On sait que la série des Français peints par eux-mêmes, opération montée de toutes pièces par Curmer, est considérée comme l’un des chefs d’œuvre de la «librairie romantique» en France. L’ensemble, hors Le Prisme, se développe sur182 livraisons (contre 48 initialement prévues!), et le programme éditorial joue sur trois éléments :
- D’abord, la vogue des «physiologies», dérivées de la Physiognomonie de Lavater, que Balzac aurait découverte en 1822, et qu’il met en œuvre dans La Physiologie du mariage (1829), mais qu’il développera surtout dans son gigantesque projet de La Comédie humaine.
- Ensuite, la notoriété d’un certain nombre d’auteurs, dont précisément Balzac, mais aussi Jacques Arago, Jules Janin, Gérard de Nerval, Charles Nodier, et nombre d’autres. Curmer le soulignera, non sans une certaine emphase –éditoriale : «Il est glorieux de le penser: toutes les célébrités de ce temps se sont empressées de s’inscrire dans cette galerie physiologique» (t. VII, p. 458). «Toutes», sans doute pas, un grand nombre, et de qualité, indiscutablement.
- Enfin, l’intérêt du public pour les illustrations, que l’on commandera à des artistes eux aussi célèbres, comme Honoré Daumier, Gavarni ou encore Tony Johannot.
L’heure est à l’affichage des bons procédés, et la série s’ouvre par une dédicace de «l’éditeur reconnaissant» à ses auteurs. C'est que Curmer est bien le «promoteur» qui a pris l’initiative et qui trace le programme de l’œuvre collective –pratiquement, il s’assimile lui-même au premier de «ses» auteurs, et il refermera d’ailleurs la série avec sa «Conclusion», à la fin du tome 7.
La "sacro-sainte boutique" de l'épicier |
Cependant, il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains: ce que vous faites aujourd’hui, ce que vous dites aujourd’hui, ce sera de l’histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d’une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant... (t. I, p. V).
La mise en livre reproduit un modèle fixé d’entrée, et qui doit répondre aux impératifs de la publication par livraisons: un texte calibré avec, pour chaque portrait, le «type» à pleine page (en principe au verso: nous retrouvons le principe de la pagina), puis le texte en regard. Celui-ci est introduit par un bandeau et par une lettrine, et il se referme le cas échéant (entendons, si la place est suffisante) sur une dernière illustration. La table des livraisons, donnée à la fin de chaque volume, détaille cet ensemble, en introduisant chaque chapitre par une miniature du «type» initial. Elle permet de constater que le cadre général sera progressivement assoupli, sans pour autant que l’unité formelle d’ensemble s'en trouve affectée.
Mais revenons à Balzac. En 1840, il a quarante-et-un an, et est déjà largement connu du public, avec un certain nombre de textes aussi célèbres qu’Eugénie Grandet (1833), Le Père Goriot et Le Colonel Chabert (1835), sans oublier les multiples articles de périodiques. Du coup, Curmer lui réserve une position stratégique, en l’occurrence le premier article du premier volume, celui consacré à «L’épicier», introduit par le «type» croqué par Gavarni, et dont le bandeau initial représente la «sacro-sainte boutique» (cliché 1). Il se clôt par une petite scène de genre (cliché 2): le héros
orné de son épouse (…) parfois, le dimanche se hasarde à faire une promenade champêtre. Il s’assied à l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté de l’air (t. I, p. 6) (1).
L'épicier aux champs |
En acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage, programme admis par tous les esprits judicieux du temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables (…). Mais en province, il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province; je vous le jure, il n’y en a pas deux…
Une vingtaine d’années avant Flaubert, c’est ien une esquisse d’Emma Bovary qui nous est ici proposée.
À nouveau en tête d’un volume, la «Monographie du rentier» ouvre le tome III, après la longue introduction consacrée par Janin au «Journaliste». Le titre est le seul de toute la série qui déroge à la formule minimum, par l’ajout du terme de «monographie», tandis que le texte pastiche le discours scientifique des naturalistes. Le bandeau de tête représente le minuscule badaud venu visiter la galerie du Museum, et arrêté devant le gigantesque squelette du «Rentier mâle», lequel trône entre la «Grue femelle» et l’«Oie». La lettrine «R» (la table nous apprend qu’elle est de Grandville) nous met face au rentier en bonnet de nuit, qui émerge d’une huître entr’ouverte et reproduite de manière très naturaliste (cliché 3). Puis le texte commence :
Rentier. Anthropomorphe selon Linné. Mammifère selon Cuvier, Genre de l’Ordre des Parisiens, Famille des Actionnaires, Tribu des Ganaches, le civis inermis des anciens, découvert par l’abbé Terray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker, définitivement établi aux dépens des Producteurs de Saint-Simon par le Grand-Livre (…).
Le Rentier s’élève entre cinq à six pieds de hauteur, ses mouvements sont généralement lents, mais la Nature attentive à la conservation des espèces frêles, l’a pourvu d’Omnibus, à l’aide desquels la plupart des Rentiers se transportent d’un point à un autre de l’atmosphère parisienne, au-delà de laquelle ils ne vivent pas…
Enfin, Balzac, de dévider les douze catégories de rentiers, parmi lesquelles, en effet, «le campagnard», alias le «Rentier sauvage»,
perche sur les hauteurs de Belleville, habite Montmartre, La Villette, La Chapelle (…), dit Nous autres Campagnards et se croit à la campagne, entre un nourrisseur et un établissement de fiacres (2).
Balzac rédige ses textes, les reprend, les modifie et les corrige jusqu’au dernier instant, comme l’éditeur s’en rappelle quand, dans sa conclusion, il passe en revue ses collaborateurs célèbres, en commençant une nouvelle fois par Balzac et en laissant comprendre les difficultés que lui a causées le perfectionnisme de celui qui est implicitement présenté comme l'auteur fétiche de la série:
Si nous voulions entrer dans les détails d’exécution, il nous serait facile de dire avec quelle patience de bénédictin M. de Balzac cisèle ses portraits, combien de fois il remet sur le chantier son travail, et combien de fois aussi, quand on croit tout terminé, il reprend encore son œuvre pour lui faire les épreuves du laminoir le plus strict, ne livrant ainsi sa pensée à la lumière du jour que lorsqu’il la trouve complète et irréprochable (t. VII, p. 458) (3).
Notes
(1) Ségolène Le Men (réf. infra) rappelle avec raison que l’une des premières caricatures de Daumier est précisément consacrée à «La promenade à Romainville».
(2) La comparaison entre la description de la société humaine par l'écrivain et la description savante de la zoologie est à la base de la «La Comédie humaine», et figure déjà dans la préface de la première édition d'Illusions perdues (1837): «L'Humanité sociale présente autant de variétés que la zoologie».
(3) Balzac en convient lui-même quand il fait remarquer, toujours dans sa préface de la première édition d'Illusions perdues, que «les ouvrages réimprimés et les inédits ont nécessité un travail égal, car de ceux-là, la plupart ont été refaits; il en est où tout a été renouvelé, le sujet comme le style...»
Bibliographie sélective
Ségolène Le Men, «Peints par eux-mêmes…», Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle [catalogue d'exposition], Paris, RMN, 1995.
Ségolène Le Men, « La «littérature panoramique» dans la genèse de «La Comédie humaine»: Balzac et Les Français peints par eux-mêmes», dans L’Année balzacienne, 2002/1, p. 73-100.
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