L’université et surtout la Sorbonne, a perdu le monopole de la surveillance que lui avait délégué François Ier, par suite de la création des censeurs royaux (1623) et quand le Code Michaud (1629) a transféré au chancelier et à ses commissaires le droit de regard sur l’imprimerie (…). Seuls les livres de théologie et de piété sont soumis à une double autorisation, celle des autorités ecclésiastiques [et] celle des censeurs royaux. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, la mécanique du contrôle est laïcisée [peut-être aurait-il mieux valu écrire «sécularisée»?].
Pour autant, la censure ne concerne pas le seul monde «marchand» des imprimeries et des librairies: les bibliothèques aussi y sont soumises, et cela d’autant plus qu’elles seront ouvertes à un public élargi. On pourrait croire que cette problématique date du XVIIIe siècle, il n’en est rien: la question de la «lecture pour tous» hante, par définition, les partisans de la Réforme (elle se pose même antérieurement, comme le montre l’exemple du Narrenschiff). Rappelons ici que la bibliothèque de la nouvelle Haute école de Eger, en Hongrie, est décorée de fresques représentant le concile de Trente et, en particulier, le décret sur la censure...
La Révolution de la fin du XVIIIe siècle marque bien évidemment, pour l’historien du livre et des bibliothèques, un temps où la problématique de la lecture pour tous se pose réellement au premier plan, surtout en France, et où elle influe de manière très profonde le devenir des bibliothèques.
Notons, d'abord, que le changement de conjoncture est plus large: la «seconde révolution du livre», voit en effet se développer trois phénomènes fondamentaux, qui bouleversent radicalement l’économie de la branche (après l’invention de la typographie en caractères mobiles). Le principe de la participation, puis de la démocratie, s’impose peu à peu dans le monde occidental (même si sa mise en œuvre est l’enjeu de luttes politiques très longues), et il entraîne l’obligation pour chacun de pouvoir s’informer, donc de savoir et de pouvoir lire. Ensuite, l’instruction publique qui va se généraliser est à l’origine d’un marché de masse, celui du manuel scolaire, tandis que l’alphabétisation élargie dynamise au premier chef la presse périodique et la littérature générale –les romans, mais aussi la littérature pour les enfants, voire bientôt d’autres secteurs comme ceux des livres de voyage, des manuels de vulgarisation, etc. Interviennent enfin l’industrialisation des techniques de production et la réorganisation du système de distribution, grâce notamment à la révolution des transports et des communications: l’accroissement des tirages permet d’engager la course à la baisse du prix moyen des livres, et à l’élargissement progressif du public des lecteurs.
Le censeur... et ses grands ciseaux, dans l'"Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux", Nodier, 1830. |
Voix de l’Enfer. (L’Enfer est cette partie de la Bibliothèque qui contient les auteurs licencieux.) Ouvrez-nous les portes! Ouvrez-nous! Nous voulons aller passer nos vacances chez la Fillion, chez la Pâris, chez la Massé! Holà! Qu’on nous serve des coulis, des pastilles, des truffes, des diabolini, des liqueurs des îles, et qu’on nous ramène dans le boudoir d’Eliante-Cottyto!
Cette problématique est loin de disparaître à une époque plus récente. Pour nous limiter à deux exemples: la censure est toujours à l’œuvre, lorsque, en 1928, D. H. Lawrence doit publier en Italie son roman Lady’s Chatterley’s Lover (L’Amant de lady Chatterley). Une génération plus tard, l’éditeur D. H. Lane est attaqué en justice pour sortir ce même texte dans sa célèbre collection «Penguin» de livres de poche.
Quant à notre second exemple, il ne relève pas de la censure de contenu, mais il est peut-être encore d'autant plus pernicieux qu'il se répand plus largement dans le monde des collections patrimoniales contemporaines: s’il est normal de protéger des documents fragiles, manuscrits exceptionnels, exemplaires figurant dans des reliures particulièrement précieuses, etc., il l’est moins de refuser la communication de tel ou tel type d’ouvrages à un lecteur qui le souhaiterait, voire de la refuser systématiquement pour tout livre qui serait disponible sous une forme numérique. Le livre ancien n’est pas (ou pas encore…) un objet de musée, que l’on consulte sur un écran et que l’on regarde à travers une vitrine.
Nous nous rappelons de la formule-choc d’un collègue, directeur général d’une très importante bibliothèque nationale européenne, et qui parlait d’un livre rarissime conservé dans une reliure précieuse: «Un livre que tu ne peux pas ouvrir, tu peux le jeter». Bref, c’est peu de dire que, en nos début du XXIe siècle, le débat sur les conditions de l'accessibilité aux collections anciennes reste ouvert.
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RépondreSupprimertiens c'est une expression que j'emploie très souvent, je suis ravie d'avoir convaincu notre collègue et ami directeur général d'une BN de sa justesse au point qu'il la reprenne à son compte!
RépondreSupprimeret bien entendu, je suis entièrement d'accord : mais pour éviter l'interdiction de communication, un des meilleurs moyens me semble la formation à la gestion du patrimoine, et le rappel de la mission de service public.
Raphaële Mouren
Merci de la note. À vrai dire, je pensais que ce billet amènerait plus de commentaires de la part de nos collègues bibliothécaires, peut-être surtout de ceux "en gants blancs" (FB).
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