Le récent colloque de Tours, Lost in Renaissance (cliquet ici), nous amène à rouvrir brièvement un dossier ancien: celui-ci porte sur «la peur et le livre» –selon l’usage, nous entendons ce dernier terme dans son sens le plus large, soit un support faisant appel aux techniques de l’écrit (à l’exclusion des écrans). La peur et le livre ne constituent d'ailleurs qu’un exemple d’un sujet beaucoup plus large, et que l’on pourrait définir comme celui e «la peur et les médias» (cliquer ici).
Nous ne pouvons pas nous arrêter sur la typologie de la peur, qui opposera la peur immédiate (par ex., la peur de tomber), à la peur à moyen ou à plus long terme (la peur de la ruine, de la maladie, ou autre) et à la peur essentielle (la peur de la mort et de ce qui peut s’ensuivre). Par rapport à cette question, les usages du média seront de différents ordres: la peur existentielle, celle de mourir, ne peut être envisagée que dans une spécifique, celle de la morale ou d'une forme de dévotion, quand les autres types de peur pourront faire l’objet de spéculations diverses relatives au média. Selon les époques et les circonstances,
- on garde sous les yeux l’image de la mort et on s’inquiète de son salut en se référant à des livres de piété ou autre (dans le monde occidental, l’Imitation de Jésus Christ est le best seller de l’époque moderne);
-ou bien on «joue à se faire peur» en apprenant l’existence d’une catastrophe qui s’est produite au loin (ce sont les «canards»), ou en lisant un roman effrayant (un roman «gothique», une histoire de fantôme…), mais que l’on sait être une fiction;
-ou bien encore on se laisse aller à une forme de millénarisme annonçant la fin du monde (à l'époque contemporaine, il s'agit de la guerre, de la subversion des États organisés, des migrations incontrôlées, de la destruction de l'environnement naturel et des conséquences que cette destruction peut entraîner…).
Cette typologie interfère avec une sociologie et une anthropologie de la peur, elles-mêmes liées à la médiatisation: nous avons déjà évoqué, pour la France, la Grande Peur de 1789, soit la peur du plus grand nombre dans un environnement rural très majoritairement analphabète, mais en même temps ouvert à la circulation des bruits et autres fausses nouvelles. Au XIXe siècle, à la peur des bourgeois parisiens devant les «banlieues rouges» telles que présentées par Zola (1) succède aujourd’hui la peur face à des «quartiers» censés être dominés par le communautarisme et abandonnés par la République. Les enquêtes de Le Play donnent des séries d’exemples de ce type, comme celui des «paysans déracinés» qui peuplent Saint-Junien (Hte-Vienne), et parmi lesquels l’auteur s'arrête sur la figure de la gantière, seule dans son atelier et qui coud fébrilement: «paysanne hier, elle sera pétroleuse demain à la prochaine grève».
Mais nous retiendrons aujourd’hui le schéma inverse: c'est le livre, ou le média, qui fait peur par lui-même, et surtout par les usages qui peuvent en être faits. Le colloque de Tours a permis de revenir sur les conséquences entraînées par l’irruption, au XVe siècle, de la nouvelle technologie des médias, celle de la typographie en caractères mobiles. Bien entendu, la première réaction est universellement positive, face à un outil qui permettra la multiplication des textes, l’accélération de leur circulation, et une accessibilité considérablement plus grande grâce à la baisse des prix. Mais les disfonctionnements apparaissent progressivement plus graves: comment protéger les investissements des libraires éditeurs, comment contrôler la qualité des textes publiés et surtout, à plus long terme, comment contrôler leur circulation (2)?
Bien sûr, la peur n’entre pas seule en ligne de compte: l’économie intervient aussi (il faut réguler, pour protéger ses droits), de même que la sociologie du pouvoir (il faut contrôler, pour conserver l’exclusivité de la médiation ou de la prescription, notamment s’agissant du premier ordre et du rapport à l'Écriture sainte).
