Après la chute de Rome, la civilisation livresque ne réapparaît pratiquement en Alsace qu'avec la christianisation et la fondation des grandes maisons religieuses des VIIe et VIIIe siècles, notamment Munster et Murbach, cette dernière fondée par saint Pirmin en 727. Mais pour l'historien du livre, la vallée du Rhin marque surtout, au XVe siècle, l'épicentre de l'innovation technique en matière de "médias": l'imprimerie en caractères mobile est mise en œuvre pour la première fois par Gutenberg entre Strasbourg et Mayence dans les années 1452. L'axe qui court de Bâle à Cologne et aux Pays-Bas est alors une des région les plus modernes d'Europe, associant densité démographique, présence de nombreuses villes, importance des activités économiques et des échanges commerciaux, et vie intellectuelle intense. C'est aussi une géographie stratégique, disputée entre le royaume de France et le Saint-Empire, aux portes de la Lorraine et des cantons suisses, et un temps convoitée par le "grand duc d'Occident", le duc de Bourgogne.
La rive gauche du Rhin est alors très morcelée sur le plan politique, entre les Habsbourg et les seigneurs de moindre importance, l'évêché de Strasbourg et les villes libres d'Empire. La Décapole réunit depuis le milieu du XIVe siècle dix villes d'Alsace, dont Colmar, en une ligue politique, militaire et financière. Aujourd'hui, Colmar est une ville de près de 70000 habitants, célèbre pour son centre ancien et pour son Musée Unterlinden. Mais Colmar abrite aussi une institution exceptionnelle pour une ville de cette importance. Rien de surprenant en effet si la Bibliothèque, héritière d'une tradition prestigieuse, apparaisse comme l'une des plus riches de France pour ses fonds patrimoniaux. La centrale est installée dans l'ancien couvent fondé par les dominicains dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Les bâtiments conventuels eux-mêmes, organisés autour d'un beau cloître, ont été pour l'essentiel reconstruits en 1733-1742 (cf cliché ci-dessus).
La Bibliothèque conserve depuis la Révolution les fonds des abbayes bénédictines de Murbach et de Munster, ainsi que de plusieurs autres maisons religieuses, dont les cisterciens de Pairis et les jésuites d'Ensisheim. Parmi les fonds laïques, l'un des plus importants est celui des comtes de Ribeaupierre, mais les dons se succèdent aux XIXe et XXe siècles - dont la bibliothèque d'Ignace Chauffour (†1879), très riche en pièces intéressant Colmar et l'Alsace. Le legs de la famille hongroise des barons Szendeffy est plus récent. Un certain nombre de ces fonds ont conservé leur autonomie au sein des collections, tandis que, comme à la BNU de Strasbourg, un ensemble spécifique a été constitué pour réunir les Alsatica, la plupart reliés en rouge (cf ci-contre).
Les collections ont connu un certain nombre de déménagements depuis le début du XIXe siècle avant leur installation dans les locaux actuels en 1951. La destruction de la Bibliothèque de Strasbourg au cours du bombardement de cette ville en 1870 poussera les autorités allemandes à reconstituer un fonds ancien dans la capitale du nouveau Reichsland: Colmar cède alors près de 500 incunables et ouvrages du XVIe siècle. Mais, malgré les multiples avatars de l'histoire, la Bibliothèque de Colmar conserve aujourd'hui environ 1200 manuscrits, et surtout 2700 incunables et quelques 120000 volumes antérieurs à 1918. Cette richesse unique en fait un véritable musée du livre et de la civilisation écrite - un musée malheureusement surtout virtuel, jusqu'à présent.
Bien entendu, les anciens locaux des Dominicains sont à certains égards mal adaptés pour accueillir une bibliothèque moderne, mais ils ont été aménagés de la manière la plus rationnelle, notamment pour les magasins à livres. La Bibliothèque, à laquelle sont jointes les Archives anciennes, dispose aussi d'un service propre de reliure. Le problème est moins dans le caractère plus ou moins approprié de locaux historiques par ailleurs très agréables et idéalement situés au cœur de la vieille ville, que dans la confusion des fonctions qui est une part de l'héritage révolutionnaire.
La Bibliothèque, comme nombre de bibliothèques municipales en France, est une institution patrimoniale: au couvent des Dominicains, c'est une part essentielle de la mémoire de la ville et de la région qui est aujourd'hui conservée. Elle sert en outre, comme il est logique, de bibliothèque d'études - pratiquement, de bibliothèque universitaire. Mais elle doit aussi remplir toutes les fonctions d'une bibliothèque de lecture publique, activité qui s'est considérablement, et heureusement, développée en France depuis un certain nombre d'années. La faiblesse des moyens en personnel scientifique (sur laquelle il y aurait beaucoup à dire...) complique encore la tâche, dans un espace définitivement trop étroit.
La solution la plus rationnelle viendra de la distinction efficace des fonctions, comme cela se fait par exemple à Bâle: conservation, étude et consultation aux Dominicains, et centrale de lecture publique dans un autre bâtiment, mieux adapté et de taille suffisante. La valorisation des fonds patrimoniaux pourrait alors s'accompagner, comme c'est le projet à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, d'une véritable "mise en scène" que le cadre et la richesse de la Bibliothèque de Colmar rendraient particulièrement spectaculaire.
Clichés: 1) Cloître des Dominicains; 2) Tableau des donateurs; 3) Magasin à livres: partie des Alsatica; 4) Mention d'achat avec prix, 1497: "Paiez por lezdits II [2] livre sy devant XVII sous. Et pour le reliage ainssy qu'il est VI sous. Le Xe jour de mars l'an IIII XX [quatre-vingts] et XVII".
Note bibliogr.: Exposition. Trésors des Bibliothèques de Colmar et de Sélestat [catalogue d'exposition], Colmar, [s.n.], 1998.
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