Le château de Vaux, ou la mise en scène des trompe-l'œil |
Mais revenons à l'œuvre elle-même, et à ses conditions de production. Né en 1686, Oudry est un élève de Largillière, et il s’oriente tout particulièrement vers la peinture de natures mortes, de scènes de chasse et d’animaux. À compter de 1726, la protection de Louis Fagon lui vaut d’être nommé peintre pour la Manufacture royale de tapisseries de Beauvais dont, après Besnier, il prendra la direction artistique à partir de 1734: c’est ainsi qu’il prépare les cartons des tapisseries exécutées à Beauvais, avant d’en suivre la réalisation. C’est aussi à Beauvais qu’il décédera, en 1755.
Dans les années 1729-1734, l’artiste avait préparé, à la demande du garde des sceaux Germain Louis Chauvelin, une série de dessins illustrant le cycle des Fables de Jean de La Fontaine. Ces dessins sont d’abord utilisés pour des tapisseries: nous connaissons plusieurs pièces faites dans le cadre de cette opération (fauteuils, etc., comme à Champs-s/Marne). Le mobilier de Vaux-le-Vicomte, reconstitué au XIXe siècle, présente à cet égard une pièce très remarquable, en l’espèce d’un superbe paravent à six feuilles, tissé par La Savonnerie (sur la colline de Chaillot) entre 1735 et 1740, et reprenant les illustrations de six fables tout particulièrement célèbres de La Fontaine, d’après Oudry et Pierre Josse Perrot.
La deuxième fable du livre I, «le Corbeau et le renard», met l'accent sur l'importance de la rhétorique: le corbeau est à l’abri dans son arbre, avec le butin qu’il s’apprête à déguster, à savoir un fromage. Le renard, qui ne saurait grimper aux arbres, entreprend pourtant de le circonvenir par son discours trompeur: la construction du texte oppose dans ses rimes le fromage au langage, et plus loin le ramage (le son) au plumage (le paraître). En définitive, le renard arrive à ses fins, quoique ceux-ci pouvaient a priori sembler totalement hors de sa portée.
Les 275 (ou 277?) dessins d’Oudry sont reliés sous maroquin vert en deux albums , que l’artiste vend, dans les années 1751, à Louis Regnard de Montenault: celui-ci prépare alors une rapide biographie de La Fontaine, qu'il veut publier en tête d'une nouvelle édition illustrée de ses Fables. Pourtant, Cochin indique, dans ses Mémoires, que Montenault n'est qu’un prête-nom. Quoi qu’il en soit, l’entreprise est soutenue par la banque d’Arcy et par des financiers de l’entourage de Madame de Pompadour.
Il s’agit, avec l’accord d’Oudry, de faire reprendre les dessins originaux par Charles Nicolas Cochin, en vue de les approprier à leur reproduction sous forme de gravures, et d’en confier ensuite la réalisation à une pléiade d’artistes célèbres. Oudry lui-même dessine le frontispice, dont Cochin exécutera la gravure. Enfin, les superbes culs-de-lampe gravés sur bois sont dessinés par Jean-Jacques Bachelier, et gravés par Nicolas Le Sueur et par Jean-Michel Papillon.
Les premières planches sont présentées en 1753, et le premier des quatre volumes in folio, dédié au roi, est annoncé en septembre 1754, avant de sortir à Paris, chez Desaint et Saillant et chez Durand au printemps suivant. L’impression est réalisée par Charles Antoine Jombert (ici le compte rendu du livre de Greta Kaucher), au tirage de 1000 exemplaires, dont une centaine sur grand papier. Le Journal de Trévoux annonce, en juillet 1755:
On voit chez Dessaint & Saillant et chez Durant le 1. volume de la magnifique édition des Fables de La Fontaine. On sçait qu’elle est in-fol., avec les sujets gravés d’après les dessins de feu M. Oudry & sous la direction de M. Cochin, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de peinture & de sculpture. (…) Tout ce que nous pourrions dire en faveur de cette édition seroit au-dessous de ce qu’elle est en elle-même…
Pourtant, la spéculation semble se révéler au moins... hasardeuse, et le quatrième et dernier volume ne pourra sortir qu’avec le soutien du roi, en 1759. Le prix de vente très élevé explique peut-être ce relatif échec: 300 livres pour un exemplaire sur papier ordinaire, 348 livres sur papier grand raisin, et 400 sur grand papier, sans dire rien des exemplaires de tête.
Quant aux deux albums d’Oudry, ils sont passés dans différentes collections, jusqu’à celle de Raphaël Esmérian de 1946 à 1973. Si le premier album est aujourd’hui conservé, le deuxième a été démembré et dispersé. Et, pour conclure, observons que le «La Fontaine» résume en lui-même l'histoire de la bibliophilie: il devient immédiatement un livre pour les «amateurs» fortunés, et il est systématiquement présenté dans les expositions patrimoniales des bibliothèques qui ont la chance de le conserver: ainsi de l'exposition Le Livre (Paris, BN, 1972, n° 682), ou encore des Trésors de la bibliothèque de l'Arsenal, en 1980 (n° 81). Pourtant, reconnaissons que les notices sont pour le moins succinctes, et qu'elles ont une certaine tendance à se répéter elles-mêmes...
Roger Gaucheron, «La préparation et le lancement d'un livre de luxe au XVIIIe siècle: l'édition des Fables de La Fontaine, dite d'Oudry», dans Arts et métiers graphiques, 1927 (n° 2), p. 77-82.
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