer, 94 (2016), p. 219-262. L’auteur montre que les Porret sont une dynastie de petite noblesse dauphinoise. Nous nous permettons de renvoyer à cet article exemplaire pour toute la bibliographie complémentaire.
4) Cédric Michon, «Le rôle politique de Louise de Savoie (1515-1531)», dans Louise de Savoie (1476-1531), dir. Pascal Brioist, Laure Fagnart, Cédric Michon, Tours, Pr. univ. François Rabelais, 2015, p. 103-116.
5) Par ex., l’obéancier François Josserand († 1501) est signalé comme ayant travaillé à une édition de Johann Siber en 1498, et il possède une bibliothèque personnelle (cf CRI XI, 673 (réf. erronée dans l’index) et 964).
6) Cité par Max Rooses, Le Musée Plantin-Moretus, Anvers, G. Zazzarini, 1914, p. 7.
7) Denis Pallier, «L’officine plantinienne et la Normandie au XVIe siècle», dans Annales de Normandie, 45 (1995), p. 245-264.
8) Cornelius Grapheus, Spectaculorum in susceptione Philippi Hispan. Princ. a. 1549 Antverpia aeditorum mirificus apparatus, Antverpia, [s. n.], 1550 (détails ici).
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Balzac revisité
Nouvelle publication sur l’histoire des bibliothèques
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vendredi 6 décembre 2019
Encore Balzac
Il y a peu, nous évoquions Balzac, à propos de l’exposition commémorative organisée par la Bibliothèque de Tours («Balzac et sa joyeuse Touraine»). Nous retrouvons cet auteur au premier rang d'une publication bien connue des historiens du livre: il s’agit des Français peints par eux-mêmes, que donne l’éditeur Léon Curmer à Paris en neuf volumes, en 1840-1842. Les cinq premiers volumes traitent des professions et des «types» retenus par les éditeurs, les tomes 6 à 8, de la «province», et le dernier, sous le titre du Prisme, est offert en prime aux souscripteurs ou, le cas échéant, vendu séparément.
On sait que la série des Français peints par eux-mêmes, opération montée de toutes pièces par Curmer, est considérée comme l’un des chefs d’œuvre de la «librairie romantique» en France. L’ensemble, hors Le Prisme, se développe sur182 livraisons (contre 48 initialement prévues!), et le programme éditorial joue sur trois éléments :
- D’abord, la vogue des «physiologies», dérivées de la Physiognomonie de Lavater, que Balzac aurait découverte en 1822, et qu’il met en œuvre dans La Physiologie du mariage (1829), mais qu’il développera surtout dans son gigantesque projet de La Comédie humaine.
- Ensuite, la notoriété d’un certain nombre d’auteurs, dont précisément Balzac, mais aussi Jacques Arago, Jules Janin, Gérard de Nerval, Charles Nodier, et nombre d’autres. Curmer le soulignera, non sans une certaine emphase –éditoriale : «Il est glorieux de le penser: toutes les célébrités de ce temps se sont empressées de s’inscrire dans cette galerie physiologique» (t. VII, p. 458). «Toutes», sans doute pas, un grand nombre, et de qualité, indiscutablement.
- Enfin, l’intérêt du public pour les illustrations, que l’on commandera à des artistes eux aussi célèbres, comme Honoré Daumier, Gavarni ou encore Tony Johannot.
L’heure est à l’affichage des bons procédés, et la série s’ouvre par une dédicace de «l’éditeur reconnaissant» à ses auteurs. C'est que Curmer est bien le «promoteur» qui a pris l’initiative et qui trace le programme de l’œuvre collective –pratiquement, il s’assimile lui-même au premier de «ses» auteurs, et il refermera d’ailleurs la série avec sa «Conclusion», à la fin du tome 7.
L’«Introduction» d’ensemble est signée Jules Janin. Oui, ce qui nous paraît innovant et banal tout à la fois paraîtra vieilli et aimablement pittoresque à nos descendants;
Cependant, il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains: ce que vous faites aujourd’hui, ce que vous dites aujourd’hui, ce sera de l’histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d’une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant... (t. I, p. V).
La mise en livre reproduit un modèle fixé d’entrée, et qui doit répondre aux impératifs de la publication par livraisons: un texte calibré avec, pour chaque portrait, le «type» à pleine page (en principe au verso: nous retrouvons le principe de la pagina), puis le texte en regard. Celui-ci est introduit par un bandeau et par une lettrine, et il se referme le cas échéant (entendons, si la place est suffisante) sur une dernière illustration. La table des livraisons, donnée à la fin de chaque volume, détaille cet ensemble, en introduisant chaque chapitre par une miniature du «type» initial. Elle permet de constater que le cadre général sera progressivement assoupli, sans pour autant que l’unité formelle d’ensemble s'en trouve affectée.
Mais revenons à Balzac. En 1840, il a quarante-et-un an, et est déjà largement connu du public, avec un certain nombre de textes aussi célèbres qu’Eugénie Grandet (1833), Le Père Goriot et Le Colonel Chabert (1835), sans oublier les multiples articles de périodiques. Du coup, Curmer lui réserve une position stratégique, en l’occurrence le premier article du premier volume, celui consacré à «L’épicier», introduit par le «type» croqué par Gavarni, et dont le bandeau initial représente la «sacro-sainte boutique» (cliché 1). Il se clôt par une petite scène de genre (cliché 2): le héros
orné de son épouse (…) parfois, le dimanche se hasarde à faire une promenade champêtre. Il s’assied à l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté de l’air (t. I, p. 6) (1).
Plus loin, Balzac donnera aussi le portrait de «La femme comme il faut», à laquelle renverra comme en miroir celui de «La femme de province», en tête du tome VI. C'est que l’auteur est désormais considéré comme un spécialiste du mariage, et il n’hésite d’ailleurs pas à se citer lui-même:
En acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage, programme admis par tous les esprits judicieux du temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables (…). Mais en province, il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province; je vous le jure, il n’y en a pas deux…
Une vingtaine d’années avant Flaubert, c’est ien une esquisse d’Emma Bovary qui nous est ici proposée.
À nouveau en tête d’un volume, la «Monographie du rentier» ouvre le tome III, après la longue introduction consacrée par Janin au «Journaliste». Le titre est le seul de toute la série qui déroge à la formule minimum, par l’ajout du terme de «monographie», tandis que le texte pastiche le discours scientifique des naturalistes. Le bandeau de tête représente le minuscule badaud venu visiter la galerie du Museum, et arrêté devant le gigantesque squelette du «Rentier mâle», lequel trône entre la «Grue femelle» et l’«Oie». La lettrine «R» (la table nous apprend qu’elle est de Grandville) nous met face au rentier en bonnet de nuit, qui émerge d’une huître entr’ouverte et reproduite de manière très naturaliste (cliché 3). Puis le texte commence :
Rentier. Anthropomorphe selon Linné. Mammifère selon Cuvier, Genre de l’Ordre des Parisiens, Famille des Actionnaires, Tribu des Ganaches, le civis inermis des anciens, découvert par l’abbé Terray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker, définitivement établi aux dépens des Producteurs de Saint-Simon par le Grand-Livre (…).
