Chers amis, chers lecteurs,
En ce dernier jour de 2019, nous espérons de tout cœur que l’année écoulée a été heureuse pour vous, et nous vous présentons nos vœux les meilleurs pour l’année prochaine, 2020,… c’est à dire demain.
Les recherches, les rencontres et les projets concernant l’histoire du livre devraient se poursuivre le plus activement en 2020. Entre autres événements, nous avons déjà fait allusion à l’anniversaire de la naissance de Christophe Plantin, mais un autre anniversaire se profile, sans doute plus médiatique: il s’agit du cinq-centième anniversaire du décès de Raphaël. Nous inaugurerons donc l’année 2020 par un billet (ou peut-être deux) consacré à Raphaël dans les bibliothèques.
Et puis, le blog n’est pas omniscient! Donc: n’hésitez pas à envoyer les informations dont vous disposez, ni à réagir pour corriger ou compléter tel ou tel article!
À bientôt, donc!
mardi 31 décembre 2019
dimanche 22 décembre 2019
mardi 17 décembre 2019
Un congrès sur les collections
Le prochain (le 145e!) Congrès national des sociétés savantes se tiendra à Nantes du 22 au 25 avril 2020, et il porte sur un thème qui intéresse grandement les historiens du livre: «Collecter, collectionner, conserver». Parmi les communications proposées et qui touchent à notre domaine, nous en retenons quatre, à titre d’exemples, pour illustrer la variété des perspectives et des problématiques envisagées:il s'agira de la construction d'un domaine scientifique nouveau (la philologie), de bibliothéconomie, de la constitution de bibliothèques nobiliaires au tournant des XVe-XVIe siècles, ou encore de collecte de rarissimes éphémères.
1) Collectionner les langues: la bibliothèque Coquebert de Monbret comme cabinet linguistique, par Sven Koedel, bibliothécaire à l'Institut historique allemand de Paris.
La communication s’intéresse à la collection savante comme laboratoire du travail érudit au tournant du XIXe siècle, à partir de l'exemple de la bibliothèque privée des Coquebert de Montbret. Celle-ci comprend une vaste documentation linguistique constituée de dictionnaires et grammaires, de recueils de proverbes et de chansons, de bibles et de catéchismes en divers idiomes. Elle embrasse toutes les langues du globe, mais surtout celles de France. Pour la comprendre, nous devons l’appréhender moins comme issue d’une pratique bibliophilique que comme une mise en série de spécimens linguistiques dans le but de procéder à une systématisation des idiomes ainsi représentés. Elle répond à un projet de connaissance qui reflète l’état des sciences du langage autour de 1800, entre les pratiques héritées du XVIIIe et les méthodes de la linguistique du XIXe siècle. Dans une lecture politique et idéologique, elle rappelle la pratique des collectionneurs de la Révolution et l’effort de la conservation des traces d’un passé immédiat : la diversité des langues sous l’Ancien Régime dont la collection enregistre les débris matériels pour les transformer en patrimoine linguistique.
2) Signaler ses collections: enjeux et perspectives, par Patrick Latour, conservateur en chef à la Bibliothèque Mazarine, adjoint au directeur, et Amandine Postec, conservateur, adjointe à la directrice de la bibliothèque de l’École nationale des chartes
La description des collections de manuscrits –et d’archives– des sociétés savantes faisait partie du plan national de signalement initié par François Guizot (créateur par ailleurs du «Comité chargé de diriger les recherches et la publication de documents inédits relatifs à l’histoire de France» devenu en 1884 le Comité des travaux historiques et scientifiques). En témoigne l’existence d’une série «Sociétés savantes» du Catalogue général des bibliothèques publiques de France dont le premier tome –et seul paru!– décrivait, en 1931, 2516 manuscrits ou liasses appartenant à sept sociétés savantes. Ce travail qui reste un préalable à la valorisation de ces collections à l’intérêt scientifique indéniable autant qu’un gage de leur protection, le CTHS a aujourd’hui l’ambition de le poursuivre dans le catalogue collectif de description des manuscrits et archives des établissements d’enseignement supérieur et de recherche (CALAMES). Un premier essai concluant, en partenariat avec la Bibliothèque Mazarine, a rendu possible en 2019 la mise en ligne de la description des manuscrits de la Société archéologique du Midi et permet d’envisager la mise en place d’un protocole en s’appuyant sur l’expertise de l’École nationale des chartes.
3) Les livres Chourses-Coëtivy au musée Condé de Chantilly : itinéraire d'une collection, de sa genèse à sa postérité scientifique (XVe-XXIe siècles), par Roseline Claerr, ingénieur de recherche en analyse de sources anciennes (Centre Roland-Mousnier, UMR 8596, CNRS / Sorbonne-Université)
La bibliothèque du musée Condé, sise en l’écrin que constitue le château de Chantilly, abrite un ensemble de livres ayant appartenu à une noble dame d’origine bretonne et de sang royal : Catherine de Coëtivy (vers 1460-1528). Cette nièce d’amiral et de cardinal bibliophiles constitua, à partir de son mariage avec Antoine de Chourses en 1478, et durant son long veuvage, une collection originale de manuscrits et d’incunables. Mis à part quelques volumes partis pour La Haye, Paris ou Stuttgart, cette collection n’a pas été disséminée : elle se trouve aujourd’hui à peu près intacte sous la garde de l’Institut de France, au musée Condé, grâce à la donation du duc d’Aumale, qui reçut cette bibliothèque en 1830 du dernier prince de Condé. La communication s’attachera à retracer la genèse de cette collection à la fin du Moyen Âge et à l’aube de la Renaissance, pour ensuite évoquer son « invention » par le duc d’Aumale au XIXe siècle et l’exploitation scientifique qui en est faite de nos jours.
NB. Le blog a signalé toute l’importance de la découverte présentée par une récente exposition de Chantilly: voir ici. Rappelons au passage que le livret de l'exposition est toujours téléchargeable gratuitement.
4) Naissance et enrichissement d'une collection en mode collaboratif: les menus de la Bibliothèque municipale de Dijon, par Caroline Poulain, directrice-adjointe et responsable du patrimoine, Bibliothèque municipale de Dijon.
