Le livre le plus célèbre donné par Alde Manuce est certainement son Hypnerotomachia Poliphili, alias le Songe de Poliphile, sorti des presses en 1499. Attribué au moine vénitien Francesco Colonna (1433-1527), le texte est regardé comme caractéristique de l’humanisme vénitien des années 1500. Le caractère typographique est l’antiqua de Bembo et l’Hypnerotomachia est illustrée de cent soixante-douze gravures en taille-douce, outre trente-huit initiales. Les scènes classiques font référence au monde de l’Antiquité (par ex. l’encadrement architectural), avec des personnages symbolisant souvent des vertus ou des idées. Si l’on n’a pas identifié l’illustrateur, celui-ci pourrait faire partie des cercles de Mantegna ou de Bellini.
L’influence du Poliphile est très grande et on sait, par exemple, que Dürer lui-même en possédait un exemplaire, aujourd’hui conservé à Munich (réf. cf. infra).
Pourtant, l’ouvrage ne connaît pas le succès immédiatement: il ne sera reconnu comme une pièce exceptionnelle par les amateurs fortunés désireux d’enrichir leur bibliothèque que peu à peu dans la première moitié du XVIe siècle, et le rôle du bibliophile français Jean Grolier paraît avoir été décisif dans ce processus.
Les connexions italiennes sont ici essentielles. Rappelons d'abord que Grolier (vers 1489/1490-1565) descend de négociants fortunés venus de Vérone s’établir à Lyon, et que son père était trésorier-général du duché de Milan de 1506 à sa mort, en 1509. Lui-même fait à plusieurs reprises de longs séjours en Italie jusqu’en 1526, avant de poursuivre une carrière prestigieuse qui le conduira au poste très lucratif de trésorier de France.
Sa bibliothèque est tout particulièrement célèbre par les reliures spectaculaires qu’il fait préparer pour ses volumes.
Mais les liens de Grolier sont particulièrement étroits avec Venise: les reliures géométriques qu’il fait exécuter sortent, de 1540 à 1547, de l’atelier parisien de Jean Picard, agent parisien de Gian Francesco Torresano, alors à la tête de l’entreprise de Venise (voir cliché). Ceci explique sans doute que les éditions aldines représentent 119 titres en 134 volumes dans la collection de Grolier, certains ouvrages, dont l’Hypnerotomachia, étant en plusieurs exemplaires.
La Bibliothèque de Toulouse possède ainsi un exemplaire portant la célèbre reliure à motif géométrique exécutée pour Grolier, lequel en fit don à Sabatier de Narbonne en 1544 (BmT, Inc. Venise 148). Au milieu du XVIIe siècle, on retrouve ce volume dans le Cabinet de curiosités d’Étienne Trapas, chanoine de Saint-Salvy d’Albi –un des principaux cabinets de curiosités existant alors en Europe. La Bibliothèque de Reims possède elle aussi une Hypnerotomachia de Grolier, avec une série d’ex libris qui témoignent de la valeur bibliophilique acquise par ces volumes (BmR, Inc. 115): «Ioannis Grolierii Lugdunen[sis] & amicorum», puis «Anthonius Regnier emit», pour finir avec l’ex libris imprimé de Pierre Frizon, vicaire général de la Grande Aumônerie de France et chanoine de Reims, lequel en fait don au chapitre cathédral de cette ville en 1651. Nous pourrions multiplier les exemples, en nous référant notamment à la notice du GKW (plus de 220 exemplaires repérés).
Grolier est le parangon du collectionneur raffiné, et il n’est pas douteux que son intervention n’ait beaucoup joué pour faire reconnaître la valeur bibliophilique de l’Hypnerotomachia et des éditions aldines à partir du XVIe siècle. Après Grolier, toute bibliothèque prestigieuse se doit de posséder une Hypnerotomachia dans la meilleure condition, et si possible une section d’aldines. L’abbé Jean d’Estrées a le livre de Francesco Colonna, légué avec sa bibliothèque à Saint-Germain-des-Prés en 1718, et aujourd’hui dans les fonds de la Bibliothèque Mazarine (Inc. D 1067). Étudié par Yann Sordet, le grand bibliophile lyonnais Pierre Adamoli (1707-1769) descend lui aussi d’une famille de négociants lyonnais liés à l’Italie: son Hypnerotomachia est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque municipale de Lyon. Et le marquis de Paulmy note, sur le feuillet de garde de la sienne, que
ce livre est singulier (…). Cette édition est très rare et très chère. Les figures sont excellentes dans leur genre…
Pour ne pas quitter la France, nous signalons encore d’autres exemplaires à Montpellier (deux, dont celui de l’historien et bibliophile bourguignon Fevret de Fontette) et à Nîmes, mais aussi à Arras (exemplaire aujourd’hui détruit), etc. En revanche, si Claude Dupuy possède le Songe de Poliphile (n° 519), c’est dans l’édition italienne de 1545, et il en va de même pour le cardinal de Granvelle.
Cette dilection pour les éditions aldines aboutit à leur regroupement en séries individualisées au sein des catalogues, selon un processus précisément balisé par les recherches de Yann Sordet:
Le catalogue de vente devient (...) rapidement, à partir des années 1720 et surtout de quelques ventes remarquées comme celle de Cisternay du Fay en 1725, un des principaux marqueurs du marché de la collection de livres, à la fois outil et modèle bibliophilique. C’est lui qui en quelque sorte valide la singularisation de certains ensembles bibliographiques, en les affranchissant progressivement du système méthodique dit des libraires de Paris alors très largement utilisé, et donc en relativisant sa cohérence et sa vocation universelle. En effet les premiers index spécifiques ou rubriques séparées qui apparaissent désignent des ensembles de livres ainsi «sortis» des cinq classes traditionnelles, en les rapprochant en quelque sorte des objets «extravagants» que sont estampes, tableaux, médailles, objets astronomiques ou curiosités naturelles parfois catalogués, toujours en marge des livres...
Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, Venezia, Aldus Manutius pour Leonardus Grassus, 1499.
Thesaurus librorum. 425 Jahre Bayerische Bibliothek [Catalogue d’exposition], Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichart Verlag, 1983, n° 104.
(Trois clichés de l'exemplaire de Reims, © Bibliothèque de Reims).
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