Le Rentier s’élève entre cinq à six pieds de hauteur, ses mouvements sont généralement lents, mais la Nature attentive à la conservation des espèces frêles, l’a pourvu d’Omnibus, à l’aide desquels la plupart des Rentiers se transportent d’un point à un autre de l’atmosphère parisienne, au-delà de laquelle ils ne vivent pas…
Enfin, Balzac, de dévider les douze catégories de rentiers, parmi lesquelles, en effet, «le campagnard», alias le «Rentier sauvage»,
perche sur les hauteurs de Belleville, habite Montmartre, La Villette, La Chapelle (…), dit Nous autres Campagnards et se croit à la campagne, entre un nourrisseur et un établissement de fiacres (2).
Balzac rédige ses textes, les reprend, les modifie et les corrige jusqu’au dernier instant, comme l’éditeur s’en rappelle quand, dans sa conclusion, il passe en revue ses collaborateurs célèbres, en commençant une nouvelle fois par Balzac et en laissant comprendre les difficultés que lui a causées le perfectionnisme de celui qui est implicitement présenté comme l'auteur fétiche de la série:
Si nous voulions entrer dans les détails d’exécution, il nous serait facile de dire avec quelle patience de bénédictin M. de Balzac cisèle ses portraits, combien de fois il remet sur le chantier son travail, et combien de fois aussi, quand on croit tout terminé, il reprend encore son œuvre pour lui faire les épreuves du laminoir le plus strict, ne livrant ainsi sa pensée à la lumière du jour que lorsqu’il la trouve complète et irréprochable (t. VII, p. 458) (3).
Notes
(1) Ségolène Le Men (réf. infra) rappelle avec raison que l’une des premières caricatures de Daumier est précisément consacrée à «La promenade à Romainville».
(2) La comparaison entre la description de la société humaine par l'écrivain et la description savante de la zoologie est à la base de la «La Comédie humaine», et figure déjà dans la préface de la première édition d'Illusions perdues (1837): «L'Humanité sociale présente autant de variétés que la zoologie».
(3) Balzac en convient lui-même quand il fait remarquer, toujours dans sa préface de la première édition d'Illusions perdues, que «les ouvrages réimprimés et les inédits ont nécessité un travail égal, car de ceux-là, la plupart ont été refaits; il en est où tout a été renouvelé, le sujet comme le style...»
Bibliographie sélective
Ségolène Le Men, «Peints par eux-mêmes…», Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle [catalogue d'exposition], Paris, RMN, 1995.
Ségolène Le Men, « La «littérature panoramique» dans la genèse de «La Comédie humaine»: Balzac et Les Français peints par eux-mêmes», dans L’Année balzacienne, 2002/1, p. 73-100.
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Nouvelle publication sur l’histoire des bibliothèques
On sait que la série des Français peints par eux-mêmes, opération montée de toutes pièces par Curmer, est considérée comme l’un des chefs d’œuvre de la «librairie romantique» en France. L’ensemble, hors Le Prisme, se développe sur182 livraisons (contre 48 initialement prévues!), et le programme éditorial joue sur trois éléments :
- D’abord, la vogue des «physiologies», dérivées de la Physiognomonie de Lavater, que Balzac aurait découverte en 1822, et qu’il met en œuvre dans La Physiologie du mariage (1829), mais qu’il développera surtout dans son gigantesque projet de La Comédie humaine.
- Ensuite, la notoriété d’un certain nombre d’auteurs, dont précisément Balzac, mais aussi Jacques Arago, Jules Janin, Gérard de Nerval, Charles Nodier, et nombre d’autres. Curmer le soulignera, non sans une certaine emphase –éditoriale : «Il est glorieux de le penser: toutes les célébrités de ce temps se sont empressées de s’inscrire dans cette galerie physiologique» (t. VII, p. 458). «Toutes», sans doute pas, un grand nombre, et de qualité, indiscutablement.
- Enfin, l’intérêt du public pour les illustrations, que l’on commandera à des artistes eux aussi célèbres, comme Honoré Daumier, Gavarni ou encore Tony Johannot.
L’heure est à l’affichage des bons procédés, et la série s’ouvre par une dédicace de «l’éditeur reconnaissant» à ses auteurs. C'est que Curmer est bien le «promoteur» qui a pris l’initiative et qui trace le programme de l’œuvre collective –pratiquement, il s’assimile lui-même au premier de «ses» auteurs, et il refermera d’ailleurs la série avec sa «Conclusion», à la fin du tome 7.
La "sacro-sainte boutique" de l'épicier |
Cependant, il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains: ce que vous faites aujourd’hui, ce que vous dites aujourd’hui, ce sera de l’histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d’une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant... (t. I, p. V).
La mise en livre reproduit un modèle fixé d’entrée, et qui doit répondre aux impératifs de la publication par livraisons: un texte calibré avec, pour chaque portrait, le «type» à pleine page (en principe au verso: nous retrouvons le principe de la pagina), puis le texte en regard. Celui-ci est introduit par un bandeau et par une lettrine, et il se referme le cas échéant (entendons, si la place est suffisante) sur une dernière illustration. La table des livraisons, donnée à la fin de chaque volume, détaille cet ensemble, en introduisant chaque chapitre par une miniature du «type» initial. Elle permet de constater que le cadre général sera progressivement assoupli, sans pour autant que l’unité formelle d’ensemble s'en trouve affectée.
Mais revenons à Balzac. En 1840, il a quarante-et-un an, et est déjà largement connu du public, avec un certain nombre de textes aussi célèbres qu’Eugénie Grandet (1833), Le Père Goriot et Le Colonel Chabert (1835), sans oublier les multiples articles de périodiques. Du coup, Curmer lui réserve une position stratégique, en l’occurrence le premier article du premier volume, celui consacré à «L’épicier», introduit par le «type» croqué par Gavarni, et dont le bandeau initial représente la «sacro-sainte boutique» (cliché 1). Il se clôt par une petite scène de genre (cliché 2): le héros
orné de son épouse (…) parfois, le dimanche se hasarde à faire une promenade champêtre. Il s’assied à l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté de l’air (t. I, p. 6) (1).
L'épicier aux champs |
En acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage, programme admis par tous les esprits judicieux du temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables (…). Mais en province, il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province; je vous le jure, il n’y en a pas deux…
Une vingtaine d’années avant Flaubert, c’est ien une esquisse d’Emma Bovary qui nous est ici proposée.
À nouveau en tête d’un volume, la «Monographie du rentier» ouvre le tome III, après la longue introduction consacrée par Janin au «Journaliste». Le titre est le seul de toute la série qui déroge à la formule minimum, par l’ajout du terme de «monographie», tandis que le texte pastiche le discours scientifique des naturalistes. Le bandeau de tête représente le minuscule badaud venu visiter la galerie du Museum, et arrêté devant le gigantesque squelette du «Rentier mâle», lequel trône entre la «Grue femelle» et l’«Oie». La lettrine «R» (la table nous apprend qu’elle est de Grandville) nous met face au rentier en bonnet de nuit, qui émerge d’une huître entr’ouverte et reproduite de manière très naturaliste (cliché 3). Puis le texte commence :
Rentier. Anthropomorphe selon Linné. Mammifère selon Cuvier, Genre de l’Ordre des Parisiens, Famille des Actionnaires, Tribu des Ganaches, le civis inermis des anciens, découvert par l’abbé Terray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker, définitivement établi aux dépens des Producteurs de Saint-Simon par le Grand-Livre (…).