En 2009, la Bibliothèque de Dijon conservait 2300 menus; en 2020, la collection compte plus de 17000 pièces, en grande partie signalées et numérisées. En moins de 10 ans, grâce à une stratégie d'achats et de collectes, à une politique active de partenariats, valorisation et sensibilisation à la conservation de cet éphémère, un seuil critique a été atteint. La communication présentera la genèse du projet, ses objectifs et orientations, la typologie des acteurs publics et privés de cette collection –professionnels de la conservation, collectionneurs, libraires, particuliers, chercheurs, producteurs et institutions formant les maillons d'une seule chaîne– ainsi que les grandes lignes de sa politique de traitement, classification et mise en lumière. Elle abordera aussi la question de la légitimité de la patrimonialisation de documents de ce type, pièces historiques parfois mais aussi petites feuilles «d'en bas», et la question de la constitution de nouvelles sources faciles d'accès.
Mais la richesse du programme est beaucoup plus grande, qui passe entre
autres par l’évocation de « figures de collectionneurs », ou encore par
la présentation d’ensembles bibliographiques bien particuliers, par ex.
concernant les «Manuels de mathématiques». et, plus largement, les
«Manuels scientifiques». Nous ne pouvons qu’engager les curieux à
consulter le programme du Congrès de Nantes (fichiers téléchargeables ici, avec les résumés des communications et les tables), à s’inscrire… et à participer le plus activement.
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Colloque sur Plantin
Ouvrage récent sur le décor des bibliothèques
La communication s’intéresse à la collection savante comme laboratoire du travail érudit au tournant du XIXe siècle, à partir de l'exemple de la bibliothèque privée des Coquebert de Montbret. Celle-ci comprend une vaste documentation linguistique constituée de dictionnaires et grammaires, de recueils de proverbes et de chansons, de bibles et de catéchismes en divers idiomes. Elle embrasse toutes les langues du globe, mais surtout celles de France. Pour la comprendre, nous devons l’appréhender moins comme issue d’une pratique bibliophilique que comme une mise en série de spécimens linguistiques dans le but de procéder à une systématisation des idiomes ainsi représentés. Elle répond à un projet de connaissance qui reflète l’état des sciences du langage autour de 1800, entre les pratiques héritées du XVIIIe et les méthodes de la linguistique du XIXe siècle. Dans une lecture politique et idéologique, elle rappelle la pratique des collectionneurs de la Révolution et l’effort de la conservation des traces d’un passé immédiat : la diversité des langues sous l’Ancien Régime dont la collection enregistre les débris matériels pour les transformer en patrimoine linguistique.
2) Signaler ses collections: enjeux et perspectives, par Patrick Latour, conservateur en chef à la Bibliothèque Mazarine, adjoint au directeur, et Amandine Postec, conservateur, adjointe à la directrice de la bibliothèque de l’École nationale des chartes
La description des collections de manuscrits –et d’archives– des sociétés savantes faisait partie du plan national de signalement initié par François Guizot (créateur par ailleurs du «Comité chargé de diriger les recherches et la publication de documents inédits relatifs à l’histoire de France» devenu en 1884 le Comité des travaux historiques et scientifiques). En témoigne l’existence d’une série «Sociétés savantes» du Catalogue général des bibliothèques publiques de France dont le premier tome –et seul paru!– décrivait, en 1931, 2516 manuscrits ou liasses appartenant à sept sociétés savantes. Ce travail qui reste un préalable à la valorisation de ces collections à l’intérêt scientifique indéniable autant qu’un gage de leur protection, le CTHS a aujourd’hui l’ambition de le poursuivre dans le catalogue collectif de description des manuscrits et archives des établissements d’enseignement supérieur et de recherche (CALAMES). Un premier essai concluant, en partenariat avec la Bibliothèque Mazarine, a rendu possible en 2019 la mise en ligne de la description des manuscrits de la Société archéologique du Midi et permet d’envisager la mise en place d’un protocole en s’appuyant sur l’expertise de l’École nationale des chartes.
3) Les livres Chourses-Coëtivy au musée Condé de Chantilly : itinéraire d'une collection, de sa genèse à sa postérité scientifique (XVe-XXIe siècles), par Roseline Claerr, ingénieur de recherche en analyse de sources anciennes (Centre Roland-Mousnier, UMR 8596, CNRS / Sorbonne-Université)
La bibliothèque du musée Condé, sise en l’écrin que constitue le château de Chantilly, abrite un ensemble de livres ayant appartenu à une noble dame d’origine bretonne et de sang royal : Catherine de Coëtivy (vers 1460-1528). Cette nièce d’amiral et de cardinal bibliophiles constitua, à partir de son mariage avec Antoine de Chourses en 1478, et durant son long veuvage, une collection originale de manuscrits et d’incunables. Mis à part quelques volumes partis pour La Haye, Paris ou Stuttgart, cette collection n’a pas été disséminée : elle se trouve aujourd’hui à peu près intacte sous la garde de l’Institut de France, au musée Condé, grâce à la donation du duc d’Aumale, qui reçut cette bibliothèque en 1830 du dernier prince de Condé. La communication s’attachera à retracer la genèse de cette collection à la fin du Moyen Âge et à l’aube de la Renaissance, pour ensuite évoquer son « invention » par le duc d’Aumale au XIXe siècle et l’exploitation scientifique qui en est faite de nos jours.
NB. Le blog a signalé toute l’importance de la découverte présentée par une récente exposition de Chantilly: voir ici. Rappelons au passage que le livret de l'exposition est toujours téléchargeable gratuitement.
4) Naissance et enrichissement d'une collection en mode collaboratif: les menus de la Bibliothèque municipale de Dijon, par Caroline Poulain, directrice-adjointe et responsable du patrimoine, Bibliothèque municipale de Dijon.
En 2009, la Bibliothèque de Dijon conservait 2300 menus; en 2020, la collection compte plus de 17000 pièces, en grande partie signalées et numérisées. En moins de 10 ans, grâce à une stratégie d'achats et de collectes, à une politique active de partenariats, valorisation et sensibilisation à la conservation de cet éphémère, un seuil critique a été atteint. La communication présentera la genèse du projet, ses objectifs et orientations, la typologie des acteurs publics et privés de cette collection –professionnels de la conservation, collectionneurs, libraires, particuliers, chercheurs, producteurs et institutions formant les maillons d'une seule chaîne– ainsi que les grandes lignes de sa politique de traitement, classification et mise en lumière. Elle abordera aussi la question de la légitimité de la patrimonialisation de documents de ce type, pièces historiques parfois mais aussi petites feuilles «d'en bas», et la question de la constitution de nouvelles sources faciles d'accès.
