mardi 2 novembre 2010

Histoire du livre et théorie de l’innovation (3)

Gutenberg voulait reproduire ce qui existait déjà, mais les professionnels des années 1470 doivent innover non seulement pour développer leurs affaires, mais même pour pouvoir se maintenir. L’innovation de produit ne se fait jour que peu à peu, pour répondre à la saturation du marché traditionnel et à la concurrence.
Le concept d’élasticité permet d’analyser le processus: le public traditionnel des livres est constitué d’abord par les clercs –non pas nécessairement des ecclésiastiques, mais surtout le « petit monde » des universités, enseignants et docteurs, étudiants et anciens étudiants, personnel des collèges, etc. Il faut leur joindre une partie du personnel des administrations et de l’Église, les professions libérales et les représentants de la bourgeoisie urbaine. Enfin, les souverains et les grands seigneurs sont des amateurs de livres, et ils constituent des bibliothèques souvent célèbres.
Même si les évaluations quantitatives du public relèvent de l’hypothèse, on conçoit bien qu’il est à la fois concentré dans les villes et très minoritaire par rapport à la population globale. À Augsbourg, ville non universitaire, Hans-Jörg Künast estime le public des lecteurs susceptibles de connaître le latin (élèves et étudiants, clercs, petite partie de la bourgeoisie urbaine) à quelque seize cents personnes tout au plus.
C’est ce public qu’il fait désormais dépasser, et l’innovation de produit se déploiera donc selon deux logiques parallèles. Du côté du contenu des livres : on proposera à un public plus large des livres qui jusque là n’existaient pas sous la forme d’imprimés, textes en langue vernaculaire, œuvres d’auteurs contemporains et livres illustrés. L’articulation entre langue vernaculaire et illustration est particulièrement remarquable, qu’il s’agisse de la tradition allemande (à Bamberg, puis à Augsbourg) ou français (à Lyon).
Le second axe de l’innovation de produit concerne la mise en livre, pour laquelle les changements et améliorations qui se font jour obéissent à deux logiques convergentes. Il s’agit d’abord de faciliter et de rationaliser le travail des presses (d’où l’apparition d’éléments comme les signatures imprimées pour numéroter les cahiers). Mais il s’agit aussi de répondre à la concurrence en innovant sur le plan du produit lui-même.
La page de titre illustre très bien ce second point: elle apparaît d’abord sous une forme relativement sommaire, mais parfois très spectaculaire, avant de se développer avec une dimension publicitaire certaine. Ses éléments principaux concernent l’identification du texte et éventuellement de l’auteur, la qualité de l’édition proposée et l’indication de l’atelier qui a produit le volume.
À trois années d’intervalle, la page de titre de la première édition allemande du Narrenschiff (La Nef des fous), en  1494 (cf. cliché 1), et celle de sa traduction latine (Stultifera navis), en 1497, illustrent de manière spectaculaire le chemin parcouru. On peut pratiquement dire que les pages de titre des trois éditions latines incunables du Narrenschiff sont conçues dans la perspective de ce que l’on appelle la traçabilité: il s’agit d’identifier l’édition comme la meilleure et la plus récente, et de barrer la route à des «contrefaçons» nombreuses, mais présentées comme moins bonnes.La publicité pour l’atelier d’imprimerie ou pour la maison de librairie n’est pas absente, avec la présence éventuelle d’une marque typographique plus ou moins spectaculaire, et de l’«adresse» de l’ouvrage: l’indication du nom du libraire, son adresse en ville et la date de publication, qui constitue aussi un argument publicitaire, dans la mesure où le caractère plus ou moins nouveau d’un texte ou d’une édition est présenté comme un facteur devant inciter à l’achat.
Mais ouvrons le volume: les célébrissimes Chroniques de Nuremberg (le Liber chronicarum de 1493) constituent comme le paradigme de cet objet nouveau qu’est devenu le livre imprimé. L’ouvrage in-folio est monumental, et sa réalisation a demandé des investissements très lourds. Il innove par la mise en page, avec la présence au fil du texte de quelque 1800 bois gravés, dont un certain nombre de très grande qualité, et avec aussi un travail extrêmement soigné sur l’organisation interne du volume (cf. cliché 2).
L’ouvrage possède désormais une foliotation imprimée et un titre courant, tandis qu’un index est inséré en tête, conçu de manière moderne: l’éditeur l’a en effet établi par rapport à la foliotation et non plus, comme c’était habituel, par rapport au contenu du texte lui-même (un index médiéval est souvent assimilable à ce que nous appellerions une table systématique) (cf. cliché 3).
La puissance de l’innovation est immense: les éléments d’information sont désormais repérés par rapport aux séquences normalisées successives, les feuillets, qui constituent leur support matériel. Si les Chroniques ne possède pas de page de titre à proprement parler, il n’est pas douteux que, dans l’esprit de Koberger, les deux éléments, de l’illustration et de l’index, ne doivent concourir au succès commercial. Le dossier exceptionnel des Chroniques nous permet de connaître l’importance du tirage (1800 exemplaires), et le caractère spectaculaire de l’ouvrage explique qu’il soit aujourd’hui l’un des mieux conservés de l’époque.
La date du 1er janvier 1501 comme définissant le temps des incunables n’a pas de signification historique. À l’inverse, la typologie de l’innovation permet de mieux reconstruire les phases successives à travers lesquelles s’est imposé le média nouveau de l’imprimé. L’innovation de procédé et l’innovation de produit se combinent nécessairement avec une innovation du côté de l’organisation du travail de production et de diffusion des livres, et débouchent surtout, à terme, sur une innovation du côté des pratiques des «consommateurs», autrement dit des lecteurs. Mais c’est là une autre histoire.

Note bibliogr.: Frédéric Barbier, «Le texte et l’image: quelques observations sur le livre imprimé à l’aube de la période moderne», dans La Gravure et l’histoire. Les livres illustrés de la Renaissance et du baroque à la conquête du passé, dir. Sandra Costa, Grenoble, CRTHIPA, 2010, p. 9-33.
Nota: d'autres informations sur le même thème figurent à la page EPHE Conférence 2008-2009 (cliquer ici ou sur l'onglet dans la marge verte du blog).

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