Le Rentier s’élève entre cinq à six pieds de hauteur, ses mouvements sont généralement lents, mais la Nature attentive à la conservation des espèces frêles, l’a pourvu d’Omnibus, à l’aide desquels la plupart des Rentiers se transportent d’un point à un autre de l’atmosphère parisienne, au-delà de laquelle ils ne vivent pas…
Enfin, Balzac, de dévider les douze catégories de rentiers, parmi lesquelles, en effet, «le campagnard», alias le «Rentier sauvage»,
perche sur les hauteurs de Belleville, habite Montmartre, La Villette, La Chapelle (…), dit Nous autres Campagnards et se croit à la campagne, entre un nourrisseur et un établissement de fiacres (2).
Balzac rédige ses textes, les reprend, les modifie et les corrige jusqu’au dernier instant, comme l’éditeur s’en rappelle quand, dans sa conclusion, il passe en revue ses collaborateurs célèbres, en commençant une nouvelle fois par Balzac et en laissant comprendre les difficultés que lui a causées le perfectionnisme de celui qui est implicitement présenté comme l'auteur fétiche de la série:
Si nous voulions entrer dans les détails d’exécution, il nous serait facile de dire avec quelle patience de bénédictin M. de Balzac cisèle ses portraits, combien de fois il remet sur le chantier son travail, et combien de fois aussi, quand on croit tout terminé, il reprend encore son œuvre pour lui faire les épreuves du laminoir le plus strict, ne livrant ainsi sa pensée à la lumière du jour que lorsqu’il la trouve complète et irréprochable (t. VII, p. 458) (3).
Notes
(1) Ségolène Le Men (réf. infra) rappelle avec raison que l’une des premières caricatures de Daumier est précisément consacrée à «La promenade à Romainville».
(2) La comparaison entre la description de la société humaine par l'écrivain et la description savante de la zoologie est à la base de la «La Comédie humaine», et figure déjà dans la préface de la première édition d'Illusions perdues (1837): «L'Humanité sociale présente autant de variétés que la zoologie».
(3) Balzac en convient lui-même quand il fait remarquer, toujours dans sa préface de la première édition d'Illusions perdues, que «les ouvrages réimprimés et les inédits ont nécessité un travail égal, car de ceux-là, la plupart ont été refaits; il en est où tout a été renouvelé, le sujet comme le style...»
Bibliographie sélective
Ségolène Le Men, «Peints par eux-mêmes…», Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle [catalogue d'exposition], Paris, RMN, 1995.
Ségolène Le Men, « La «littérature panoramique» dans la genèse de «La Comédie humaine»: Balzac et Les Français peints par eux-mêmes», dans L’Année balzacienne, 2002/1, p. 73-100.
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Nouvelle publication sur l’histoire des bibliothèques
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XIXe siècle
jeudi 28 novembre 2019
lundi 25 novembre 2019
Nouvelle publication sur l'histoire des bibliothèques
bibliothèques, décors, années-1780-années 2000
Nationalités, historicisme, transferts
[Actes du colloque de Budapest, 6-8 avril 2017],
dir. Frédéric Barbier, István Monok, Andrea De Pasquale,
Budapest, Bibliothèque de l’Académie hongroise des sciences, Bibliothèque du Parlement de Hongrie ; Roma, Bibliothèque nationale centrale, 2019,
246-[2] p., index, ill. en coul.
ISBN 978-963-7451-49-2
NB- Cet ouvrage constitue la seconde partie de la série consacrée à l’histoire du décor des bibliothèques. Le premier volume traitait de la période moderne : bibliothèques, décors, XVIIe-XIXe siècle, dir. Frédéric Barbier, Andrea De Pasquale, István Monok, Paris, Éditions des Cendres, 2016, 306 p., index, ill. en coul. (ISBN 978-2-86742-254-6).
Le volume de 2019 suit exactement la même mise en page, et il se signale pareillement par la richesse de l’illustration.
Préface, par Frédéric Barbier
La Bibliothèque Corsiana: parcours et événements au XIXe siècle, par Marco Guardo
Il riallestimento del Collegio romano per la Biblioteca Nazionale di Roma, par Andrea De Pasquale
Les aménagements de la bibliothèque-musée Inguimbertine de Carpentras aux XIXe et XXe siècles, par Jean-François Delmas
Les décors de la bibliothèque du Sénat, Palais du Luxembourg: classicisme contre identité nationale, par Jean-Michel Leniaud
Décorer une bibliothèque, embellir une ville: science, urbanisme et politique à Strasbourg, 1871-1918, par Christophe Didier
Library in the Country House": Social Representation and Use of Space in 19th Century Hungary, par Zsuzsa Sidó
The Houses of the Library of the Hungarian Academy of Sciences between 1827 and 1988: the Architectural Profile of an Institution, par Gábor György Papp
Between Modernity and Tradition: the Central Library of the Budapest University of Technology (formerly the Royal Joseph University) and the Mural of its Reading-room, par Bálint Ugry
La bibliothèque du Parlement hongrois, par József Sisa
Index locorum et nominum
Les auteurs
Crédits photographiques
Tables
L’histoire des bibliothèques a traditionnellement été considérée comme une branche de l’histoire du livre, ou, pour mieux dire, de l’histoire des médias liés à l’écrit (schriftorientierte Medien), et les travaux parfois très érudits conduits dans ce cadre ont permis d’aboutir a des résultats scientifiques souvent de grande valeur. Pour autant, cette approche s’est heurtée à plusieurs limitations majeures.
Nous sommes en effet confrontés à une bibliographie écrasante, mais en majorité constituée de monographies factuelles portant sur des collections ou sur des établissements, et à partir desquelles il reste difficile de tirer des enseignements plus généraux (1). D’autre part, on a trop longtemps mis l’accent sur l’analyse des contenus, sans beaucoup s’inquiéter des pratiques de lecture, voire des pratiques bibliothécaires, et en privilégiant certaines périodes bien spécifiques, au premier chef celle des Lumières (2). Le recours aux catalogues et autres inventaires en tant que sources a conduit à ignorer, jusqu’à une époque récente, d’autres éléments pourtant très riches, à commencer par l’étude des exemplaires et de leurs particularités (3). Le troisième point concerne le discours lui-même, ou plutôt ses présupposés: le chercheur est confronté à une forme d’hagiographie plus ou moins naïve, soulignant par exemple la participation de telle ville ou de telle région à l’idéologie du progrès développée par les Lumières, pour ne rien dire des phénomènes liés au nationalisme à partir du XIXe siècle (4).
Pourtant, de nouvelles perspectives ont été progressivement ouvertes depuis les années 2000… [Extrait de la Préface, par Frédéric Barbier].
Notes
1) Il ne s’agit évidemment pas ici, bien au contraire, de condamner globalement les monographies, qui fournissent toujours des informations très précieuses, mais d’insister sur l’impératif de la contextualisation: dès lors qu’elle dépasse le cadre de l’érudition pure, la monographie ne prend sens que par sa mise en perspective, sur le plan aussi bien chronologique que géographique. Ajoutons que même les séries «nationales», comme l’Histoire des bibliothèques françaises (1ère éd., Paris, Promodis, Éditions du Cercle de la Librairie, 1989-1992, 4 vol.), posent des problèmes méthodologiques, dans la mesure où elles font appel à des épisodes qui n’ont en l’occurrence rien à voir avec la France (par ex. les bibliothèques de l’Antiquité hellénistique ou romaine), et où la définition même de la géographie envisagée (une géographie «nationale») est évidemment changeante.