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Colloque sur Plantin
Ouvrage récent sur le décor des bibliothèques
mercredi 11 décembre 2019
Commémoration de la naissance de Christophe Plantin
L’annonce d’un colloque «Plantin» organisé en 2020 à Paris (BIbliothèque Mazarine) nous amène à revenir aujourd’hui sur les débuts en France du futur célèbre imprimeur-libraire (vers 1520-1589). On le sait, ces premières années sont restées dans une relative obscurité, de sorte qu’il peut être d’autant plus utile de proposer, même brièvement, un état de ce que nous savons, ou de ce qui semble le plus probable.
Christophe Plantin est partout présenté comme originaire de Touraine, sans possibilité de référence à une source décisive: le consensus semble de réunir sur le fait qu’il soit né en 1520 à Saint-Avertin, petit village sur la rive gauche du Cher, non loin de Tours, comme fils de Jean Plantin, valet, et de son épouse (1). La région de la Loire est encore pour quelques années au cœur du pouvoir, où la résidence ordinaire des souverains (au Plessis, à Blois et à Amboise, mais aussi à Romorantin, etc.) rassemble une pléiade d’administrateurs, de courtisans, de diplomates et autres.
Mais, tourangeau, Christophe Plantin ne le sera en définitive que fort peu: la peste sévit de manière récurrente et, après le décès de sa jeune épouse au cours d'une épidémie, Jean Plantin décide de chercher fortune au loin. Il se réfugie, avec son fils unique, auprès d’Antoine Porret, chanoine, puis obéancier de Saint-Just à Lyon. Notre source principale pour l’ensemble de ces détails, est constituée par une lettre adressée à Plantin par Pierre Porret, un neveu du chanoine, en 1567 (2): la lettre indique que Jean aurait servi Antoine Porret lorsque celui-ci, encore jeune, faisait ses études (donc, probablement à la fin du XVe siècle). Un très remarquable article tout récemment publié par Denis Pallier précise en outre beaucoup de détails de notre tableau (3).
Certes, la route suivie par les deux émigrés, de la vallée de la Loire vers Lyon, porte de la Méditerranée… et de l’Italie, est alors intensément parcourue. Mais il faut aussi souligner le fait que le «petit monde» du chapitre de Saint-Just ne constitue nullement un environnement anodin: en cette décennie 1520, la collégiale est réellement une puissance. À quelque distance de la ville (Saint-Juste-lès-Lyon), l’ancienne abbaye est en importance la seconde église de Lyon après la primatiale. Au XIIe siècle, les chanoines ont entouré leur «quartier» d’une forte muraille, ce qui explique que nombre de personnalités de premier plan s’y établissent, à l’abri, pour leur séjour à Lyon. Saint-Just est en outre un pôle intellectuel notable, illustré entre autres par le chanoine Guy de Chauliac.
Enfin, la collégiale s’impose, précisément dans la décennie 1520, comme un pôle politique de première importance, lorsque Louise de Savoie y établit sa régence, avec le chancelier Duprat, pendant l’emprisonnement de François Ier après Pavie (1525-1526) (4). Charles d’Alençon, époux de Marguerite d’Angoulême et beau-frère du roi, réside d’ailleurs chez l’obéancier de Saint-Just lors de son décès en avril 1525.
Henri-Jean Martin a, en son temps, souligné la présence de deux pouvoirs principaux à Lyon: d’une part, les grandes dynasties de marchands et de financiers installés en terre d’Empire, dans la presqu’île (sur l'axe de la rue Mercière). De l’autre, les seigneurs ecclésiastiques et les prélats, rassemblés autour de la primatiale et des abbayes de la rive droite de la Saône, donc en terre de France. Les carrières dans la hiérarchie religieuse attirent les membres d’un certain nombre de familles de la petite noblesse des environs, tandis que les prélats deviennent progressivement plus sensibles à l’acquisition de titres universitaires: à Saint-Just, les Porret, qui viennent du Dauphiné, sont l’une de ces dynasties, de même que leurs parents, les Puppier, originaires quant à eux du Forez.
La collégiale compte dix-huit chanoines (qui portent le titre de barons) et deux dignitaires, dont le principal est l’obéancier: celui-ci assure de fait la direction du chapitre, la charge d’abbé revenant traditionnellement à l’archevêque-primat. L'obéancier est installé dans l’ancienne «maison du pressoir», qui sera plus tard convertie en auberge et qui est en partie conservée aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le jeune Christophe Plantin est très certainement une personnalité remarquable, tant par son intelligence que par sa curiosité d’esprit. Dans la maison Porret, où la lettre de 1567 nous indique que son père tient le rôle d’un véritable régisseur, il est introduit dans un milieu de clercs instruits, qui ont une expérience pratique de la peregrinatio academica et pour qui les premiers imprimés sont un objet banal (5). Bientôt, il se formera au latin, et il gardera toujours le regret de n’avoir pu conduire, faute de moyens financiers, la carrière de lettré ou de savant vers laquelle il se sentait poussé:
Oncques je n’eus l’aisance, / Le temps, ne la puissance, / Comme j’ai eu le cœur
De vacquer à l’étude. / Toujours Ingratitude / A dérobé mon heur (...).
L’auteur des vers ne m’a donné pouvoir / De caresser les filles de Mémoire (...).
Cela voyant, j’ay le mestier éleu / Qui m’a nourri en liant des volumes (...).
Ainsi ne pouvant estre / Pœte, écrivain ne maistre, / J’ai voulu poursuivir
Le trac, chemin ou trace / Par où leur bonne grâce / Je pourrois acquérir (6).
C’est à Saint-Just que Christophe se lie d’une très profonde et longue amitié avec son cadet (il est né en Dauphiné après 1520) Pierre Porret, plus tard apothicaire… en même temps que correspondant de la maison Plantin à Paris. Parmi les proches d’Antoine Porret figurent aussi plusieurs membres de la famille des Puppier. Le chanoine en effet a une sœur, Antoinette, dont un fils, Pierre Puppier, part à son tour pour étudier à Orléans et à Paris, et ce Pierre Puppier est à nouveau accompagné de Jean et de Christophe Plantin. Pour ce dernier, c’est le grand départ de Lyon… À Paris, il fréquentera apparemment les écoles, jusqu’à ce que Puppier soit reçu docteur, et reçoive un canonicat à Saint-Just (vers 1534-1537): le nouveau chanoine rentre alors à Lyon, avec Jean Plantin, lequel laisse à son fils un petit pécule pour lui permettre de continuer ses études parisiennes.
