Un ancien travail consacré à la famille Fould (Frédéric Barbier, Finance et politique: la dynastie des Fould, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1991) nous avait fait connaître certaines grandes figures des communautés juives en Lorraine et en Alsace à partir de la fin de l’Ancien Régime.
Une petite brochure datée de 1795 nous fait reprendre cette problématique. Il s’agit de:
Alexandre Seligmann, Dénonciation à mes concitoyens des vexations que m’ont fait éprouver les fidèles suppots du traitre Robespierre, lors du système de terreur établi dans la République, Strasbourg, De l’imprimerie de Treuttel et Würtz, an III, 38 p., [2] p. bl., 8°. Sign. A-B (8), C (4).
Avec Seligmann, nous sommes pénétrons l’entourage de la plus puissance famille juive de l’est à l’époque: ce sont les Hirz (Hirsch), alias Cerf. Naftali Hertz ben Dov Beer (1726-1793), originaire de Medelsheim (dans le comté de Deux-Ponts / Zweibrücken), est un richissime homme d’affaires, marchand de chevaux, fournisseur aux armées et banquier. Il est aussi un intellectuel des Lumières, qui s’adressera au philosophe Moses Mendelssohn pour intervenir en faveur des Juifs, en même temps que le préposé général de la «Nation juive» d’Alsace. Ses compatriotes le désignent usuellement comme «Cerf Berr le Grand».
À Strasbourg, la proscription des Juifs est une réalité quotidienne: depuis 1388, ils sont interdits de résidence en ville et, tous les soirs, une trompe (le Grüselhorn, ou Kräuselhorn) sonne du haut de la cathédrale pour les avertir qu’ils doivent se retirer. Cet usage ne sera aboli que le 18 juillet 1791. Ne pouvant résider à Strasbourg, les Juifs sont notamment établis à Bischheim, alors une bourgade au nord de la ville: la communauté juive de Bischheim est l’une des plus importantes de l’est de la France actuelle.
Mais la rupture est trop grande, entre le statut et le rôle, surtout s’agissant des familles les plus puissantes. Cerf Berr le Grand est à la tête d’une entreprise stratégique qui se développe entre l’Alsace, la Lorraine et Paris. La cour de Versailles est plus éclairée que le Magistrat de Strasbourg, et, en 1768, le Gouvernement de Louis XV obtient en sa faveur une exception à la règle de proscription quotidienne. Cerf Berr rachète discrètement, en 1771, l’hôtel de Ribeaupierre (1), où il établit sa famille. Seligmann quant à lui est né à Bouxwiller en 1748, mais son mariage avec Rebecca, fille aînée de Cerf Berr (1774), assure sa fortune: en 1777, il est à son tour autorisé à venir à Strasbourg où, selon la tradition, il poursuit une activité de négociant-banquier, et de manufacturier (dans les deux domaines du tabac et du drap).
Malgré des progrès certains, la question du statut des Juifs est loin d’être réglée en Alsace lorsqu’éclate la Révolution. Si la bourgeoisie éclairée est favorable à l’émancipation, le plus grand nombre reste opposé à toute forme d’intégration (le Cahier de doléances de Strasbourg renferme un article à ce sujet), et la municipalité interviendra à plusieurs reprises contre le processus d’émancipation. Rodolphe Reuss rapporte un passage du Rapport sur la question de l’état-civil des Juifs d’Alsace, par Le Barbier de Tinan:
Encore aujourd’hui, l’on entend l’odieuse corne, dont le son lugubre se répand tous les soirs à la tombée de la nuit du haut de la cathédrale. Les préjugés dont le peuple de Strasbourg est imbu, sa haine aveugle contre les Juifs, trouve en grande partie leur origine à l’impression qu’a faite sur les enfants le son de cette corne, aux ridicules histoires qu’on leur a racontées et dont la tradition se conserve religieusement.
Le 27 septembre 1791, l’Assemblée proclame l’émancipation des «Juifs d’Allemagne», autrement dit les Juifs de l’est, par opposition aux «Juifs portugais», ceux du sud-ouest, dont l’émancipation avait été décidée plus d’une année auparavant (ce délai en lui-même est significatif). La mise en application pratique de cette disposition n'en demeure pas moins problématique.