2) En France, le texte fondateur est probablement celui de Daniel Mornet, «Les enseignements des bibliothèques privées, 1750-1780», dans Revue d’histoire littéraire de la France, 17, 1910, p. 449-496.
3) Un colloque tenu à Wolfenbüttel attire l’attention sur ce point: Biographien des Buches, éd. Ulrike Gleixner [et al.], Göttingen, Wallstein Verlag, 2017 («Kulturen des Sammelns», 1).
4) Nous aurions aussi tort de négliger les effets négatifs induits par la structure des institutions universitaires: la non-reconnaissance de l’histoire du livre comme une discipline autonome (sauf rarissimes exceptions), la séparation généralement admise, au niveau des facultés, entre «Philologie» (voire «Philosophie» au sens allemand du terme) et «Histoire», ou encore la distinction des travaux concernant le Moyen Âge ou l’époque moderne. On ne peut que regretter, par exemple, que tant d’études excellentes concernant les bibliothèques du XVe siècle ne traitent que des manuscrits, y compris après 1460…
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Nationalités, historicisme, transferts
[Actes du colloque de Budapest, 6-8 avril 2017],
dir. Frédéric Barbier, István Monok, Andrea De Pasquale,
Budapest, Bibliothèque de l’Académie hongroise des sciences, Bibliothèque du Parlement de Hongrie ; Roma, Bibliothèque nationale centrale, 2019,
246-[2] p., index, ill. en coul.
ISBN 978-963-7451-49-2
NB- Cet ouvrage constitue la seconde partie de la série consacrée à l’histoire du décor des bibliothèques. Le premier volume traitait de la période moderne : bibliothèques, décors, XVIIe-XIXe siècle, dir. Frédéric Barbier, Andrea De Pasquale, István Monok, Paris, Éditions des Cendres, 2016, 306 p., index, ill. en coul. (ISBN 978-2-86742-254-6).
Le volume de 2019 suit exactement la même mise en page, et il se signale pareillement par la richesse de l’illustration.
Table générale
En hommage aux Parlements, par Éric Fournier, ancien ambassadeur de France en HongriePréface, par Frédéric Barbier
Construire et aménager
En France, les bibliothèques en révolution: abandonner, aménager, construire, 1789-années 1830, par Frédéric Barbier La Bibliothèque Corsiana: parcours et événements au XIXe siècle, par Marco Guardo
Il riallestimento del Collegio romano per la Biblioteca Nazionale di Roma, par Andrea De Pasquale
Les aménagements de la bibliothèque-musée Inguimbertine de Carpentras aux XIXe et XXe siècles, par Jean-François Delmas
Illustrer
Bibliothèques, architecture et espaces urbains dans la capitale du royaume: un parcours de modèles espagnols du XIXe siècle, par Maria Luisa López-Vidriero Les décors de la bibliothèque du Sénat, Palais du Luxembourg: classicisme contre identité nationale, par Jean-Michel Leniaud
Décorer une bibliothèque, embellir une ville: science, urbanisme et politique à Strasbourg, 1871-1918, par Christophe Didier
Expériences centre-européennes
Die k. u. k. Familien-Fideikommissbibliothek. Orte einer dynastischen Sammlung als Indikatoren des Wandels von Privatheit zu Öffentlichkeit, par Rainer Valenta Library in the Country House": Social Representation and Use of Space in 19th Century Hungary, par Zsuzsa Sidó
The Houses of the Library of the Hungarian Academy of Sciences between 1827 and 1988: the Architectural Profile of an Institution, par Gábor György Papp
Between Modernity and Tradition: the Central Library of the Budapest University of Technology (formerly the Royal Joseph University) and the Mural of its Reading-room, par Bálint Ugry
La bibliothèque du Parlement hongrois, par József Sisa
Exporter
La Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro: la construction d’un nouveau palais pour la république brésilienne (1905-1911), par Marisa Midori Deaecto Index locorum et nominum
Les auteurs
Crédits photographiques
Tables
L’histoire des bibliothèques a traditionnellement été considérée comme une branche de l’histoire du livre, ou, pour mieux dire, de l’histoire des médias liés à l’écrit (schriftorientierte Medien), et les travaux parfois très érudits conduits dans ce cadre ont permis d’aboutir a des résultats scientifiques souvent de grande valeur. Pour autant, cette approche s’est heurtée à plusieurs limitations majeures.
Nous sommes en effet confrontés à une bibliographie écrasante, mais en majorité constituée de monographies factuelles portant sur des collections ou sur des établissements, et à partir desquelles il reste difficile de tirer des enseignements plus généraux (1). D’autre part, on a trop longtemps mis l’accent sur l’analyse des contenus, sans beaucoup s’inquiéter des pratiques de lecture, voire des pratiques bibliothécaires, et en privilégiant certaines périodes bien spécifiques, au premier chef celle des Lumières (2). Le recours aux catalogues et autres inventaires en tant que sources a conduit à ignorer, jusqu’à une époque récente, d’autres éléments pourtant très riches, à commencer par l’étude des exemplaires et de leurs particularités (3). Le troisième point concerne le discours lui-même, ou plutôt ses présupposés: le chercheur est confronté à une forme d’hagiographie plus ou moins naïve, soulignant par exemple la participation de telle ville ou de telle région à l’idéologie du progrès développée par les Lumières, pour ne rien dire des phénomènes liés au nationalisme à partir du XIXe siècle (4).
Pourtant, de nouvelles perspectives ont été progressivement ouvertes depuis les années 2000… [Extrait de la Préface, par Frédéric Barbier].
Pendant une pause du colloque, un petit tour sur les toits du Parlement |
1) Il ne s’agit évidemment pas ici, bien au contraire, de condamner globalement les monographies, qui fournissent toujours des informations très précieuses, mais d’insister sur l’impératif de la contextualisation: dès lors qu’elle dépasse le cadre de l’érudition pure, la monographie ne prend sens que par sa mise en perspective, sur le plan aussi bien chronologique que géographique. Ajoutons que même les séries «nationales», comme l’Histoire des bibliothèques françaises (1ère éd., Paris, Promodis, Éditions du Cercle de la Librairie, 1989-1992, 4 vol.), posent des problèmes méthodologiques, dans la mesure où elles font appel à des épisodes qui n’ont en l’occurrence rien à voir avec la France (par ex. les bibliothèques de l’Antiquité hellénistique ou romaine), et où la définition même de la géographie envisagée (une géographie «nationale») est évidemment changeante.
2) En France, le texte fondateur est probablement celui de Daniel Mornet, «Les enseignements des bibliothèques privées, 1750-1780», dans Revue d’histoire littéraire de la France, 17, 1910, p. 449-496.
3) Un colloque tenu à Wolfenbüttel attire l’attention sur ce point: Biographien des Buches, éd. Ulrike Gleixner [et al.], Göttingen, Wallstein Verlag, 2017 («Kulturen des Sammelns», 1).