Jean Plantin projetait de se rendre ensuite, avec Christophe, à Toulouse, peut-être pour accompagner un autre jeune étudiant, ou pour conduire des affaires sur place –on sait que Toulouse fonctionne aussi comme une succursale de la librairie lyonnaise vers la péninsule ibérique. Quoi qu’il en soit, le projet ne se réalisera pas, de sorte que le jeune homme, resté sans ressources à Paris, adopte en 1540 le parti de venir à Caen, au service du libraire et relieur Robert (II) Macé. C’est à Caen qu’il se forme au travail de la reliure, il y acquiert sans doute aussi des connaissances en matière de librairie et d’imprimerie… et il se marie, probablement en 1546 (7). Le ménage revient alors à Paris, où Christophe Plantin retrouve son ami Porret, avant de gagner enfin Anvers, en 1548-1549. Selon toute apparence, il n’a très probablement pas encore trente ans.
Après Tours (ou plutôt, la Touraine), Lyon et Paris, les trois pôles du pouvoir dans le royaume, Anvers a alors un statut à part en Europe: les deux premiers tiers du XVIe siècle n’ont-ils pas été qualifiés par Fernand Braudel de «siècle d’Anvers», avec un apogée précisément dans les années 1535-1557? La ville, qui comptait moins de 50 000 habitants en 1500, sera à plus de 100 000 dans la décennie 1560.
Lorsque Plantin s’installe sur les rives de l’Escaut, le temps est celui d’un changement de génération: François Ier vient de mourir, et Charles Quint travaille à sa propre succession, qu’il souhaiterait assurer à son fils. Il réunit en 1549 les États de Brabant pour faire recevoir celui-ci, l’infant Philippe (Philippe II) comme futur souverain des Pays-Bas, et pour proclamer l’indivisibilité de ces provinces. Pour Philippe, c’est le felicimmo viage, et il fait sa joyeuse entrée dans la métropole d’Anvers, sous les yeux de son père, de sa tante Marie, reine de Hongrie et gouvernante des Pays-Bas... et, on peut l'imaginer, du jeune Christophe Plantin et de sa femme (8). Pourtant, la cérémonie marque l'apogée d'une époque, après laquelle la conjoncture ne tardera plus à basculer: avec la nouvelle génération des puissants, Henri II et Philippe II, le raidissement et la répression s'imposeront bientôt.
Sous l’Ancien Régime (ne nous leurrons pas: sous l'Ancien Régime... comme toujours aujourd’hui), il est très difficile de vivre comme auteur ou comme intellectuel, à moins d’avoir d’autres sources régulières de revenus –notamment une charge ecclésiastique, ou encore un poste d'enseignant (le «maître», qu'il faut comprendre comme «maître d’école»), d'administrateur ou autre. Pour Christophe Plantin, qui n’a pas pu faire les études qu'il aurait souhaitées, ces solutions sont impraticables, mais il se tournera vers la reliure, et surtout vers la «librairie», qui lui donnera un accès direct aux auteurs.
Son premier cursus illustre ainsi les voies possibles de l’ascension sociale, tout en témoignant de la prégnance de phénomènes plus larges: la formation des élites au début de la période moderne, les déplacements de la géographie et de la sociologie du pouvoir, ou encore les réseaux progressivement nouveaux de l’économie et du commerce, dont le commerce des livres. La commémoration du 500e anniversaire de la naissance de Plantin donnera très certainement à la recherche l’occasion d’approfondir un certain nombre de ces dossiers.
Notes
1) Entre plusieurs localités, Saint-Avertin semble la plus vraisemblable, de par sa proximité de Tours, et de par la présence de nombreux homonymes (Plantin, Plantain) dans les registres paroissiaux aujourd’hui conservés (Ad37). La plus ancienne mention que nous connaissions d’un homonyme figure cependant dans un bail à ferme par deux laboureurs du nom de Plantain et domiciliés à Artanne-s/Indre en 1523 (Ad37, 3E1 42).
2) Archives Plantin, XCI, f. 105. Édition notamment dans la Correspondance de Christophe Plantin (I, 27).
3) Denis Pallier, «L’apothicaire Pierre Porret, ami et agent de Plantin», dans De Gulden passer, 94 (2016), p. 219-262. L’auteur montre que les Porret sont une dynastie de petite noblesse dauphinoise. Nous nous permettons de renvoyer à cet article exemplaire pour toute la bibliographie complémentaire.
4) Cédric Michon, «Le rôle politique de Louise de Savoie (1515-1531)», dans Louise de Savoie (1476-1531), dir. Pascal Brioist, Laure Fagnart, Cédric Michon, Tours, Pr. univ. François Rabelais, 2015, p. 103-116.
5) Par ex., l’obéancier François Josserand († 1501) est signalé comme ayant travaillé à une édition de Johann Siber en 1498, et il possède une bibliothèque personnelle (cf CRI XI, 673 (réf. erronée dans l’index) et 964).
6) Cité par Max Rooses, Le Musée Plantin-Moretus, Anvers, G. Zazzarini, 1914, p. 7.
7) Denis Pallier, «L’officine plantinienne et la Normandie au XVIe siècle», dans Annales de Normandie, 45 (1995), p. 245-264.
8) Cornelius Grapheus, Spectaculorum in susceptione Philippi Hispan. Princ. a. 1549 Antverpia aeditorum mirificus apparatus, Antverpia, [s. n.], 1550 (détails ici).
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Balzac revisité
Nouvelle publication sur l’histoire des bibliothèques
Christophe Plantin est partout présenté comme originaire de Touraine, sans possibilité de référence à une source décisive: le consensus semble de réunir sur le fait qu’il soit né en 1520 à Saint-Avertin, petit village sur la rive gauche du Cher, non loin de Tours, comme fils de Jean Plantin, valet, et de son épouse (1). La région de la Loire est encore pour quelques années au cœur du pouvoir, où la résidence ordinaire des souverains (au Plessis, à Blois et à Amboise, mais aussi à Romorantin, etc.) rassemble une pléiade d’administrateurs, de courtisans, de diplomates et autres.
