Le temps à Paris étant en ce moment ce que l’on appelle un «temps de saison» (le 31 décembre…) profitons-en pour évoquer des saisons plus propices, avec les «Courses du printemps. Régates de Saint-Cloud» en 1859 (cliché 1), et l’«Embarcadère, sur le quai d’Orsay, des bateaux-omnibus à vapeur servant au transport des voyageurs pour l’Exposition universelle» de 1867 (cliché 2).
Ces deux gravures, tirées du Monde illustré sont d'apparence modeste, mais leur publication attire l’attention sur plusieurs phénomènes qui intéressent très directement l’histoire du livre. Il s’agit, d’abord, de la conjoncture éditoriale: lancé en 1857 sur le modèle de L’Illustration, Le Monde illustré est un hebdomadaire d’actualités, publié sur 16 pages en grand format, et associant le texte et une illustration de qualité réalisée en bois de bout. Le feuilleton est présenté en bas de page (le premier titre est celui des Dames vertes, de George Sand).
Le fondateur est un libraire parisien, Achille Bourdilliat (1818-1882), dont la «Librairie nouvelle» (pour laquelle il est associé avec Jacottet ) ouvre 15 bd des Italiens, au coin de la rue de Grammont et «en face de la Maison dorée» (l'un des restaurants les plus en vue de la capitale). Parallèlement, Bourdilliat a acheté une imprimerie, 15 rue Bréda. La «Librairie nouvelle» se lance notamment, dès 1854, dans l’édition à bon marché, avec une collection en petit format vendue à 1f. (0,75f. net) le volume. Mais dès les années 1860, Bourdilliat doit céder la main dans ses différentes entreprises face aux grands libraires éditeurs capitalistes: son affaire sera notamment reprise par Michel Lévy († 1875), avant que celui-ci ne rétrocède le titre du Monde illustré à Paul Dalloz († 1887), lequel se constitue progressivement un véritable empire de presse. Signalons que, en 1862, le liquidateur de la «Librairie nouvelle», Martinet, avait commencé à traiter avec Lacroix, Verboekhoven et Cie, de Bruxelles, lesquels lui feront un procès après qu’il ait en définitive vendu à Michel Lévy…
Le succès du Monde illustré est d’abord dû à son prix: 30 centimes par numéro à Paris, 35 centimes dans les départements, et un abonnement de un an pour 18f. (soit à peu près 35 centimes, port compris). Le titre a été exempté du droit de timbre, ce qui contribue bien évidemment à en diminuer le coût. La qualité des contributeurs constitue un autre puissant argument: on citera des noms aussi connus que ceux d’Alexandre Dumas, de Paul Féval, de George Sand, etc., ou encore de Gustave Doré. Enfin, le contenu combine le traitement du «grand événement» (par ex., l’Exposition de 1867) avec certains articles dont la perspective est plus mondaine et d’autres relevant de ce que nous pourrions appeler la «vie parisienne». Le tirage aurait atteint le chiffre de 30 000.
Outre leur dimension artistique (le talent et le métier des dessinateurs et des graveurs), nos deux gravures sont aussi des sources historiques, qui nous informent sur les transformations de Paris et de sa région au mitant du XIXe siècle –la richesse iconographique du titre en fait une véritable mine, qui mériterait d’être plus systématiquement exploitée. Voici, d’abord, le déplacement de la librairie parisienne, traditionnellement installée sur la rive gauche (dans le quartier de l’Université), et qui se transporte désormais sur la rive droite. Plusieurs grandes maisons, des éditeurs industriels, des librairies à la mode et certains sièges de la presse périodique, s’établissent en effet dans les nouveaux quartiers d’affaires, entre la Bourse, l’Opéra et l’«embarcadère du Havre» –alias aujourd’hui la Gare Saint-Lazare– et sur les «Grands boulevards». Les frères Lévy avaient commencé près de la Comédie française, mais se transportent eux aussi, le succès venant, dans le quartier de l’Opéra (3 rue Auber).
Le boulevard des Italiens s’impose alors comme une véritable galerie à ciel ouvert, où les nouvelles maisons et les nouveaux titres doivent être vus (la «Librairie Nouvelle», le périodique de La Vie moderne, etc.), mais où tous «ceux qui comptent» dans la vie littéraire et artistique de la capitale se retrouvent aussi tous les soirs. Les Goncourt ne font pas exception, qui visitent à l'occasion leur éditeur: «J’entre aujourd’hui [2 décembre 1861] à la Librairie nouvelle, où j’entrevois, comme se cachant dans le fond, le Bourdilliat. Je lui demande où j’en suis de Sœur Philomène. Un commis fait semblant de chercher dans des livres et Bourdilliat me répond: «huit cents»… Vraiment, la loi devrait donner une espèce de défense à l’homme de lettres contre ce voleur de confiance qu’on appelle un éditeur…»
La seconde dimension de la topographie nous retiendra moins longuement, qui relève de la ville «hors les murs». L’ouverture de la première ligne de chemin de fer pour les voyageurs, en France, date de 1837, entre Paris et Le Pecq (Saint-Germain-en-Laye), et elle est rapidement suivie par les deux lignes de Versailles, dont l’une passe à Saint-Cloud. Selon que le réseau se développera, il deviendra possible de venir en excursion dans les petites villes pittoresques de Seine-et-Oise (par ex., pour y suivre les régates), d’y prendre une villégiature pour y passer le week-end, avant, finalement, de s’installer «à la campagne» et de ne venir plus en ville que pour le travail. Dès 1846, un site comme celui de l’ile de Chatou devient lieu de plaisantes parties de campagnes, bientôt illustrées par la littérature (Maupassant), avant de l’être par les grands peintres impressionnistes (Renoir).
Feuilleter Le Monde illustré permet ainsi de découvrir quantité d’autres vues significatives, dont nous retiendrons tout particulièrement l’une, pour conclure, à savoir la vue de l’intérieur de la «Librairie nouvelle», illustrant excellemment les transformations de la pratique du commerce de détail à l’ère de l’industrialisation. Mais c’est là un sujet d’importance, et que nous réservons pour l’année prochaine... c'est-à-dire à partir de demain.