1) D’une part, on commence à publier en langue vernaculaire, pour la première fois en Allemagne chez Albrecht Pfister à Bamberg à partir de 1461.
2) Second point: on publie des textes illustrés, et la corrélation édition illustrée / édition en langue vernaculaire semble positive (les imprimés en langue vernaculaire seraient plus souvent illustrés, et les premiers imprimés en langue vernaculaire sont précisément les premiers imprimés à être illustrés).
3) Enfin, l’innovation porte sur les contenus: des textes nouveaux (d’auteurs contemporains), des traductions (par exemple, le Voyage en Terre sainte, Peregrinatio in Terram Sanctam, de Breydenbach), des inédits (autrement dit, des textes existant en manuscrit et non encore édités). Les contenus textuels seront en outre enrichis par des éléments paratextuels, dont les pages de titre, les pièces liminaires, les tables, à terme aussi les index, etc. Rappelons d'ailleurs que l'illustration peut aussi être considérée comme un élément paratextuel.
Or, le Narrenschiff correspond exactement à ce modèle: l’ouvrage a été rédigé et publié pour la première fois, en langue vernaculaire (en allemand), à Bâle en 1494, bien que son auteur, Sebastian Brant, appartienne au monde des clercs.
Né à Strasbourg, Brant est en effet un ancien étudiant de Bâle, où il passe le doctorat utriusque juris avant de devenir professeur. Rien de plus étonnant pour les contemporains que de voir ce clerc, professeur d’université, publier un texte en langue vernaculaire, et non pas dans la langue des clercs, le latin. Le Narrenschiff est un texte de morale proposant, à travers la théorie des fous, un tableau de la condition humaine avec l’objectif d’amender celle-ci et de permettre à chacun de s’approcher autant que possible du salut. Rien de plus étonnant, et même de plus scandaleux, que de voir le clerc se mettre en scène lui-même en tête de la compagnie des fous, en la personne du célèbre bibliomane, le fou qui est entouré de livres mais qui se contente de les épousseter parce qu’il ne comprend rien à ce qu’ils contiennent (cliché 1).
Le fou bibliomane |
Les chapitres commencent le plus souvent au verso d’une page. Chaque page est encadrée de deux bandeaux de bois gravés (cliché 1). Le texte est donné en typographie gothique (le Fraktur), et compte 30 lignes à la page. Les chapitres ont donc toujours à peu près le même nombre de vers, et le texte est conçu et rédigé en fonction de la forme du volume imprimé.
La répétitivité du dispositif démontre un point décisif, traité lors du colloque du Mans sur L’auteur et l’imprimeur: Brant a rédigé le Narrenschiff en fonction du dispositif du livre imprimé (la « mise en livre », pour reprendre la formule d’Henri-Jean Martin), et de la présence des éléments d’illustration et de décoration spécifiques. Il s’est représenté son texte de la manière la plus matérielle, comme devant être un texte illustré et disposé sur deux pages en vis-à-vis (c’est le dispositif que nous avons décrit comme celui de la pagina).
Le "Maître de Haintz Narr" met en scène le vieux "fou Haintz" qui, malgré son âge, ne se résigne pas à descendre dans la tombe (il descend à reculons). À droite, un thème proche est traité dans un autre chapitre: la mort rattrape le fou qui cherche à s'éloigner, en lui disant "du blibst" (toi, tu restes avec moi). Nous sommes dans l'inspiration des danses macabres fréquentes au XVe siècle, et dont on connaît des exemples de fresques à Strasbourg (chez les Dominicains) comme à Bâle. La légende est reprise d'une des traductions en français, par Jean Drouyn. |
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