Mais, tourangeau, Christophe Plantin ne le sera en définitive que fort peu: la peste sévit de manière récurrente et, après le décès de sa jeune épouse au cours d'une épidémie, Jean Plantin décide de chercher fortune au loin. Il se réfugie, avec son fils unique, auprès d’Antoine Porret, chanoine, puis obéancier de Saint-Just à Lyon. Notre source principale pour l’ensemble de ces détails, est constituée par une lettre adressée à Plantin par Pierre Porret, un neveu du chanoine, en 1567 (2): la lettre indique que Jean aurait servi Antoine Porret lorsque celui-ci, encore jeune, faisait ses études (donc, probablement à la fin du XVe siècle). Un très remarquable article tout récemment publié par Denis Pallier précise en outre beaucoup de détails de notre tableau (3).
Certes, la route suivie par les deux émigrés, de la vallée de la Loire vers Lyon, porte de la Méditerranée… et de l’Italie, est alors intensément parcourue. Mais il faut aussi souligner le fait que le «petit monde» du chapitre de Saint-Just ne constitue nullement un environnement anodin: en cette décennie 1520, la collégiale est réellement une puissance. À quelque distance de la ville (Saint-Juste-lès-Lyon), l’ancienne abbaye est en importance la seconde église de Lyon après la primatiale. Au XIIe siècle, les chanoines ont entouré leur «quartier» d’une forte muraille, ce qui explique que nombre de personnalités de premier plan s’y établissent, à l’abri, pour leur séjour à Lyon. Saint-Just est en outre un pôle intellectuel notable, illustré entre autres par le chanoine Guy de Chauliac.
Enfin, la collégiale s’impose, précisément dans la décennie 1520, comme un pôle politique de première importance, lorsque Louise de Savoie y établit sa régence, avec le chancelier Duprat, pendant l’emprisonnement de François Ier après Pavie (1525-1526) (4). Charles d’Alençon, époux de Marguerite d’Angoulême et beau-frère du roi, réside d’ailleurs chez l’obéancier de Saint-Just lors de son décès en avril 1525.
Collégiale Saint-Just, plan scénographique de Lyon, milieu du XVIe siècle. Noter la muraille isolant le bourg canonial, et l'entrée dans la ville elle-même par la porte Saint-Just |
La collégiale compte dix-huit chanoines (qui portent le titre de barons) et deux dignitaires, dont le principal est l’obéancier: celui-ci assure de fait la direction du chapitre, la charge d’abbé revenant traditionnellement à l’archevêque-primat. L'obéancier est installé dans l’ancienne «maison du pressoir», qui sera plus tard convertie en auberge et qui est en partie conservée aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le jeune Christophe Plantin est très certainement une personnalité remarquable, tant par son intelligence que par sa curiosité d’esprit. Dans la maison Porret, où la lettre de 1567 nous indique que son père tient le rôle d’un véritable régisseur, il est introduit dans un milieu de clercs instruits, qui ont une expérience pratique de la peregrinatio academica et pour qui les premiers imprimés sont un objet banal (5). Bientôt, il se formera au latin, et il gardera toujours le regret de n’avoir pu conduire, faute de moyens financiers, la carrière de lettré ou de savant vers laquelle il se sentait poussé:
Oncques je n’eus l’aisance, / Le temps, ne la puissance, / Comme j’ai eu le cœur
De vacquer à l’étude. / Toujours Ingratitude / A dérobé mon heur (...).
L’auteur des vers ne m’a donné pouvoir / De caresser les filles de Mémoire (...).
Cela voyant, j’ay le mestier éleu / Qui m’a nourri en liant des volumes (...).
Ainsi ne pouvant estre / Pœte, écrivain ne maistre, / J’ai voulu poursuivir
Le trac, chemin ou trace / Par où leur bonne grâce / Je pourrois acquérir (6).
C’est à Saint-Just que Christophe se lie d’une très profonde et longue amitié avec son cadet (il est né en Dauphiné après 1520) Pierre Porret, plus tard apothicaire… en même temps que correspondant de la maison Plantin à Paris. Parmi les proches d’Antoine Porret figurent aussi plusieurs membres de la famille des Puppier. Le chanoine en effet a une sœur, Antoinette, dont un fils, Pierre Puppier, part à son tour pour étudier à Orléans et à Paris, et ce Pierre Puppier est à nouveau accompagné de Jean et de Christophe Plantin. Pour ce dernier, c’est le grand départ de Lyon… À Paris, il fréquentera apparemment les écoles, jusqu’à ce que Puppier soit reçu docteur, et reçoive un canonicat à Saint-Just (vers 1534-1537): le nouveau chanoine rentre alors à Lyon, avec Jean Plantin, lequel laisse à son fils un petit pécule pour lui permettre de continuer ses études parisiennes.
Jean Plantin projetait de se rendre ensuite, avec Christophe, à Toulouse, peut-être pour accompagner un autre jeune étudiant, ou pour conduire des affaires sur place –on sait que Toulouse fonctionne aussi comme une succursale de la librairie lyonnaise vers la péninsule ibérique. Quoi qu’il en soit, le projet ne se réalisera pas, de sorte que le jeune homme, resté sans ressources à Paris, adopte en 1540 le parti de venir à Caen, au service du libraire et relieur Robert (II) Macé. C’est à Caen qu’il se forme au travail de la reliure, il y acquiert sans doute aussi des connaissances en matière de librairie et d’imprimerie… et il se marie, probablement en 1546 (7). Le ménage revient alors à Paris, où Christophe Plantin retrouve son ami Porret, avant de gagner enfin Anvers, en 1548-1549. Selon toute apparence, il n’a très probablement pas encore trente ans.
Après Tours (ou plutôt, la Touraine), Lyon et Paris, les trois pôles du pouvoir dans le royaume, Anvers a alors un statut à part en Europe: les deux premiers tiers du XVIe siècle n’ont-ils pas été qualifiés par Fernand Braudel de «siècle d’Anvers», avec un apogée précisément dans les années 1535-1557? La ville, qui comptait moins de 50 000 habitants en 1500, sera à plus de 100 000 dans la décennie 1560.
