Des récits au fil desquels le départ devient flou entre la vie réelle – celle du lecteur, et surtout celle de l'auteur – et l’histoire imaginaire – le texte lu. Des auteurs qui se retrouvent dans leurs propres textes et des personnages qui se matérialisent dans la vie de leur créateur – un procédé repris au cinéma et dans certaines bandes dessinées. Des textes hantés par des passages qui y reviennent comme en boucle jusqu’à déconstruire la linéarité naturelle de l’écriture, donc celle du temps. Des auteurs incertains, confondus avec des pseudonymes ou avec des apocryphes et qui, selon l’image ancienne, ne sont pas toujours les créateurs de ce qu’ils sont censés avoir écrit: l’auteur n’est-il pas l’interprète d’un autre monde, l’écriture ne touche-t-elle pas parfois à l’automatisme, le récit n’échappe-t-il pas toujours plus ou moins à son créateur ? Des machines produisant à la chaîne des textes promis au succès, parce qu’elles ont été programmées pour répondre à la perfection aux attentes même inconscientes des futurs lecteurs. Des bibliothèques effrayantes, écrasantes par leur masse vertigineuse et dont tous les volumes hurleraient
« leurs millions de mots en même temps et [dont] tous les cartons en révolte vomi[raient] leurs estampes et leurs dessins la fois » (Paul Valéry). Et, pour finir, des bibliomanes monomaniaques et des lecteurs drogués, fous de leurs livres au point que certains mourront d’une confusion qu’ils n’ont pas pu maîtriser.
C’est peu de dire que, sous des pathologies infiniment variées, la folie des livres est omniprésente dans les livres (souvent de manière comique) et dans le monde des livres, et qu’elle se rencontre aussi dans la vie. Trois citations éclaireront trois temps de l’histoire de l’édition, et donneront trois exemples de semblables confusions, parmi des milliers d’autres. Elles nous donneront aussi, peut-être, une occasion de relire des textes quelque peu négligés ou oubliés.
« Monsieur Dummler déclara que jusque-là il n’avait jamais compté de chat parmi ses auteurs ; qu’il ne croyait pas qu’aucun de ses confrères eût traité avec un écrivain de cette sorte ; mais qu’il voulait bien en faire l’essai.
On mit sous presse, l’éditeur reçut les premiers placards. Mais quel fut son effroi lorsqu’il s’aperçut qu’à tout instant l’histoire [du chat] Murr s’interrompait pour faire place à des pages totalement étrangères, appartenant à un livre qui devait contenir la biographie du Maître de chapelle Johannes Kreisler.
Après de longues recherches et bien des enquêtes, il découvrit enfin ce qui suit : lorsque le chat Murr se mit à écrire ses considérations sur la vie, il arracha sans plus de façons les pages d’un livre imprimé qu’il avait trouvé chez son maître ; et il en employa innocemment les feuillets, tant comme sous-mains que comme buvards. Ces pages restèrent dans le manuscrit et… on les imprima à la suite, comme si elles eussent appartenu à l’ouvrage.
C’est avec un sentiment de mélancolique humilité que l’éditeur se voit forcé d’avouer que cet affreux entremêlement de deux sujets étrangers est dû à sa seule légèreté : il devait évidemment, avant de donner le manuscrit du chat à l’impression, l’examiner d’un bout à l’autre ».
J. T. A. Hoffmann, Le Chat Murr, trad. fr. par Albert Béguin, nelle éd., Paris, Gallimard, 1983, p. 16-17.
« Un instant, regarde le numéro de la page. Ça alors ! De la page 32, tu es revenu à la page 17 ! Ce que tu prenais pour une recherche stylistique de l’auteur est une erreur de l’imprimerie : les mêmes pages ont été reprises deux fois. L’erreur a dû se produire au brochage : un livre est fait de cahiers, chaque cahier est une grande feuille où sont imprimées seize pages, que l’on replie en huit [sic] ; quand on procède à la reliure des cahiers, il peut se faire que dans un exemplaire se glissent deux cahiers identiques ; c’est un accident qui se produit de temps en temps ».
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, trad. de l’italien par Danièle Sallenave et François Wahl, Paris, Seuil, 1981 (et coll. Points, Seuil, 1982, p. 29).
« Il s’agissait en effet de déterminer le titre et le scénario du futur best seller, grâce à une analyse rigoureuse des succès de librairie de la saison précédente. Or, [l’ordinateur] Boomerang s’avérait incapable d’intégrer en un seul prototype toutes les données fournies par l’analyse (…).
Le rapport présentait quatre projets de romans. Il y avait d’abord, pour un tirage de 700000 exemplaires, un roman sentimental en édition populaire portant le titre de Vierge et dactylo. Venait ensuite, estimé à 550000 exemplaires, un gros roman médico-sentimental (…) à publier sous couverture cartonnée et jaquette en couleurs. Il s’intitulait À l’ombre des stéthoscopes en fleurs. Le roman policier « noir » était représenté par L’Arsouille vise au bas-ventre : 400000 de tirage. Enfin, le quatrième projet était un roman qualifié d’« objectivo-phénoménologique » et qui devait être constitué par une série de phrases à la deuxième personne du pluriel du présent de l’indicatif, sans points ni virgules. Son titre était À propos de bottes. Le rapport le présentait comme limité à une élite de 300000 lecteurs, mais comme particulièrement adaptable à un cinéma athématique et non-représentatif ».
Robert Escarpit, Le Littératron, nelle éd., Paris, J’ai lu, 1967, p. 134.
Cliché: l'image classique de la folie par les livres, L'Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (...) avec les dessins de Gustave Doré gravés par H. Pisan, Paris, Librairie Hachette, 1863, 2 vol.
Le titre "Vierge et dactylo" vient d'un roman de science-fiction humoristique et picaresque de Robert Escarpit intitulé "Le Littératron".
RépondreSupprimer