4) Nous aurions aussi tort de négliger les effets négatifs induits par la structure des institutions universitaires: la non-reconnaissance de l’histoire du livre comme une discipline autonome (sauf rarissimes exceptions), la séparation généralement admise, au niveau des facultés, entre «Philologie» (voire «Philosophie» au sens allemand du terme) et «Histoire», ou encore la distinction des travaux concernant le Moyen Âge ou l’époque moderne. On ne peut que regretter, par exemple, que tant d’études excellentes concernant les bibliothèques du XVe siècle ne traitent que des manuscrits, y compris après 1460…
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mercredi 20 novembre 2019
Colloque d'histoire du livre
L’Imprimerie nationale: 250 ans d'histoire.
Le livre, le savoir et l'État
Colloque
Université autonome de Lisbonne
Auditorium 1
28-29 novembre 2019
La décision royale du 24 décembre 1768 institue une officine typographique qui «se rendrait utile et honorable par la perfection de ses caractères et par l'abondance et la qualité de ses impressions».
Dans les deux cent cinquante ans qui se sont écoulés depuis lors et que l’on commémore aujourd'hui, l’Imprimerie royale («nationale» à compter de 1833) a rempli, à travers son lien indéfectible avec l'État, un rôle incontournable dans la promotion des arts typographiques et dans la définition d'une action publique en matière de culture écrite au Portugal.
Associant caractère d'atelier et vocation culturelle et éducative, l’Imprimerie nationale a été l’école et a fait école dans le domaine de la typographie, de la gravure et des arts graphiques en général. En reprenant et en enseignant les techniques et en planifiant leur évolution, elle a formé des générations d'artisans, voire d'artistes. En tant qu'imprimeur-éditeur officiel, elle était responsable de la diffusion privilégiée de textes et de savoirs multiples, parmi lesquels les œuvres littéraires, classiques ou non, n’ont été que plus récemment redécouvertes.
Destiné à commémorer les 250 ans de l’Imprimerie nationale, ce colloque vise à rendre compte de la richesse et de la complexité de son parcours, à étudier l'évolution de ses missions et de ses réalisations tout au long de son histoire et, prenant prétexte de son caractère central, à esquisser une réflexion sur les principaux défis auxquels le monde éditorial contemporain est confronté.
Dans un spectre nécessairement étendu aux espaces et aux réalités de l'ancien Empire portugais, plusieurs questions se posent. Entre autres: quelles sont les motivations qui sous-tendent la décision d'intervention directe de l'État, à travers son Imprimerie, dans l'activité économique, la vie sociale et la production culturelle? Quel rôle joue une institution officielle de ce type dans le contexte des différents régimes politiques et idéologiques qui se succèdent, et qui déterminent les conditions et les limites de son action?
La réflexion proposée s’articule autour de cinq axes principaux:
1- L’histoire institutionnelle d'une entreprise d'État: le passage de l'Imprimerie royale à l’Imprimerie nationale, les usages et les manipulations politico-idéologiques, la relation indirecte et complémentaire avec le contexte colonial.
2- Le livre et sa matérialité: la contribution de l’Imprimerie nationale à l'évolution des techniques et des métiers, les changements dans la matérialité du «livre» (de l'édition papier à l'édition électronique), la circulation transnationale des savoirs et des techniques.
3- De l'artisanat à l'art: la gravure, son caractère créatif et artistique et son utilisation dans le livre.
4- Enseignement et formation professionnelle: le rôle de l'État et de l’Imprimerie nationale dans le développement de la formation spécialisée dans le domaine des arts graphiques au Portugal.
5. Livre, savoir et lecture: politiques éditoriales, action éducative et scientifique, problématique de la réception et des pratiques de lecture.
Un des premiers titres de la nouvelle Imprimerie royale (1769) (© Imprensa nacional) |
Programme du colloque
Jeudi 28 novembre
9h30 - Cérémonie d'ouverture10h00-10h45 - Conférence inaugurale. L’imprimerie nationale dans le contexte de la réforme pédagogique du XVIIIe siècle, par Artur Anselmo, professeur émérite à l’Université nouvelle de Lisbonne, ancien président de l'Académie des Sciences de Lisbonne
10h45-11h00 - Pause
11h00-13h00 - Histoire institutionnelle. Nuno Monteiro (ICS), modération
Les imprimeurs aux origines de l'imprimerie royale: Miguel Manescal da Costa et Niccolò Pagliarini, par João Luís Lisboa (Nova, FCSH)Entre pouvoir et savoir: la production graphique de l’Imprimerie royale (1768-1800), par Fernanda Guedes de Campos (CHAM - Nova, FCSH), et Margarida Ortigão Ramos Paes Leme (INCM / IEM - Nova, FCSH)
L'Imprimerie royale et la crise de l'Ancien Régime: la couronne, les auteurs et les tensions politiques et sociales au Portugal et au Brésil, par Luiz Carlos Villalta (Université fédérale du Minas Gerais)
Industrie, arts et lettres: 250 ans d’Imprimerie nationale, par Maria Inês Queiroz (IHC - Nova, FCSH / INCM) et Margarida Ortigão Ramos Paes Leme (INCM / IEM – Nova, FCSH)
13h00-14h30 - Déjeuner
14h30-16h00 - De l'artisanat à l'art, I. Raquel Henriques da Silva (Nova FCSH), modération
Joaquim Carneiro da Silva. De la classe de l'Imprimerie royale au plan de l'Académie Royale des Beaux-Arts, par Miguel Figueira de Faria (UAL)Les livres religieux édités par l’Imprimerie royale et leurs gravures: production, circulation et influences en Amérique portugaise, par Camila Guimarães Santiago (Université fédérale du Recôncavo da Bahia)
De l'Europe à Lisbonne: une réflexion sur l'activité du graveur Francesco Bartolozzi au service de l'Imprimerie royale, par Alexandra Gomes Markl (MNAA)
16h00-16h15 - Pause
16h15-17h15 - De l’artisanat à l'art, II. José Luís Cardoso (ICS), modération
L'atelier d'António Rodrigues Galhardo aux origines de l’Imprimerie nationale, par Maria Teresa Payan Martins (CHAM, Nouveau FCSH)La Flora Fluminense de Frei Veloso et les publications botaniques de la Casa Literária do Arco do Cego: considérations sur l'image imprimée, par Regiane Caire da Silva (Université fédérale du Maranhão, UFMA)
17h15-18h00 – Conférence débat. Aline Hall de Beuvink (UAL), modération
L'édition de service public à l’Imprimerie nationale. Quel avenir pour l’Imprimerie nationale?, par Duarte Azinheira (INCM)
18h00-19h00 - Présentation de publications:
Frei Veloso e a tipografia do Arco do Cego, par Ermelinda Moutinho Pataca et Fernando José Luna (Edusp)
Indústria, Arte e Letras. 250 Anos da Imprensa Nacional, par Maria Inês Queiroz, Inês José et Diogo Ferreira (Éditions de l'Imprimerie nationale, Casa da moeda)
vendredi 29 novembre
9h30-11h00 - Politiques du livre I. Diogo Ramada Curto (Nova FCSH), modération
Les éditions de l'Imprimerie nationale dans l'étude des collections et des musées portugais du XVIIIe siècle, par João Brigola (CIDEHUS/Université d'Évora)La Librairie de la poste: les imprimés de l'Arco do Cego dans le capitainerie du Maranhão, par Marcelo Cheche Galves (Université d'État du Maranhão)
Politique linguistique et Imprimerie royale: grammaires, manuels d'orthographe et dictionnaires (1768-1800), par Ana Cristina Araújo (Université de Coimbra)
11h00 -11h30 -Pause
Poster. Les premiers pas de l’Imprimerie au Brésil: d'António Isidoro da Fonseca à la Gazeta do Rio de Janeiro et au Correio Braziliense, par Nicoli Braga Macêdo et Sabrinne Cordeiro (UAL)
11h30-13h - Politique du livre, II. Duarte Freitas (UAL), modération
Imprimerie et édition dans les colonies: l’Imprimerie nationale à Luanda et à Macao, par Cátia Miriam Costa (CEI-IUL)Édition, État et régime politique: phénoménologies sous la dictature portugaise, par Nuno Medeiros (IHC - Noa FCSH / ESTeSL-IPL)
13h-14h30 - Déjeuner
14h30-16h30 Le livre dans sa matérialité, Paula Lopes (UAL), modération
Série Ph. L'édition de livres de photographies dans une maison d'édition publique, par Cláudio Garrudo (INCM)Siècles d'aujourd'hui, livres de demain, par Rúben Dias (École d'art et de design de Matosinhos)
Les jardins de la mémoire, par Jorge Silva, Communication Designer
Le Livre entre matérialité et virtualité, par Dália Guerreiro (CIDEHUS - Université d'Évora)
16h30-17h00 - Pause
Poster. Illustrer les connaissances, ou: que révèle l'image dans le livre?, par Sofia Carrola (UAL)
17h-17h45 - Conférence de clôture
Les espaces du livre en France de 1640 à la Révolution, par Frédéric Barbier (CNRS, École Pratique des Hautes Études)
17h45-18h00 - Clôture du colloque
NB- Traduit par nos soins...