Lorsque Plantin s’installe sur les rives de l’Escaut, le temps est celui d’un changement de génération: François Ier vient de mourir, et Charles Quint travaille à sa propre succession, qu’il souhaiterait assurer à son fils. Il réunit en 1549 les États de Brabant pour faire recevoir celui-ci, l’infant Philippe (Philippe II) comme futur souverain des Pays-Bas, et pour proclamer l’indivisibilité de ces provinces. Pour Philippe, c’est le felicimmo viage, et il fait sa joyeuse entrée dans la métropole d’Anvers, sous les yeux de son père, de sa tante Marie, reine de Hongrie et gouvernante des Pays-Bas... et, on peut l'imaginer, du jeune Christophe Plantin et de sa femme (8). Pourtant, la cérémonie marque l'apogée d'une époque, après laquelle la conjoncture ne tardera plus à basculer: avec la nouvelle génération des puissants, Henri II et Philippe II, le raidissement et la répression s'imposeront bientôt.
Vue d'Anvers, Braun et Hoggenberg, 1572 |
Son premier cursus illustre ainsi les voies possibles de l’ascension sociale, tout en témoignant de la prégnance de phénomènes plus larges: la formation des élites au début de la période moderne, les déplacements de la géographie et de la sociologie du pouvoir, ou encore les réseaux progressivement nouveaux de l’économie et du commerce, dont le commerce des livres. La commémoration du 500e anniversaire de la naissance de Plantin donnera très certainement à la recherche l’occasion d’approfondir un certain nombre de ces dossiers.
Notes
1) Entre plusieurs localités, Saint-Avertin semble la plus vraisemblable, de par sa proximité de Tours, et de par la présence de nombreux homonymes (Plantin, Plantain) dans les registres paroissiaux aujourd’hui conservés (Ad37). La plus ancienne mention que nous connaissions d’un homonyme figure cependant dans un bail à ferme par deux laboureurs du nom de Plantain et domiciliés à Artanne-s/Indre en 1523 (Ad37, 3E1 42).
2) Archives Plantin, XCI, f. 105. Édition notamment dans la Correspondance de Christophe Plantin (I, 27).
3) Denis Pallier, «L’apothicaire Pierre Porret, ami et agent de Plantin», dans De Gulden passer, 94 (2016), p. 219-262. L’auteur montre que les Porret sont une dynastie de petite noblesse dauphinoise. Nous nous permettons de renvoyer à cet article exemplaire pour toute la bibliographie complémentaire.
4) Cédric Michon, «Le rôle politique de Louise de Savoie (1515-1531)», dans Louise de Savoie (1476-1531), dir. Pascal Brioist, Laure Fagnart, Cédric Michon, Tours, Pr. univ. François Rabelais, 2015, p. 103-116.
5) Par ex., l’obéancier François Josserand († 1501) est signalé comme ayant travaillé à une édition de Johann Siber en 1498, et il possède une bibliothèque personnelle (cf CRI XI, 673 (réf. erronée dans l’index) et 964).
6) Cité par Max Rooses, Le Musée Plantin-Moretus, Anvers, G. Zazzarini, 1914, p. 7.
7) Denis Pallier, «L’officine plantinienne et la Normandie au XVIe siècle», dans Annales de Normandie, 45 (1995), p. 245-264.
8) Cornelius Grapheus, Spectaculorum in susceptione Philippi Hispan. Princ. a. 1549 Antverpia aeditorum mirificus apparatus, Antverpia, [s. n.], 1550 (détails ici).
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Balzac revisité
Nouvelle publication sur l’histoire des bibliothèques
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vendredi 6 décembre 2019
Encore Balzac
Il y a peu, nous évoquions Balzac, à propos de l’exposition commémorative organisée par la Bibliothèque de Tours («Balzac et sa joyeuse Touraine»). Nous retrouvons cet auteur au premier rang d'une publication bien connue des historiens du livre: il s’agit des Français peints par eux-mêmes, que donne l’éditeur Léon Curmer à Paris en neuf volumes, en 1840-1842. Les cinq premiers volumes traitent des professions et des «types» retenus par les éditeurs, les tomes 6 à 8, de la «province», et le dernier, sous le titre du Prisme, est offert en prime aux souscripteurs ou, le cas échéant, vendu séparément.
On sait que la série des Français peints par eux-mêmes, opération montée de toutes pièces par Curmer, est considérée comme l’un des chefs d’œuvre de la «librairie romantique» en France. L’ensemble, hors Le Prisme, se développe sur182 livraisons (contre 48 initialement prévues!), et le programme éditorial joue sur trois éléments :
- D’abord, la vogue des «physiologies», dérivées de la Physiognomonie de Lavater, que Balzac aurait découverte en 1822, et qu’il met en œuvre dans La Physiologie du mariage (1829), mais qu’il développera surtout dans son gigantesque projet de La Comédie humaine.
- Ensuite, la notoriété d’un certain nombre d’auteurs, dont précisément Balzac, mais aussi Jacques Arago, Jules Janin, Gérard de Nerval, Charles Nodier, et nombre d’autres. Curmer le soulignera, non sans une certaine emphase –éditoriale : «Il est glorieux de le penser: toutes les célébrités de ce temps se sont empressées de s’inscrire dans cette galerie physiologique» (t. VII, p. 458). «Toutes», sans doute pas, un grand nombre, et de qualité, indiscutablement.
- Enfin, l’intérêt du public pour les illustrations, que l’on commandera à des artistes eux aussi célèbres, comme Honoré Daumier, Gavarni ou encore Tony Johannot.
L’heure est à l’affichage des bons procédés, et la série s’ouvre par une dédicace de «l’éditeur reconnaissant» à ses auteurs. C'est que Curmer est bien le «promoteur» qui a pris l’initiative et qui trace le programme de l’œuvre collective –pratiquement, il s’assimile lui-même au premier de «ses» auteurs, et il refermera d’ailleurs la série avec sa «Conclusion», à la fin du tome 7.
L’«Introduction» d’ensemble est signée Jules Janin. Oui, ce qui nous paraît innovant et banal tout à la fois paraîtra vieilli et aimablement pittoresque à nos descendants;
Cependant, il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains: ce que vous faites aujourd’hui, ce que vous dites aujourd’hui, ce sera de l’histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d’une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant... (t. I, p. V).
La mise en livre reproduit un modèle fixé d’entrée, et qui doit répondre aux impératifs de la publication par livraisons: un texte calibré avec, pour chaque portrait, le «type» à pleine page (en principe au verso: nous retrouvons le principe de la pagina), puis le texte en regard. Celui-ci est introduit par un bandeau et par une lettrine, et il se referme le cas échéant (entendons, si la place est suffisante) sur une dernière illustration. La table des livraisons, donnée à la fin de chaque volume, détaille cet ensemble, en introduisant chaque chapitre par une miniature du «type» initial. Elle permet de constater que le cadre général sera progressivement assoupli, sans pour autant que l’unité formelle d’ensemble s'en trouve affectée.
