–On transposera, sans plus de précaution, dans le passé, un mot aujourd’hui toujours d’usage courant: pensons par exemple aux mots, et aux concepts, de nation, ou encore d’État, mais aussi, pour l’historien du livre, de bibliographie. Nous sommes confrontés au risque d’anachronisme, risque d’autant plus grand que l’usage courant nous semble en quelque sorte naturel, et que le danger n’est donc pas immédiatement perceptible.
–L’inverse est plus facile à déceler, puisqu’il s’agit du contre-sens: interpréter un texte ancien en donnant à tel ou tel terme ou ensemble de termes un sens erroné.
C'est que, bien évidemment, la langue a une histoire, et que la pratique de la langue change selon les époques. Nous ne nous arrêterons pas sur la problématique de la sémiologie, l’articulation entre le signifiant (le mot) et le signifié (l’objet désigné, quelle que soit sa nature), mais soulignerons l’importance qu’il y a, dans un certain nombre de cas, à envisager rapidement l’histoire d’un mot, son articulation avec un concept, et les utilisations qui en ont été faites. L’historien non spécialiste du langage pourra se reporter utilement aux usuels classiques que sont les dictionnaires étymologiques (dans notre cas, le français, mais aussi le latin, etc.), les dictionnaires anciens (par ex. les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française), et les bases de données du type de celle proposée en ligne par le Trésor de la langue française et ses autres outils de travail (le CNRTL notamment, mais aussi Gallica).
Une autre méthode, particulièrement fructueuse, permet aussi de se déprendre autant que possible de certains automatismes de pensée: il s’agit de faire appel au comparatisme linguistique. Comment la même réalité historique ou le même concept sont-ils rendus selon les époques dans différentes langues ou, inversement, comment tel terme sera rendu (traduit) dans une autre langue (1)? Un outil extrêmement précieux, mais relativement méconnu en France (par suite surtout de la méconnaissance de la langue), nous est fourni par le monumental usuel de Brunner, Conze et Koselleck, Concepts historiques fondamentaux. Dictionnaire historique de la langue socio-politique en Allemagne (2). L’introduction, signée de Reinhard Koselleck, précise que le Dictionnaire informe sur l’utilisation de chaque concept retenu envisagé dans les langues autres que l’allemand, et sur son évolution sémantique.
Mais passons maintenant à un exercice d’histoire du livre, à propos de la famille de mots développée autour d’«éditer». Quelle figure plus classique, dans notre littérature, que celle de l'éditeur, ce «baron de la féodalité industrielle», pour reprendre la formule d’Henri-Jean Martin. Curmer le met en scène, Balzac et Maupassant s’étendent sur les rapports entre l’écrivain et l’éditeur, tandis que les Goncourt reviennent sur leur passage, un soir, au Café Riche, à Paris boulevard des Italiens, où trône l’éditeur milliardaire, alias Michel Lévy –même si le mot d’«éditeur» n’est toujours pas prononcé:
Nous allons avec lui [Xavier Aubryet, écrivain et critique littéraire] au café Riche, où Marchal lit le Rabelais et où Lévy, à côté de lui, prend magistralement un sorbet au rhum, un œillet à la boutonnière. Il est là, le pacha de la librairie, daignant sourire, pendant qu’Aubryet le gratte, le déride, lui tape moralement sur le ventre, fait des cabrioles de phrases, jongle avec ses plus beaux paradoxes et joue son grand jeu (…). Lévy le remercie de l’œil, à la façon d’un sauteur par lequel un roi se laisserait amuser… (3)
Lrs Français peints par eux-mêmes, t. IV p. 522: "L'éditeur" |
Le mot est évidemment d’origine latine, à travers un dérivé (< edere) de dare, dans le sens de «donner au dehors», «mettre au jour», «publier» (Arnoult et Meillet, qui renvoient au grec ἐκδίδωμι). La référence au français «édit» éclaire tout particulièrement bien cette acception. Le latin emploie effectivement edere au sens de «publier un texte», comme le montre une Lettre bien connue de Pline le Jeune (fin du Ier siècle ap. J.-C.). Pline explique comment le texte, une fois rédigé, peut passer dans le circuit public, mais selon des protocoles très variés: l’auteur ou le dépositaire du texte en fera la lecture à un cercle d’amis et de connaissances (dans un salon de lecture, un auditorium), ou à un public plus large (dans un odéon, c'est-à-dire un théâtre couvert accueillant les représentations musicales, les déclamations et les lectures). La Lettre éclaire bien les concepts de «livrer au public» (publicare), et d’«éditer» (edere), par opposition au choix de «conserver [son travail] par devers soi» (continendo):
Ayant l’intention de donner lecture d’un petit discours que je songe à livrer au public [publicare], j’ai requis quelques invités pour redouter leur critique (…). Car j’ai deux motifs de donner des lectures: le premier, c’est d’aiguiser mon application, le second, c’est de me faire avertir des fautes qui, venant de moi, m’échappent à moi. J’ai eu ce que je souhaitais, j’ai trouvé des auditeurs pour accepter de former mon conseil; de plus, j’ai moi-même noté des corrections à faire. J’ai corrigé l’ouvrage, je vous l’envoie. Vous en apprendrez le sujet par le titre (…). Je désire qu’à votre tour vous m’écriviez votre sentiment sur le tout, sur les parties, car je serai plus porté soit à la sagesse de le conserver [par devers moi: in continendo], soit au courage de l’éditer [in edendo] selon que le poids de vos conseils fera pencher la balance d’un côté ou de l’autre… (Lettres, V, 14, à Terentius Scaurus).