Programme officiel (en portugais) et résumé des communications.
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vendredi 15 novembre 2019
Padoue et Galilée (Excursion en Italie du Nord, 8)
À plusieurs reprises, nous avons fait allusion sur ce blog à la chronologie de l’histoire générale des idées, et notamment au basculement qui se produit dans ce domaine au cours du premier tiers du XVIIe siècle. C’est alors l’émergence de la science moderne: Voilà le môle temporel sur lequel l’Europe des Lumières, à l’état second, et la civilisation scientifique du XXe siècle même, un peu plus indirectement mais tout aussi sévèrement, prennent extension et appui (Pierre Chaunu).
Face à ce processus, l’hypothèse de l’historien du livre est de rendre toute sa place à la mutation des «moyens sociaux de communication» (des médias) engagée alors depuis plusieurs générations. L’économie de l’information se trouve en effet reconfigurée par les conséquences de la première révolution du livre, avec une masse beaucoup plus importante de données désormais recensées et disponibles (notamment sous une forme imprimée), avec de nouvelles pratiques de travail sur les textes (l’herméneutique et la critique) et avec la mise en place de nouveaux types de bibliothèques (les premières bibliothèques publiques «modernes» du monde occidental, d’abord en Italie, puis en France). Mieux: le travail même des savants se déploie au sein d’un véritable forum dont le média principal est l’imprimé –même s'il ne faut évidemment jamais négliger le rôle de la correspondance manuscrite, ni, bien sûr, celui des conversations.
Et nous voici de retour à Padoue, à travers le personnage de Galilée (1564-1642). Galilée vient de Toscane et, s’il n’a jamais accompli de cursus universitaire, il s’intéresse vivement aux mathématiques et à la mécanique. Remarqué par le cardinal vénitien Francesco Maria Del Monte, il est nommé à la chaire de mathématiques de l’université de Pise (1589), avant de venir à Padoue trois ans plus tard: son enseignement associera les mathématiques à des éléments de mécanique et d’architecture (poliorcétique) (1). Rappelons que, à Padoue, nous sommes sur le territoire de la Sérénissime de Venise, territoire relativement abrité de la censure ecclésiastique, et dans une université qui n’exige pas de professio fidelis et qui fonctionne par conséquent sur un mode multiconfessionnel. Galilée peut y développer plus librement son travail, pour lequel il dispose en outre d’une bibliothèque exceptionnelle, en l’espèce de celle rassemblée par Gian Vincenzo Pinelli (quelque 10 000 volumes) dans sa maison de l’actuelle via del Santo (2).
On sait que Copernic (lui aussi ancien étudiant de Padoue) avait le premier théorisé le système héliocentrique du monde et calculé les principaux paramètres de la rotation de la terre (son livre, De revolutionibus orbium coelestium, paraît à Nuremberg l’année même de son décès, en 1543). Galilée est informé de ces travaux, qu'il reprendra en leur apportant la preuve expérimentale que Copernic n’avait pas les moyens d’administrer: ses compétences en matière de mécanique et d’optique lui permettent en effet d’améliorer radicalement les lunettes d’approche déjà existantes aux Provinces-Unies (Middelburg), pour étudier plus précisément la lune et pour observer directement des astres invisibles à l’œil nu (1610).
Le Sidereus nuncius (Messager céleste), publié à Venise chez Tommaso Baglioni en 1610, fait connaître les premiers résultats de ce travail: pour Isabelle Pantin, il s’agit d’un «livre expérimental», qui s’apparente à un rapport d’observations scientifiques et que l’auteur veut publier très vite, en l’illustrant de manière à le rendre plus facilement accessible pour son public de lecteurs. Les gravures deviennent un instrument de la démonstration. Signalons que la Bibliothèque de l’université de Padoue conserve un exemplaire de l’ouvrage (B.99.b.67), provenant de l’ancienne Natio Germanica de cette ville.
Le renom de Galilée lui permet d’être appelé à Florence et de recevoir une pension confortable du grand-duc de Toscane, puis d’être invité à Rome par le cardinal Maffeo Barberini pour y présenter ses recherches. On sait comment il se heurtera à l’opposition des partisans d’une lecture littérale de l’Écriture sainte, qui considèrent que celle-ci détermine nécessairement le fonctionnement du monde physique: plus que de cosmographie, il s'agit de fixer a priori la hiérarchie des connaissances (un problème qui s'apparente à la systématique bibliographique), alors même que le statut de la théologie comme base du savoir semble être mis en cause. En 1616, l’héliocentrisme est condamné comme contraire aux Écritures, mais Galilée n’est pas lui-même inquiété. Lorsque le cardinal Barberini est élu pape (Urbain VIII, 1623), sa position est même suffisamment renforcée pour lui permettre de publier le Saggiatore (Rome, Giacomo Mascardi), où l’on trouve la citation devenue classique: L'univers (…) est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot.
Il donnera encore, à Florence chez Landini en 1632, son Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, qu’il réussit à faire paraître à l’abri de la censure, et qu’il rédige en vernaculaire (en italien) – ce qui lui sera reproché. À nouveau condamné à Rome l’année suivante, il doit pourtant se rétracter –mais pourra se réfugier près de Florence jusqu’à son décès. La diffusion de ses idées à travers l’Europe se fera d’abord par le biais de la géographie protestante: Mathias Bernegger traduit le Dialogo en latin (Systema cosmicum) à Strasbourg, et le texte en sera publié en 1635 à Strasbourg et à Leyde (3).