Mais revenons à Balzac. En 1840, il a quarante-et-un an, et est déjà largement connu du public, avec un certain nombre de textes aussi célèbres qu’Eugénie Grandet (1833), Le Père Goriot et Le Colonel Chabert (1835), sans oublier les multiples articles de périodiques. Du coup, Curmer lui réserve une position stratégique, en l’occurrence le premier article du premier volume, celui consacré à «L’épicier», introduit par le «type» croqué par Gavarni, et dont le bandeau initial représente la «sacro-sainte boutique» (cliché 1). Il se clôt par une petite scène de genre (cliché 2): le héros
orné de son épouse (…) parfois, le dimanche se hasarde à faire une promenade champêtre. Il s’assied à l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté de l’air (t. I, p. 6) (1).
Plus loin, Balzac donnera aussi le portrait de «La femme comme il faut», à laquelle renverra comme en miroir celui de «La femme de province», en tête du tome VI. C'est que l’auteur est désormais considéré comme un spécialiste du mariage, et il n’hésite d’ailleurs pas à se citer lui-même:
En acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage, programme admis par tous les esprits judicieux du temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables (…). Mais en province, il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province; je vous le jure, il n’y en a pas deux…
Une vingtaine d’années avant Flaubert, c’est ien une esquisse d’Emma Bovary qui nous est ici proposée.
À nouveau en tête d’un volume, la «Monographie du rentier» ouvre le tome III, après la longue introduction consacrée par Janin au «Journaliste». Le titre est le seul de toute la série qui déroge à la formule minimum, par l’ajout du terme de «monographie», tandis que le texte pastiche le discours scientifique des naturalistes. Le bandeau de tête représente le minuscule badaud venu visiter la galerie du Museum, et arrêté devant le gigantesque squelette du «Rentier mâle», lequel trône entre la «Grue femelle» et l’«Oie». La lettrine «R» (la table nous apprend qu’elle est de Grandville) nous met face au rentier en bonnet de nuit, qui émerge d’une huître entr’ouverte et reproduite de manière très naturaliste (cliché 3). Puis le texte commence :
Rentier. Anthropomorphe selon Linné. Mammifère selon Cuvier, Genre de l’Ordre des Parisiens, Famille des Actionnaires, Tribu des Ganaches, le civis inermis des anciens, découvert par l’abbé Terray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker, définitivement établi aux dépens des Producteurs de Saint-Simon par le Grand-Livre (…).
Le Rentier s’élève entre cinq à six pieds de hauteur, ses mouvements sont généralement lents, mais la Nature attentive à la conservation des espèces frêles, l’a pourvu d’Omnibus, à l’aide desquels la plupart des Rentiers se transportent d’un point à un autre de l’atmosphère parisienne, au-delà de laquelle ils ne vivent pas…
Enfin, Balzac, de dévider les douze catégories de rentiers, parmi lesquelles, en effet, «le campagnard», alias le «Rentier sauvage»,
perche sur les hauteurs de Belleville, habite Montmartre, La Villette, La Chapelle (…), dit Nous autres Campagnards et se croit à la campagne, entre un nourrisseur et un établissement de fiacres (2).
Balzac rédige ses textes, les reprend, les modifie et les corrige jusqu’au dernier instant, comme l’éditeur s’en rappelle quand, dans sa conclusion, il passe en revue ses collaborateurs célèbres, en commençant une nouvelle fois par Balzac et en laissant comprendre les difficultés que lui a causées le perfectionnisme de celui qui est implicitement présenté comme l'auteur fétiche de la série:
Si nous voulions entrer dans les détails d’exécution, il nous serait facile de dire avec quelle patience de bénédictin M. de Balzac cisèle ses portraits, combien de fois il remet sur le chantier son travail, et combien de fois aussi, quand on croit tout terminé, il reprend encore son œuvre pour lui faire les épreuves du laminoir le plus strict, ne livrant ainsi sa pensée à la lumière du jour que lorsqu’il la trouve complète et irréprochable (t. VII, p. 458) (3).
Notes
(1) Ségolène Le Men (réf. infra) rappelle avec raison que l’une des premières caricatures de Daumier est précisément consacrée à «La promenade à Romainville».
(2) La comparaison entre la description de la société humaine par l'écrivain et la description savante de la zoologie est à la base de la «La Comédie humaine», et figure déjà dans la préface de la première édition d'Illusions perdues (1837): «L'Humanité sociale présente autant de variétés que la zoologie».
(3) Balzac en convient lui-même quand il fait remarquer, toujours dans sa préface de la première édition d'Illusions perdues, que «les ouvrages réimprimés et les inédits ont nécessité un travail égal, car de ceux-là, la plupart ont été refaits; il en est où tout a été renouvelé, le sujet comme le style...»
Bibliographie sélective
Ségolène Le Men, «Peints par eux-mêmes…», Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle [catalogue d'exposition], Paris, RMN, 1995.
Ségolène Le Men, « La «littérature panoramique» dans la genèse de «La Comédie humaine»: Balzac et Les Français peints par eux-mêmes», dans L’Année balzacienne, 2002/1, p. 73-100.
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On sait que la série des Français peints par eux-mêmes, opération montée de toutes pièces par Curmer, est considérée comme l’un des chefs d’œuvre de la «librairie romantique» en France. L’ensemble, hors Le Prisme, se développe sur182 livraisons (contre 48 initialement prévues!), et le programme éditorial joue sur trois éléments :
- D’abord, la vogue des «physiologies», dérivées de la Physiognomonie de Lavater, que Balzac aurait découverte en 1822, et qu’il met en œuvre dans La Physiologie du mariage (1829), mais qu’il développera surtout dans son gigantesque projet de La Comédie humaine.
- Ensuite, la notoriété d’un certain nombre d’auteurs, dont précisément Balzac, mais aussi Jacques Arago, Jules Janin, Gérard de Nerval, Charles Nodier, et nombre d’autres. Curmer le soulignera, non sans une certaine emphase –éditoriale : «Il est glorieux de le penser: toutes les célébrités de ce temps se sont empressées de s’inscrire dans cette galerie physiologique» (t. VII, p. 458). «Toutes», sans doute pas, un grand nombre, et de qualité, indiscutablement.
