Mais ce qui nous intéresse bien sûr plus particulièrement, c’est le travail de Née comme historien du livre et comme bibliographe. A côté d’un certain nombre de catalogues de vente sortis dans les années 1780, nous nous arrêterons sur un livre de jeunesse, la Vie d’Etienne Dolet, que le jeune libraire publie en 1779: Née de la Rochelle, Vie d’Étienne Dolet, imprimeur à Lyon dans le XVIe siècle, avec une notice des libraires & imprimeurs auteurs que l’on a pu découvrir jusqu’à ce jour, Paris, Goguée et Née de la Rochelle, 1779 (imprimerie Demonville).
Vie d'Etienne Dolet, dans l'exemplaire de la Bibliothèque "Abbé Grégoire" de Blois |
Dans le même temps, cette «défense» (le mot n'est certes pas anodin) est une défense raisonnée et érudite, qui s’appuie sur une recherche bibliographique large, comme le montrent la référence à Maittaire, mais aussi la table: après l’Avertissement, la «Vie de Dolet» occupe les p. 1-79, puis vient la «Notice des ouvrages de Dolet» (p. 80-146). La fin du volume est consacrée à la «Notice des libraires et imprimeurs auteurs» (p. 147-202), aux errata (3 p. [n. c.]), enfin, à l’Approbation et au Privilège (3 p. [n. c.]).
Le travail de Née de La Rochelle s'inscrit clairement dans une conjoncture intellectuelle favorable aux réformes et à la tolérance, mais il est aussi celui d’un érudit et d'un praticien du livre: d’une part, l'auteur donne des descriptions bibliographiques précises des éditions qu’il catalogue; d’autre part, il fait systématiquement appel à la bibliographie spécialisée, notamment Nicéron, David Clément et Maittaire, Du Verdier, le Supplément au Dictionnaire de Moréri (par l’abbé Gouget), Prosper Marchand (cf. p. 140), mais aussi les catalogues de ventes (Debure), sans oublier le Catalogue de la Bibliothèque du Roi. Enfin, il examine lui-même les exemplaires des ouvrages même les plus rares: par ex., pour les Orationes duae in Tholosam, Née remarque que Nicéron n’a pas pu consulter d’exemplaire et il ajoute que lui-même a vu celui «de M. Beaucousin [Christophe Jean-François B], avocat au Parlement de Paris, bien connu par son amour pour les lettres & pour ceux qui les cultivent», p. 83). De même, pour le recueil de poésies latines, Carminum libri IV (Lyon, 1538):
Les bibliographes qui ont parlé de ce volume ne sont pas tout à fait exacts: c’est pourquoi je vais en donner la description sur l’exemplaire de la Bibliothèque du Roi. Il m’a été communiqué par M. l’abbé Désaunays, garde des livres imprimés de cette riche Bibliothèque: & je me fais un devoir de lui en témoigner ici toute ma gratitude (p. 93).
Dans un autre cas (L’Avant-naissance), le livre est prêté par le grand libraire érudit Debure: M. Debure fils aîné, qui fait à Paris le commerce de livres rares à la place de M. Debure le jeune, son cousin, m’a obligeamment prêté ce volume, lequel n’a en tout que trente-deux pages imprimées (p. 100). Née suggère d’ailleurs au passage une correction à la Bibliographie instructive (v. aussi la p. 103).
Se prêter des livres, ou les offrir en consultation dans une grande bibliothèque, sont bien des pratiques à la base de la sociabilité éclairée de la fin de l’Ancien Régime. Au passage, le savant libraire souligne tout l’intérêt qu’il y a à consulter soi-même des exemplaires des ouvrages que l’on décrit. Au passage encore, il nous rappelle de quelle position privilégiée jouissait Debure au sein de ce petit monde de libraires, de bibliographes et de bibliothécaires, de savants et de collectionneurs souvent très avertis.
Le rôle du libraire comme membre à part entière de la République des lettres est encore davantage mis en exergue par Née dans la deuxième partie de son livre sur Dolet, et qui constitue comme le prolongement naturel de la bio-bibliographie de celui-ci: il s’agit d’une «Notice des libraires et imprimeurs auteurs que l’on a pu découvrir jusqu’à ce jour», dans laquelle l’auteur présente près de trois cents professionnels du livre ayant, à un moment ou à un autre, rédigé et publié eux-mêmes. Sabine Juratic a étudié ce texte, dont il existe une continuation manuscrite jusqu’à la fin des années 1820: il se rapproche du modèle allemand alors systématiquement mis en œuvre par les libraires de Leipzig (le libraire est un expert et un savant, et surtout celui par le travail duquel le marché du livre peut exister, donc la «littérature» se faire). Il semble en revanche bien éloigné de l’image classique d’un professionnel raillé, en France, par Sébastien Mercier: pour notre bourgeois parisien, les libraires ne sont-ils pas ceux qui «se promènent tous les jours au milieu d’une foule de bons livres qu’ils n’ont jamais ouverts»?
Pour information, voir aussi la communication de Dominique Varry au colloque Etienne Dolet, dont les actes ont été publiés chez Droz :
RépondreSupprimer« La Vie d'Étienne Dolet... de Née de La Rochelle (1779) », Étienne Dolet 1509-2009, édité par Michèle Clément, Genève, Droz, 2012, p. 403-415.
Merci, cher Anonyme, de ce précieux rappel!
RépondreSupprimerPS- L'ouvrage a-t-il été envoyé à HCL?
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