Concluons. Nous savons que la lecture et l’appropriation d’un contenu textuel sont nécessairement encadrées par le dispositif matériel lui-même dans lequel ce contenu se présente: c’est toute la problématique de la «mise en livre» d’abord élaborée par Henri-Jean Martin. Nous savons aussi, surtout depuis Reinhart Koselleck, comment l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) (4) se donne tout particulièrement à comprendre à partir d’une histoire du langage et de ses pratiques. Mais la même observation que pour la «mise en livre» s’applique ici: les inflexions que nous pouvons observer dans l’histoire des concepts se donnent aussi à comprendre à partir de leurs conditions matérielles d’émergence, c’est-à-dire de l’économie de l’information dans laquelle ceux-ci se développent. Cet environnement reste, trop souvent, absent des ouvrages spécialisés, alors même que son rôle apparaît comme absolument fondamental.
Notes
1) Zygmunt Wazbinski, II Cardinale Francesco Maria Del Monte, 1549-1626, Firenze, Leo S. Olschi, 1994, 2 vol.
2) Anna Maria Raugei, Gian Vincenzo Pinelli e la sua biblioteca, Genève, Droz, 2018 («CHR»).
3) Galileo Galilei, Systema cosmicum, authore Galilaeo Galilaei (…). Ex italica lingua latine conversum [per Matthiam Berneggerum], Augustae Treboc., impensis Elzeviriorum, typis D. Hautti, 1635-1636, 2 part. en 1 vol. (la 2e partie est datée de 1636) (VD17 14:074200H). Le traducteur a joint deux annexes, consacrées à Kepler et à Foscarini (cf Paris, Bib. Mazarine, 4°, 15818). Stéphane Garcia, «L'édition strasbourgeoise du Systema cosmicum (1635-1636), dernier combat copernicien de Galilée», dans Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, 146 (2000-2), p. 307-334.
4) Nous privilégions le terme de concept afin d’éviter toute confusion avec une théorie d’idées immuables qui serait inspirée de Platon.
Face à ce processus, l’hypothèse de l’historien du livre est de rendre toute sa place à la mutation des «moyens sociaux de communication» (des médias) engagée alors depuis plusieurs générations. L’économie de l’information se trouve en effet reconfigurée par les conséquences de la première révolution du livre, avec une masse beaucoup plus importante de données désormais recensées et disponibles (notamment sous une forme imprimée), avec de nouvelles pratiques de travail sur les textes (l’herméneutique et la critique) et avec la mise en place de nouveaux types de bibliothèques (les premières bibliothèques publiques «modernes» du monde occidental, d’abord en Italie, puis en France). Mieux: le travail même des savants se déploie au sein d’un véritable forum dont le média principal est l’imprimé –même s'il ne faut évidemment jamais négliger le rôle de la correspondance manuscrite, ni, bien sûr, celui des conversations.
À l'université de Padoue, la chaire dite "chaire de Galilée" |
On sait que Copernic (lui aussi ancien étudiant de Padoue) avait le premier théorisé le système héliocentrique du monde et calculé les principaux paramètres de la rotation de la terre (son livre, De revolutionibus orbium coelestium, paraît à Nuremberg l’année même de son décès, en 1543). Galilée est informé de ces travaux, qu'il reprendra en leur apportant la preuve expérimentale que Copernic n’avait pas les moyens d’administrer: ses compétences en matière de mécanique et d’optique lui permettent en effet d’améliorer radicalement les lunettes d’approche déjà existantes aux Provinces-Unies (Middelburg), pour étudier plus précisément la lune et pour observer directement des astres invisibles à l’œil nu (1610).
Le Sidereus nuncius (Messager céleste), publié à Venise chez Tommaso Baglioni en 1610, fait connaître les premiers résultats de ce travail: pour Isabelle Pantin, il s’agit d’un «livre expérimental», qui s’apparente à un rapport d’observations scientifiques et que l’auteur veut publier très vite, en l’illustrant de manière à le rendre plus facilement accessible pour son public de lecteurs. Les gravures deviennent un instrument de la démonstration. Signalons que la Bibliothèque de l’université de Padoue conserve un exemplaire de l’ouvrage (B.99.b.67), provenant de l’ancienne Natio Germanica de cette ville.
Le renom de Galilée lui permet d’être appelé à Florence et de recevoir une pension confortable du grand-duc de Toscane, puis d’être invité à Rome par le cardinal Maffeo Barberini pour y présenter ses recherches. On sait comment il se heurtera à l’opposition des partisans d’une lecture littérale de l’Écriture sainte, qui considèrent que celle-ci détermine nécessairement le fonctionnement du monde physique: plus que de cosmographie, il s'agit de fixer a priori la hiérarchie des connaissances (un problème qui s'apparente à la systématique bibliographique), alors même que le statut de la théologie comme base du savoir semble être mis en cause. En 1616, l’héliocentrisme est condamné comme contraire aux Écritures, mais Galilée n’est pas lui-même inquiété. Lorsque le cardinal Barberini est élu pape (Urbain VIII, 1623), sa position est même suffisamment renforcée pour lui permettre de publier le Saggiatore (Rome, Giacomo Mascardi), où l’on trouve la citation devenue classique: L'univers (…) est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot.
Il donnera encore, à Florence chez Landini en 1632, son Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, qu’il réussit à faire paraître à l’abri de la censure, et qu’il rédige en vernaculaire (en italien) – ce qui lui sera reproché. À nouveau condamné à Rome l’année suivante, il doit pourtant se rétracter –mais pourra se réfugier près de Florence jusqu’à son décès. La diffusion de ses idées à travers l’Europe se fera d’abord par le biais de la géographie protestante: Mathias Bernegger traduit le Dialogo en latin (Systema cosmicum) à Strasbourg, et le texte en sera publié en 1635 à Strasbourg et à Leyde (3).
Concluons. Nous savons que la lecture et l’appropriation d’un contenu textuel sont nécessairement encadrées par le dispositif matériel lui-même dans lequel ce contenu se présente: c’est toute la problématique de la «mise en livre» d’abord élaborée par Henri-Jean Martin. Nous savons aussi, surtout depuis Reinhart Koselleck, comment l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) (4) se donne tout particulièrement à comprendre à partir d’une histoire du langage et de ses pratiques. Mais la même observation que pour la «mise en livre» s’applique ici: les inflexions que nous pouvons observer dans l’histoire des concepts se donnent aussi à comprendre à partir de leurs conditions matérielles d’émergence, c’est-à-dire de l’économie de l’information dans laquelle ceux-ci se développent. Cet environnement reste, trop souvent, absent des ouvrages spécialisés, alors même que son rôle apparaît comme absolument fondamental.
Notes
1) Zygmunt Wazbinski, II Cardinale Francesco Maria Del Monte, 1549-1626, Firenze, Leo S. Olschi, 1994, 2 vol.
2) Anna Maria Raugei, Gian Vincenzo Pinelli e la sua biblioteca, Genève, Droz, 2018 («CHR»).