En français au contraire, l’acception du groupe «éditeur» («éditer») est plus ambivalente. En effet, sur le plan historique, l’usage est d’abord celui de désigner l’éditeur scientifique. La première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) reste indécise: le seul mot retenu est celui d’«édition», avec l’acception de «publication du livre» et, par extension «impression» (sic), ce dernier point étant illustré par l’exemple «De l’édition de Griphe». Le Dictionnaire de Trévoux, dans son édition de 1732, ne signale lui aussi que l’acception de l’éditeur scientifique.
Comme on le sait, le terme d’usage dans le domaine de la librairie est celui non pas d’«éditeur», mais de «libraire de fonds»: il s'agit du professionnel possédant les droits sur un ensemble de titres qui constituent son fonds (le fonds éditorial) et qu’il s’emploie à exploiter. La nouvelle édition du Dictionnaire de l’Académie donnée en 1740 tend implicitement vers cette acception à travers la formulation suffisamment vague d'après laquelle l’éditeur est «celui qui prend soin de revoir & de faire imprimer l’ouvrage d’autrui» –même si la dimension scientifique du travail domine toujours, l’investissement financier peut se lire dans l'idée d'un donneur d’ordres commandant le travail à l’atelier d’imprimerie (4). En revanche, cette même édition du Dictionnaire ne définit toujours le «libraire» que comme un «marchand de livres» (avec quelques exemples que l'on dira... bien choisis, comme celui de «libraire de l’Académie françoise»), mais ne dit rien de la fonction éditoriale. De même, l’article « éditeur » donné par Diderot à l’Encyclopédie ne se réfère-t-il toujours qu’à la dimension scientifique du travail éditorial.
En France, l’un des premiers éditeurs au sens moderne du terme est certainement Charles-Joseph Panckoucke, qui fait ses classes dans le domaine de la presse périodique, mais qui n’hésite pas à étendre ses affaires par des «coups» financiers –même si ceux-ci ne réussissent pas toujours. Après avoir fondé le Moniteur, il y donne une définition plus exacte du travail éditorial qui est le sien... en même temps qu’un bel exemple de discours éditorial. C’est la «manutention économique» de ses affaires qui l’accapare tout entier, et il ne saurait bien sûr intervenir en rien dans le travail de ses auteurs (octobre 1790, p. 156):
Je déclare de nouveau que je n’ai aucune part, ni directe ni indirecte, à la rédaction & composition de ces ouvrages périodiques. Accablé par les détails de la manutention économique de mes propres affaires, je n’ai point le temps de lire les épreuves des journaux, je n’ai point le droit d’en être le censeur, je n’ai point celui d’en changer les auteurs à ma volonté, ayant passé avec eux des actes devant notaire…
Que la lexicographie soit en retard par rapport à des évolutions dont elle ne peut rendre compte qu’après coup ne saurait nous étonner. Plus remarquable apparaît en revanche la relative rapidité avec laquelle la nouvelle désignation de l’«éditeur» comme celui qui édite des livres se répand, en français, à partir du tournant des années 1800. Le paysage de la librairie tend alors à changer de manière de plus en plus sensible selon que l'on avance vers la seconde révolution du livre, la révolution de l'industrialisation et, surtout, de la librairie de masse:
Éditeur, puissance redoutable qui sers au talent d'introducteur et de soutien! Talisman magique qui ouvre les portes de l'immortalité, chaîne aimantée qui sert de conducteur à la pensée et la fait jaillir au loin en étincelles brillantes, lien mystérieux du monde des intelligences; éditeur, d'où vient que je ne sais de quelle épithète te nommer? Je t'ai vu invoqué avec humilité et attaqué avec fureur, poursuivi du glaive et salué de l'encensoir; j'ai vu les princes de la littérature t'attendre à ton lever comme un monarque puissant, et les plus obscurs écrivains te jeter la pierre comme à un tyran de bas étage... (Élias Regnault, art. «L'éditeur», dans Les Français peints par eux-mêmes, ouvr. cité).
Mais que le lecteur trop indulgent se rassure: dans une semaine, nous publions la deuxième partie du présent billet, laquelle sera relative à la sémantique allemande de l’éditeur, le Verleger. Et, par là même, nous changerons de constellation, donc de perspective, par rapport à la géographie des langues latines.
Notes
(1) L’historien germaniste connaît de longue date la difficulté de rendre en français des termes comme Aufklärung («Lumières»), Bildung («formation»), Bürgertum («bourgeoisie») ou encore Öffentlichkeit («publicité»).
(2) Geschichtliche Grunbegriffe. Historisches Lexicon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, dir. O . Brunner, W. Conze, R. Koselleck, Stuttgart, Ernst Klett, 1972-1997, 8 t. en 0 vol. On remarquera les problèmes posés par la simple traduction du titre.
(3) Journal des Goncourt, 1857, p. 377.
(4) La même édition de 1740 propose un article «fonds» dont le développement est sensiblement plus long: le fonds désigne une «somme d’argent» engagée dans une opération financière. Les mêmes acceptions seront pratiquement celles retenues dans l’édition de 1798.
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