- Enfin, l’intérêt du public pour les illustrations, que l’on commandera à des artistes eux aussi célèbres, comme Honoré Daumier, Gavarni ou encore Tony Johannot.
L’heure est à l’affichage des bons procédés, et la série s’ouvre par une dédicace de «l’éditeur reconnaissant» à ses auteurs. C'est que Curmer est bien le «promoteur» qui a pris l’initiative et qui trace le programme de l’œuvre collective –pratiquement, il s’assimile lui-même au premier de «ses» auteurs, et il refermera d’ailleurs la série avec sa «Conclusion», à la fin du tome 7.
La "sacro-sainte boutique" de l'épicier |
Cependant, il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains: ce que vous faites aujourd’hui, ce que vous dites aujourd’hui, ce sera de l’histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d’une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant... (t. I, p. V).
La mise en livre reproduit un modèle fixé d’entrée, et qui doit répondre aux impératifs de la publication par livraisons: un texte calibré avec, pour chaque portrait, le «type» à pleine page (en principe au verso: nous retrouvons le principe de la pagina), puis le texte en regard. Celui-ci est introduit par un bandeau et par une lettrine, et il se referme le cas échéant (entendons, si la place est suffisante) sur une dernière illustration. La table des livraisons, donnée à la fin de chaque volume, détaille cet ensemble, en introduisant chaque chapitre par une miniature du «type» initial. Elle permet de constater que le cadre général sera progressivement assoupli, sans pour autant que l’unité formelle d’ensemble s'en trouve affectée.
Mais revenons à Balzac. En 1840, il a quarante-et-un an, et est déjà largement connu du public, avec un certain nombre de textes aussi célèbres qu’Eugénie Grandet (1833), Le Père Goriot et Le Colonel Chabert (1835), sans oublier les multiples articles de périodiques. Du coup, Curmer lui réserve une position stratégique, en l’occurrence le premier article du premier volume, celui consacré à «L’épicier», introduit par le «type» croqué par Gavarni, et dont le bandeau initial représente la «sacro-sainte boutique» (cliché 1). Il se clôt par une petite scène de genre (cliché 2): le héros
orné de son épouse (…) parfois, le dimanche se hasarde à faire une promenade champêtre. Il s’assied à l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté de l’air (t. I, p. 6) (1).
L'épicier aux champs |
En acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage, programme admis par tous les esprits judicieux du temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables (…). Mais en province, il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province; je vous le jure, il n’y en a pas deux…
Une vingtaine d’années avant Flaubert, c’est ien une esquisse d’Emma Bovary qui nous est ici proposée.
À nouveau en tête d’un volume, la «Monographie du rentier» ouvre le tome III, après la longue introduction consacrée par Janin au «Journaliste». Le titre est le seul de toute la série qui déroge à la formule minimum, par l’ajout du terme de «monographie», tandis que le texte pastiche le discours scientifique des naturalistes. Le bandeau de tête représente le minuscule badaud venu visiter la galerie du Museum, et arrêté devant le gigantesque squelette du «Rentier mâle», lequel trône entre la «Grue femelle» et l’«Oie». La lettrine «R» (la table nous apprend qu’elle est de Grandville) nous met face au rentier en bonnet de nuit, qui émerge d’une huître entr’ouverte et reproduite de manière très naturaliste (cliché 3). Puis le texte commence :
Rentier. Anthropomorphe selon Linné. Mammifère selon Cuvier, Genre de l’Ordre des Parisiens, Famille des Actionnaires, Tribu des Ganaches, le civis inermis des anciens, découvert par l’abbé Terray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker, définitivement établi aux dépens des Producteurs de Saint-Simon par le Grand-Livre (…).
Le Rentier s’élève entre cinq à six pieds de hauteur, ses mouvements sont généralement lents, mais la Nature attentive à la conservation des espèces frêles, l’a pourvu d’Omnibus, à l’aide desquels la plupart des Rentiers se transportent d’un point à un autre de l’atmosphère parisienne, au-delà de laquelle ils ne vivent pas…
Enfin, Balzac, de dévider les douze catégories de rentiers, parmi lesquelles, en effet, «le campagnard», alias le «Rentier sauvage»,
perche sur les hauteurs de Belleville, habite Montmartre, La Villette, La Chapelle (…), dit Nous autres Campagnards et se croit à la campagne, entre un nourrisseur et un établissement de fiacres (2).
Balzac rédige ses textes, les reprend, les modifie et les corrige jusqu’au dernier instant, comme l’éditeur s’en rappelle quand, dans sa conclusion, il passe en revue ses collaborateurs célèbres, en commençant une nouvelle fois par Balzac et en laissant comprendre les difficultés que lui a causées le perfectionnisme de celui qui est implicitement présenté comme l'auteur fétiche de la série:
Si nous voulions entrer dans les détails d’exécution, il nous serait facile de dire avec quelle patience de bénédictin M. de Balzac cisèle ses portraits, combien de fois il remet sur le chantier son travail, et combien de fois aussi, quand on croit tout terminé, il reprend encore son œuvre pour lui faire les épreuves du laminoir le plus strict, ne livrant ainsi sa pensée à la lumière du jour que lorsqu’il la trouve complète et irréprochable (t. VII, p. 458) (3).
Notes
(1) Ségolène Le Men (réf. infra) rappelle avec raison que l’une des premières caricatures de Daumier est précisément consacrée à «La promenade à Romainville».
(2) La comparaison entre la description de la société humaine par l'écrivain et la description savante de la zoologie est à la base de la «La Comédie humaine», et figure déjà dans la préface de la première édition d'Illusions perdues (1837): «L'Humanité sociale présente autant de variétés que la zoologie».
(3) Balzac en convient lui-même quand il fait remarquer, toujours dans sa préface de la première édition d'Illusions perdues, que «les ouvrages réimprimés et les inédits ont nécessité un travail égal, car de ceux-là, la plupart ont été refaits; il en est où tout a été renouvelé, le sujet comme le style...»
Bibliographie sélective
Ségolène Le Men, «Peints par eux-mêmes…», Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle [catalogue d'exposition], Paris, RMN, 1995.
Ségolène Le Men, « La «littérature panoramique» dans la genèse de «La Comédie humaine»: Balzac et Les Français peints par eux-mêmes», dans L’Année balzacienne, 2002/1, p. 73-100.
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