mardi 16 octobre 2012

Un homme du livre... Née de La Rochelle (1)

La place de l’imprimé dans l’idéologie des Lumières françaises a fait l’objet d’études fondamentales depuis les travaux de Daniel Mornet. La fin de l’Ancien Régime est caractérisée par l’émergence de la catégorie de «bibliographie», alias la science des livres, laquelle est la science des sciences (on pense à un Gabriel Peignot). De manière logique, les «bibliographes» se recruteront parmi les professionnels du livre: un certain nombre d’ecclésiastiques en charge de grandes bibliothèques, mais aussi des libraires, des polygraphes, des historiens, etc. Nous les retrouverons sous la Révolution, actifs dans le domaine plus proprement politique (avec les figures de l’abbé Grégoire, ou encore de Daunou), tandis que d’autres sont surtout présents lorsqu’il s’agit des bibliothèques (ainsi du Père Laire, bibliothécaire de l’École centrale de Besançon).
Mais arrêtons-nous un instant sur la présence des libraires. À côté des Debure et de Barrois aîné,, nous rencontrons une personnalité à la fois connue et méconnue, Jean-François Née de La Rochelle. Son parcours familial illustre avec pertinence les voies d’une ascension sociale qui combine catégories d’Ancien Régime (le choix de la robe, la clientèle des grands personnages) et innovations (la préférence pour les lettres, et pour les «capacités»).
Nous sommes en effet, avec les Née, en Bourgogne (plus précisément, en Nivernais), où l’ancêtre, Pierre Née, est juge à Druye-les-Belles-Fontaines (auj. Nièvre). C’est un milieu de petits robins de province, qui se constituent d’honnêtes fortune tout en s’efforçant d’intégrer la noblesse. François Née (1654-1710) est lieutenant de l’élection de Clamecy. Son fils aîné, François Née de Durville (1689-1734), prend sa succession, et épouse, en 1719, Jeanne Despatys (dite Despatys de Courteilles), fille du seigneur de Courteilless, lui-même «grenetier du grenier à sel de Clamecy».
Le cadet, Jean-Baptiste Née de la Rochelle, né en 1692, vient à Paris pour faire son droit, et pénètre dans l’entourage du comte de Charolais, petit-fils de Louis XIV. Il se livre à la littérature de «récréation», non sans un certain succès: en 1712, Née rédige l’Amour du Roi pour ses peuples, «sujet proposé par l’Académie française et dont le prix lui fut adjugé». Peu après, il remporte les Jeux floraux de Toulouse, avec une pièce Sur le pouvoir de l’Amour. Le jeune homme devient le protégé de Louise Anne de Bourbon, dite «Melle de Charolais». Née de la Rochelle lui dédie le roman de La Duchesse de Capoue: nouvelle italienne : il s’agit d’exposer de manière agréable le sujet d’un tableau présenté dans la Galerie du Luxembourg, et qui «avait excité la curiosité de Melle de Charolais». Le roman sera publié par Prault à Paris en 1732.
Dans la même veine, il donnera successivement Le Maréchal de Boucicault, nouvelle historique (Paris, D. Beugnie, 1714), puis Le Czar Démétrius: histoire moscovite (Paris, Prault, 1715) –un témoignage de l’engouement pour la Russie, que la politique de Pierre le Grand a fait connaître en Occident. Vie mondaine, «libertinage» et raffinements littéraires et artistiques: nous sommes réellement bien au cœur de cette époque de la «crise de conscience européenne» qui introduit aux Lumières.
Le comte de Charolais souhaitait emmener son familier et ami en Italie, mais Née est ruiné par les spéculations de Law, et il doit revenir à Clamecy. Il est très vraisemblable que c’est à lui que son frère fait allusion lorsqu’il écrit, en 1719:
Je fus obligé de faire un voyage (…) pour seconder un de nos amis qui nous avoit intéressez dans les actions qui rouloient alors, et où il auroit infailliblement péri sans le mouvement que je me donnay pour le faire défaire avec avantage des actions qu’il avoit prises (…). Ce proffit tourna dans la suite à ma perte par le discrédit total des billets de banque que je ne pus jamais placer, de manière que (…) j’en avois pour six mille quelques cents livres…
Obligé d’adopter un «style de vie» bien différent de celui de sa brillante jeunesse parisienne, Jean-Baptiste Née devient, apparemment sans trop de difficultés ni de regrets, subdélégué de l’intendant d’Orléans, et surtout, selon le modèle des «Lumières provinciales», il se livre à une érudition régionale de grande qualité. Il est notamment l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du Nivernais et du Donziois (Paris, Moreau frères, Huart et Moreau fils, 1747) et de Commentaires sur la coutume du bailliage et comté d’Auxerre… (Paris, C.J.B. Bauche, 1749). Il décèdera à Clamecy le 24 décembre 1772 (à suivre).

1 commentaire:

  1. Les bibliophiles, non professionnels du livre, ont fourni aussi quelques bibliographes. De mémoire : Jules Brivois, Gustave Brunet, Pierre Dauze, Paul Lacroix, Jules Le Petit, Lovenjoul, Motteley,Souhart, etc.

    RépondreSupprimer