Dès avant la Révolution, Alexandre Seligmann est riche, et sa maison abrite un précepteur, un secrétaire, un commis et cinq domestiques... Même si la chute de la monarchie s’accompagne de la disparition des relations privilégiées avec la cour, il peut poursuivre ses affaires, tout en se conformant scrupuleusement aux dispositions prises relativement aux contributions successivement décidées (y compris des dons faits à la Société des Jacobins). Mais les événements qui se succèdent à partir de 1793 voient la pression se renforcer: Saint-Just et Lebas lancent un emprunt forcé de 9 millions de livres, auquel Seligmann participe à hauteur de la somme énorme de 200 000 livres. Bientôt pourtant, les manifestations de bonnes dispositions ne suffisent plus et, le 19 novembre 1793, le commissaire après des armées de Rhin et Moselle, Baudot, écrit de Strasbourg:
La race juive, mise à l’égale des bêtes de somme par les tyrans de l’ancien régime, aurait dû sans doute se dévouer tout entière à la cause de la liberté, qui les rend aux droits de l’homme. Il n’en est cependant rien (…). Partout ils mettent de la cupidité à la place de l’amour de la patrie, et leurs ridicules superstitions à la place de a raison. Ne serait-il pas convenant de s’occuper d’une régénération guillotinière à leur égard?
Cette dernière formule, et le néologisme auquel elle fait appel, est au moins... étonnante. Peu après, les emprisonnement commencent, tandis que les mesures discriminatoires se succèdent. Si Seligmann réussit longtemps à y échapper, il finit par être arrêté, le 30 mai 1794, comme «égoïste et fanatique», et il est incarcéré avec six cents autre prisonniers au Grand Séminaire. Sa vie est en danger, tandis que dans le même temps les pertes financières s’accumulent, par suite de l’interruption de toutes les affaires. Pourtant, le banquier ne reconce jamais à se défendre, et il envoie même au Conseil municipal des participations pour l’organisation des fêtes révolutionnaires. La nouvelle de la mort de Robespierre rendra seule possible sa libération, effective le 20 août 1794.
Dans les semaines qui suivent, Seligmann réunit tous les éléments à l’appui d’une demande d’indemnisation, et il publie sa brochure: il n'est sans doute pas anodin que celle-ci paraisse sous l'adresse de l'une des maisons les plus respectées du petit monde réformé (entendons, luthérien) de Strasbourg: la maison Treuttel et Würtz. On le voit, c'est peu de dire que Seligmann est un homme des Lumières, partisan de l'intégration à une République dans laquelle les confessions ne sauraient plus intervenir comme des agents de trouble. La péroraison de sa brochure proclame:
Oublions cet enchaînement funeste et désastreux de conspirations contre la liberté générale et individuelle. Le ressentiment ne doit pas habiter le cœur du Républicain, il est l'apanage des tyrans et des esclaves! Ne tirons d'autre résultat de ces écrits douloureux que celui de nous prémunir à l'avenir contre toute confiance aveugle dans les individus; de ne jamais transiger sur les principes; et que le but de toutes nos actions soit la prospérité de notre pays, le maintien du gouvernement populaire et le salut de la République, une indivisible et démocratique!
Pour autant, ses estimations revues aboutiront au chiffre fabuleux de plus de 630 000 livres de pertes, fin 1796...
Note
1) L'ancien hôtel de Ribeaupierre (Rappolsteinischer Hoff), puis des Deux-Ponts, abritera un temps le Petit séminaire de l'abbé Bautain, mais il est détruit en 1864 pour laisser place à un bâtiment moderne (auj. 7 quai Finkwiller).
Bibliogr.: Rodolphe Reuss, Seligmann Alexandre ou Les tribulations d'un Israélite strasbourgeois pendant la Terreur, Strasbourg, Treuttel et Würz, 1880. L’auteur souligne le fait que la brochure de Seligmann devenue «fort rare».
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