3) Galileo Galilei, Systema cosmicum, authore Galilaeo Galilaei (…). Ex italica lingua latine conversum [per Matthiam Berneggerum], Augustae Treboc., impensis Elzeviriorum, typis D. Hautti, 1635-1636, 2 part. en 1 vol. (la 2e partie est datée de 1636) (VD17 14:074200H). Le traducteur a joint deux annexes, consacrées à Kepler et à Foscarini (cf Paris, Bib. Mazarine, 4°, 15818). Stéphane Garcia, «L'édition strasbourgeoise du Systema cosmicum (1635-1636), dernier combat copernicien de Galilée», dans Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, 146 (2000-2), p. 307-334.
4) Nous privilégions le terme de concept afin d’éviter toute confusion avec une théorie d’idées immuables qui serait inspirée de Platon.
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vendredi 8 novembre 2019
À Tours, une exposition sur Balzac
Balzac et sa joyeuse Touraine
Trésors de la Bibliothèque municipale de Tours
Si la naissance en 1799 d’Honoré de Balzac à Tours est due aux hasards de l’affectation de son père Bernard-François dans l’administration des vivres, les liens ainsi créés entre le futur écrivain et sa ville natale seront profonds et durables. Placé en nourrice à Saint-Cyr, puis en pension au collège de Vendôme, le jeune Balzac quitte Tours à l’automne 1814 pour suivre son père, muté à Paris. De 1821 à 1848, il revient en Touraine une douzaine de fois, pour des séjours qui s’étendent de quelques jours à plusieurs mois. Son lieu de prédilection est le château de Saché, où l’accueillent les époux Margonne, liés de longue date à ses parents.
La Touraine de Balzac (© Musée de Saché) |
Au sein d’une œuvre prolifique, une vingtaine de romans ou de nouvelles de Balzac voient tout ou partie de l’action se dérouler en Touraine ou dans un Val de Loire élargi. Les plus importants paraissent dans la première moitié des années 1830: Les Deux amis (1830), La Grande Bretèche (1831), Maître Cornélius (1831), La Grenadière (1832), Le Médecin de campagne (1833), L’Illustre Gaudissart (1833). La langue artificielle des Contes drolatiques (1832 à 1837), mêlant termes médiévaux et néologismes, ainsi que leur ton résolument comique et paillard, rebutent les lecteurs. Balzac laisse inachevée cette œuvre évoquant la Touraine idéalisée du Moyen Age et de la Renaissance.
Inscrit dans son époque, Le Curé de Tours (1832) oppose à travers les personnages de l’abbé Troubert, de Sophie Gamard et de l’abbé Birotteau, la mesquinerie et la méchanceté à la bêtise et à l’indolence. L’action se déroule dans le quartier du cloître Saint-Gatien, dont Balzac dépeint l’atmosphère comme silencieuse et mortifère. Le Lys dans la vallée (1836) enfin, véritable hymne à la Touraine, est le dernier roman à prendre pour cadre la province natale de l’écrivain.
Les Cent contes drolatiques (© Musée de Saché) |
La Touraine de Balzac est aussi celle des châteaux, des églises ou des vieux hôtels, héritages d’un passé que l’on redécouvre alors même qu’il disparaît sous la pioche des démolisseurs. «Balzac archéologue» est aussi l’un des précurseurs du tourisme culturel dans sa province d’origine.
Enfin, l’écrivain dresse le portrait de certains types tourangeaux: le noble nostalgique de l’Ancien Régime, comme M. de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée; le notable de village, enrichi par ses activités et profitant de la vie comme Vernier, l’ancien teinturier de Vouvray, dans L’Illustre Gaudissart; ou encore le prêtre, avec les figures si contrastées des abbés Troubert et Birotteau, dans Le Curé de Tours.
La Touraine et le Val de Loire s’inscrivent aussi dans la grande Histoire de France avec les personnages célèbres que constituent Louis XI et Catherine de Médicis. Depuis le succès du roman Quentin Durward de Walter Scott, la figure de ce roi connaît un engouement considérable, auquel Balzac cède dans ses Contes drolatiques et dans Maître Cornélius. Le château du Plessis commence à attirer l’attention des historiens. La vision que l’écrivain offre de Catherine de Médicis tranche sur celle de ses contemporains: au-delà de l’intrigante assoiffée de pouvoir, il présente une femme d’État qui a su sauver la couronne à une époque particulièrement troublée.
La canne de M. de Balzac (© Musée de Saché) |
Espace de projection
La Touraine de Balzac: 50 ans d’éditions illustrées
Un espace de projection propose au sein de l’exposition une sélection d’illustrations extraites des œuvres tourangelles de l’écrivain. Moins connus que leurs célèbres aînés du XIXe siècle –Daumier, Gavarni, Bertall, Doré ou Grandville–, les illustrateurs rassemblés dans cette sélection, actifs dans la première moitié du XXe siècle, ont pour nom Vladimir Néchoumoff, Charles Picart Le Doux, Henri Rivoire, Jean Gradassi, Georges Pichard ou Édouard Toudouze, pour n'en citer que quelques-uns. Qu'ils pratiquent le dessin, la gravure ou la peinture, ces artistes ont su accompagner le récit balzacien dans des compositions très personnelles. Peignant les tourments de personnages entraînés dans le drame romanesque, ils les font évoluer au gré des textes dans des paysages de Touraine et des bords de Loire plus ou moins réalistes.
Nous vous invitons à (re)découvrir ces éditions du siècle dernier illustrées avec talent. Toutes les éditions reproduites sont conservées et consultables à la Bibliothèque municipale de Tours.
Durée de la projection : 13 minutes.
Programmation culturelle
Visite commentée de l’exposition par le commissaire tous les samedis à 14h30 du 9 novembre au 8 février (hors vacances scolaires).
Visite commentée pour les groupes
Visite guidée pour des groupes de 20 personnes maximum, 45 € pour la conférence + 3 € par personne.
Sur réservation auprès de Monsieur Régis Rech: r.rech@bm-tours.fr
Conférences: Une heure, une œuvre
- Samedi 30 novembre: Mme Aline Mura-Brunel, professeure des universités en littérature française des 19e et 20e siècles présentera «Le Curé de Tours: une histoire du temps présent».
- Samedi 1er février: Mme Isabelle Lamy, responsable du Musée Balzac au château de Saché, interviendra sur le sujet «Honoré de Balzac: mon adresse est à Saché».
Public scolaire
- Dossier pédagogique.
- Une rencontre pour les enseignants est programmée le mercredi 13 novembre. Elle leur permettra de venir en visite libre avec leur classe.
Programmation pour le jeune public
- Un espace enfants prendra place dans l’exposition.
- Samedi 11 janvier, 14h30-17h: Adolescents en création / Mang’Art pour les 12-15 ans. Les adolescents, accompagnés par un médiateur et un auteur de bande dessinée (Philippe de La Fuente), décryptent deux illustrations dans l’exposition Balzac et la Touraine puis les interprètent en atelier à la façon d’une vignette de manga.
Visite et atelier: 5€ par adolescent
Réservation obligatoire sur www.mba.tours.fr, rubrique Visites et ateliers.
Communiqué par Monsieur Régis Rech, que nous remercions chaleureusement ici.
Libellés :
auteur,
gravure,
Loire (vallée de la),
Tours,
XIXe siècle
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