Un des représentants, comme nous l'avons dit, de ces «libraires érudits» chers à Henri-Jean Martin et dont le modèle est notamment illustré, en France, par les noms de Debure et de Brunet, Née de La Rochelle nous permet aussi de revenir sur le concept d’«infosphère» évoqué dans un récent billet. Si Née quitte en effet Paris –et la librairie– en 1793, c’est, sans doute, pour échapper aux difficultés d’un commerce désorganisé par les événements révolutionnaires, voire pour se mettre lui-même à l’abri des troubles. Mais c’est aussi, n’en doutons pas, pour se rapprocher d’un modèle de vie rêvée qui ne pouvait qu’être familier à un ancien élève des collèges parisiens, abreuvé de culture classique. Le passage célèbre de Virgile, avec son allusion aux discordes armées, ne peut que faire penser à la situation de la France révolutionnaire:
O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas! Quibus ipsa procul discordibus armis
Fundit humo facilem uictum iustissima tellus.
À la campagne, le Parisien rêve de se livrer à l’otium des Anciens, dans le cas de Née de La Rochelle un loisir érudit qui n’exclut pas, toujours selon le modèle romain, l’engagement dans les charges publiques… Malgré ce qui apparaît plutôt comme une clause de style, la biographie du libraire publiée en préface du catalogue de sa bibliothèque laisse à entendre que ce programme a été effectivement rempli:
En s’éloignant de la capitale, en se dérobant aux dérangemens du commerce, on se promet ordinairement plus de loisir et de liberté; c’est communément une erreur, et M. Née ne fut pas longtemps à le reconnaître: la surveillance d’une exploitation rurale, les soins de l’administration municipale à laquelle il ne put refuser de prendre part, et enfin les devoirs de la justice de paix qu’il accepta, lui prirent bientôt une partie importante de son temps. Son zèle cependant ne fut pas ralenti, et tous les instans que lui laissaient ces nouvelles servitudes, il les consacrait à ses travaux de prédilection. Pour remplacer le secours des bibliothèques publiques dont il s’était privé en quittant Paris, il s’était entouré d’une collection nombreuse, riche surtout en histoire littéraire et en bibliographie.
De fait, les difficultés pratiques sont évidemment là: ni la petite ville de La Charité, et encore moins le domaine que Née possède à la campagne, ne bénéficient des richesses bibliographiques que pouvait offrir la capitale. En l’an XII, le libraire se lance dans la préparation d’un Éloge de Gutenberg, pour répondre à un concours ouvert par la Société des arts et des sciences de Mayence. L’ouvrage ne paraîtra effectivement que des années plus tard, comme partie d’un futur travail sur les grands noms ayant illustré l’imprimerie –Gutenberg, Alde Manuce, Étienne Dolet…:
Éloge historique de Jean Gensfleisch dit Guttenberg, premier inventeur de l’art typographique à Mayence. Par M. J.-F. Née de la Rochelle, juge de paix à La Charité sur Loire, A Paris, chez D. Colas, imprimeur-libraire, rue du Vieux-Colombier, n° 21, faubourg St.-Germain, 1811, 8°, [4-]VI-158 p., ill.
L’«Éloge historique» lui-même se subdivise en trois parties: 1) une introduction, qui nous semble plutôt correspondre à un modèle rhétorique (p. 1-18); 2) une partie historique, appuyée sur des lectures référencées dans les notes infrapaginales, et dans laquelle l’auteur reprend et discute les connaissances relatives à Gutenberg (p. 19-98); 3) les notices de quatorze éditions attribuées à l’atelier de Gutenberg, pour laquelle il a pu examiner lui-même un certain nombre d’exemplaires conservés (p. 99-148). Le volume se termine par les pièces justificatives («Actes qui peuvent servir de preuves à l’éloge historique de J. Guttenberg», p. 149-158). Et Née de La Rochelle, dont nous apprenons au passage qu’il suit l’actualité dans la presse périodique (le Publiciste) explique dans l’«Avertissement» comment il a profité d’un voyage à Paris pour enrichir de manière décisive son information, notamment pour sa troisième partie :
L’envie me prit de me placer sur les rangs pour disputer [le prix]. Sans doute l’entreprise était difficile pour un homme éloigné de Mayence, berceau de l’imprimerie, et des grandes bibliothèques de la capitale, où l’on peut comparer les premiers monumens de l’art, les discuter à son aise, où l’on trouve enfin les livres de bibliographie les plus utiles dans ce genre de travail. J’eus alors l’occasion de faire un voyage à Paris et de voir à la bibliothèque impériale, dans celles de Sainte-Geneviève et du collège de Mazarin quelques unes de ces premières éditions. Je fis des notes, je pris des extraits, et, muni de ces ressources jointes à quelques livres de bibliographie que je possède, je revins dans ma province et je composais un Éloge de Guttenberg…
Ajoutons que le catalogue de la bibliothèque de notre savant libraire mériterait certes de faire l’objet d’un étude plus détaillée: il nous donne une idée des connaissances linguistiques de Née de La Rochelle, avec ses titres en français, bien évidemment en latin, mais aussi en italien et, plus rarement, en allemand et en anglais. Il présente un certain nombre d’éditions des classiques latins –dont les Géorgiques citées plus haut– et une très belle section de bibliographie et d’histoire du livre répartie en plusieurs sous-sections:
1) Typographie, vie des imprimeurs célèbres (n° 2233-2256);
2) Des livres et de la bibliographie en général (n° 2257-2273);
3) Bibliographies générales (n° 2274-2293);
4) Bibliographies particulières: XVe siècle (n° 2294-2313), Spécialités (n° 2314-2353), Monographies (n° 2354-2358);
5) Catalogues de bibliothèques publiques et particulières et de manuscrits (n° 2359-2404);
6) Mélanges bibliographiques (n° 2405-2409).
Née a évidemment constitué sa collection très largement au fil de son travail de libraire, par exemple pour le remarquable groupe que constituent les catalogues de ventes. Nul doute qu’il ne s’agisse là, très probablement, du plus bel ensemble de titres spécialisés dans la région à l’époque, surtout si nous considérons que certains numéros du catalogue peuvent réunir quatre ou cinq titres différents!
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