samedi 27 novembre 2010

Histoire du livre, histoire de la lecture et «Leserevolution»

L’histoire de la lecture a constitué l’un des points forts des travaux d’histoire du livre conduits en Occident depuis plusieurs décennies, et cette approche a incontestablement permis des avancées scientifiques spectaculaires. La tradition française de la «nouvelle histoire du livre» fondée avec L’Apparition du livre en 1958 se concentrait plutôt sur les acteurs de la branche de la «librairie», les imprimeurs, les éditeurs et les libraires, puis les auteurs et leur public.
L’élargissement épistémologique que marquent notamment les travaux de Michel de Certeau sur L’Invention du quotidien introduisent la problématique anthropologique comme un des pôles de l’interrogation. Il existe évidemment des déterminants larges (par ex., le niveau technique, les équilibres économiques, les catégories sociales, etc.), mais ceux-ci ne sont jamais absolument… déterminants: on dira plutôt qu’ils tracent un horizon de possibles, à l’intérieur duquel chacun invente ou réinvente, quotidiennement, des «arts de faire» qui sont autant de formes de liberté et, le cas échéant, de dépassement.
Parmi, ces «arts de faire», la lecture en tant que pratique a tout naturellement retenu au premier chef l’attention des historiens du livre. Deux observation principales en ont structuré la réflexion: d’une part, c’est l’opposition classique entre une lecture silencieuse et une lecture orale (ou murmurée), laquelle serait longtemps restée majoritaire. On saint que, lorsque saint Augustin rend visite à saint Ambroise de Milan, il s’étonne de la manière dont ce dernier lit:
« Quand [Ambroise] lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. (...) Souvent lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence, car il ne lisait jamais à haute voix » (on remarquera au passage l’allusion à la problématique du sens du texte).
Cette distinction de la lecture orale et de la lecture silencieuse appellerait un certain nombre d’observations, mais nous voulons aujourd’hui nous arrêter plutôt sur le second modèle, celui qui oppose lecture intensive (la lecture et la relecture in extenso des mêmes textes) et lecture extensive. Cette dernière désigne une lecture constamment renouvelée, ou encore une lecture de consultation.
La chronologie fait problème, parce que ces modèles recouvrent souvent une ligne d’évolution implicite et que l’on considère faussement comme «naturelle», celle du progrès: une forme de lecture archaïque (orale, intensive, etc.), et une autre plus moderne (silencieuse, extensive). Les recherches de Rolf Engelsing, surtout son article consacré aux «périodes de l’histoire de la lecture à l’époque moderne», ont eu un grand retentissement: mais le fait que l'auteur présente son concept de «révolution de la lecture» comme désignant une caractéristique fondamentale de l’Allemagne des Lumières, a souvent fait conclure, hâtivement et faussement, que l’invention de la lecture extensive daterait de cette époque.
La théorie d’Engelsing est plus subtile: il s’agit pour lui de montrer que la participation des citoyens (Bürger) à une Allemagne alors en voie d’intégration culturelle rapide s'appuie sur le média de l’imprimé, comme le montrent l’essor de la production, et surtout le développement très rapide des périodiques de toutes sortes. Dans une Allemagne politiquement très morcelée, l’espace public moderne qui se construit est fondé sur l’imprimé –en ce sens, le modèle ainsi développé est peut-être plus «moderne» que celui que la France connaît à la même époque, et qui débouchera sur la Révolution.
Terminons par une remarque: l’iconographie tient une place notable comme source d’une histoire de la lecture pour laquelle le problème des sources est toujours difficile. Les Annonciations ont souvent été utilisées, dans lesquelles la Vierge est surprise par l’ange alors même qu’elle est plongée dans la lecture de ses Heures. Mais nous connaissons aussi un grand nombre d’enluminures, voire de tableaux qui, dès la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, donnent à voir une pratique de lecture extensive dont la mise en scène démontre implicitement la relative banalité.
Un des tableaux les plus intéressants à cet égard est conservé à la Galerie de peintures (© Gemäldegalerie) de Berlin (n° 2142) et date des années 1465. Giovanni di Paolo (mort à Sienne en 1482) y met en scène l’apparition de saint Jérôme à saint Augustin, lequel était en train d’écrire (cf le manuscrit, l’encrier, la plume, le racloir et les lorgnons).
Bien sûr, le spectateur est frappé par la recherche d’une perspective complexe, mais l’historien du livre l’est plus encore par l’image d’un mobilier spécialement conçu pour le travail de l’intellectuel: les livres sont partout autour d’Augustin (plus de trente volumes au total), les uns ouverts, les autres fermés et empilés dans des sortes de placards ou à plat sur des rayonnages. La complication de ce que nous pouvons bien appeler un meuble de bureau, avec plusieurs niveaux de tablettes, témoigne des besoins nouveaux du lectorat savant de l’époque, et peut-être de l'existence d'un mobilier spécialisé dont nous ne savons que trop peu de choses (un colloque sera consacré à ce thème en mai 2011 à Parme). Giovanni nous donne ainsi, sans le vouloir, une remarquable leçon d'anthropologie quand, pratiquement au même moment, la révolution gutenbergienne va bouleverser encore plus en profondeur la relation des auteurs, et des lecteurs, avec le média.

Rolf Engelsing, « Die Perioden der Lesergeschichte in der Neuzeit », dans Zur Sozialgeschichte deutscher Mittel-u. Unterschichten, Göttingen, 1973, p. 112- 154. Rolf Engelsing, Der Bürger als Leser: Lesergeschichte in Deutschland, 1500-1800, Stuttgart, Metzler, 1974.

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