Le risque fondamental est celui selon lequel un nombre croissant de lecteurs potentiels pourra se procurer les textes qu’il souhaite ou qui seront à sa disposition, alors même que ces textes ne lui sont pas toujours réellement accessibles. Selon les lecteurs, les conséquences pourront être tragiques pour l’individu, pour sa famille, ou pour la collectivité: ce lecteur trop naïf est intoxiqué par le texte qu’il découvre et qui le fascine, à l’image d’Emma Bovary «empoisonnée» par ce qu’elle emprunte au cabinet de lecture de Rouen. La crédulité pousse cet autre à croire à des chimères (la bourse…), qui entraîneront sa ruine et celle de sa famille. Quant aux paysans révoltés, ils ont pris au sens littéral ce qu'ils croyaient avoir été annoncé par les Réformateurs, sur le royaume de Dieu et sur l’égalité universelle…
Bref, l’imprimerie est un don de Dieu, mais elle doit être utilisée à bon escient. Dès avant 1517, la réaction se fait à Rome, quand le pape Léon X promulgue les décisions du concile de Latran relatives à la publication des livres imprimés (26 mai 1515): il est interdit d'imprimer un texte qui n'aura pas été approuvé par les autorités ecclésiastiques (Prohibitio imprimendi libris, absque examine approbatione Vicarii Papæ, & Magistri Sacri Palatii Apostolici in Urbe. Et episcoporum hæreticæque pravitatis inquisitorum il aliis locis»). L'imprimerie a été découverte par la grâce de Dieu et elle apporte des avantages considérables (3), mais il est de la responsabilité de l'Église de veiller à ce qu'elle ne soit employée qu'à la gloire de Dieu, à l'essor de la foire et à la diffusion des connaissances utiles (4). Encore quelques années, et Cochlaeus résumera les inquiétudes de la part des catholiques:
Le Nouveau Testament de Luther a été tellement multiplié et tellement répandu par les imprimeurs que des tailleurs et des cordonniers, (…), des femmes, des ignorants, qui ont accepté ce nouvel évangile luthérien et qui savent un peu lire l’allemand l’ont étudié avidement comme la source de toute vérité…
De fait, tout un chacun n’a pas été formé pour interpréter les Écritures saintes, et il convient toujours de prendre des précautions. À terme, ce sera, au concile de Trente, la mise en place de la censure en tant qu’institution de surveillance et de régulation de la circulation des livres.
Ne croyons pas pourtant que les idées des Réformateurs soient plus ouvertes, s’agissant de la pratique de lecture. Luther ne déclare-t-il pas:
«Il ne faudrait pas lire beaucoup, mais lire de bonnes choses et les lire souvent» (Martin Luther, À la noblesse chrétienne, dans Œuvres, I, p. 662).
Inutile de souligner combien ce programme supposerait de revenir sur la théorie de la «Leserevolution», laquelle serait caractérisée par le passage, plus précoce dans l'environnement réformé, de la lecture intensive à la lecture extensive…
1) Alain Faure, «Un faubourg, des banlieues, ou la déclinaison du rejet», dans Genèses, 51-2 (2003), Les Mots de la ville, p. 48-69.
2) Jean-François Gilmont, «Les humanistes face à l’ars impressoria», dans Id., Le Livre et ses secrets, Louvain, Presses universitaires de Louvain; Genève, Librairie Droz, 2003, p. 45-57. L’auteur exploite notamment le petit opuscule de Hans Widmann, Vom Nutzen und Nachteil der Erfindungdes Buchdrucks, aus der Sicht der Zeitgenossen des Erfinders, Mainz, Gutenberg Gesellschaft, 1973. Voir aussi : Orietta Rossini, «La stampa a Roma : entusiasmi e riserve nei circoli umanistici», dans Gutenberg e Roma. Le origini della stampa nella città dei papi (1467-1477) [catalogue de l’exposition du Mueso Barracco, Rome, 1997], éd. Massimo Miglio, Orietta Rossini, Napoli, Electa Napoli, 1997, p. 97-112. La question de la protection des œuvres de l'esprit et de la rémunération des auteurs à partir de leur travail reste longtemps en retrait.
3) «Ars imprimendi libros, temporibus potissimum nostris, divino favente numiner, inventa seu aucta & perpolita, plurima mortablibus attulerit commodæ, cum parva impensa, copia librorum maxima habeatur».
4) «Nos itaque ne id quod ad Dei gloriam & fidei augmentum ac bonorum artium propagationem salubriter est inventum, in contrarium convertatur». Le texte complet est édité dans: Magnum bullarium romanum a beato Leone Magno usque ad S.D.N. Benedictum XIII opus absolutissimum, t. I, Luxemburgi, sumptibus Andreæ Chevalier, 1727, p. 554 et suiv.
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