Nous avons déjà évoqué le rôle de l’Orléanais et du Berry dans la première diffusion de la Réforme dans le royaume, en parlant des deux universités d’Orléans et de Bourges: dans les années 1520, les émigrés d’outre Rhin sont en nombre parmi les étudiants, voire parmi les enseignants, et la circulation des idées – et des livres – s’en trouve bien évidemment favorisée d’autant.
À côté de certains membres de la bourgeoisie urbaine, la présence du roi et de la cour dans les villes de la Loire, à commencer par Blois, a aussi pour effet de permettre le regroupement de privilégiés, nobles et autres officiers royaux. En ville et dans le plat pays, leurs familles, parfois originaires de la région, investissent hôtels et châteaux. Or, à côté du canal des clercs et des universités, les fidélités lignagères et les solidarités féodales jouent un rôle lui aussi décisif dans la diffusion du protestantisme.
Les petits seigneurs de Coligny se sont installés à Châtillon-s/Loing (Châtillon-Coligny) au milieu du XVe siècle. Leur fidélité au roi, notamment pendant la «Ligue du bien public», fait leur fortune: Gaspard Ier de Coligny († 1522) est chambellan de Charles VIII et de Louis XII, et François Ier le fera maréchal. Son mariage avec Louise de Montmorency l’apparente à l’une des plus puissantes familles du royaume. Leur fils aîné, Odet (1517-1571), est cardinal dès 1533, et archevêque de Toulouse en 1534… sans être jamais ordonné prêtre. Il se convertira au protestantisme au lendemain de la mort de Henri II, en partie sous l’influence de Théodore de Bèze. Le cadet du cardinal est l’amiral Gaspard (II) de Coligny, qui conduit la défense héroïque de Saint-Quentin contre les Espagnols en 1557. L’amiral passe à la Réforme à la suite apparemment des lectures par lui faites pendant ses deux années de captivité au château de l’Écluse.
Les seigneurs de moindre parage, voire les robins et autres administrateurs, passent parfois eux aussi à la Réforme. Chamerolles est une localité proche de la route de Pithiviers à Orléans, à proximité de l’une des sources de l’Essonne et, au milieu du XVe siècle, la seigneurie est aux mains des Dulac. Lancelot (on sent là l’influence des lectures de romans de chevalerie...) est l’un des compagnons du futur Louis XII en Italie, et il sera lui aussi nommé chambellan, et gouverneur d’Orléans. Il épouse en 1519 Louise, la sœur de Gaspard de Coligny. Son fils, Claude, lui succède comme gouverneur d’Orléans, tandis que son petit-fils, Lancelot (II), cousin de l’amiral de Coligny, se convertit au protestantisme (1562) et transforme la chapelle de son château en temple. Chamerolles constituera l’une des premières places-fortes des réformés dans la région d’Orléans.
Nous voici maintenant à Boiscommun, bourgade située à l’orée de la forêt d’Orléans. Le château de Chemault y est élevé autour de 1500, et passe en 1511 à la famille des Pot, eux aussi membres de l’entourage royal et dont un ancêtre avait été gouverneur du bailliage d’Orléans. Jean Pot a épousé en 1538 une descendante d’une autre famille de petits nobles proches la cour, Georgette de Balsac, souvent désignée sous son titre de dame de Chemault: les alliances familiales sont aussi destinées à favoriser ou à renforcer l’ascension sociale. Nous touchons ici aux descendants de l’amiral Mallet de Graville, notamment sa fille Anne, épouse de Pierre de Balsac. Cette proche de Marguerite d’Angoulême soutient les Réformés alors qu’elle est probablement retirée à Malesherbes, et il est possible que cette orientation ait influencé sa fille, Georgette (1).
Quoiqu’il en soit, la Réforme semble répandue à Boiscommun, comme le montre aussi le cas de Jean Arrault, procureur de la communauté, plus tard réfugié à Genève. Nous retrouvons le nom du prévôt Martial Marchant (Marchand) dans l’ex libris de deux exemplaires exceptionnels conservés aujourd’hui à Bourges: d’une part, le Liber chronicarum de Hartmann Schedel dans l’édition nurembergeoise de 1493, mais aussi la somptueuse Apocalypse de Dürer, dans l’édition sortie aussi des presses de Koberger en 1498…
La connexion avec la «librairie» allemande est directe, on le voit. C’est peu de dire que l’enquête devrait être systématisée, pour explorer quel a pu être le rôle de ces parentèles et de ces sociabilités dans la première diffusion de la Réforme protestante, au sein de la noblesse implantée dans notre petite région du nord-est d’Orléans. L'imprimé occupe une place décisive dans le processus.
(1) Signalons qu’une autre fille d’Anne de Balsac a épousé en 1532 Claude d’Urfé: on connaît la riche bibliothèque réunie par le couple.
mercredi 31 août 2016
dimanche 28 août 2016
La bibliothèque de Cracovie
Peu de maisons peuvent prétendre illustrer avec pertinence à travers plus de six siècle, comme le fait la bibliothèque de l’université de Cracovie, un certain nombre de phénomènes majeurs de la modernité européenne: de la modernité induite par les nouvelles institutions d’enseignement à la modernité de la grande ville cumulant les fonctions de direction, puis à la construction de la nationalité à travers son patrimoine intellectuel –et livresque.
De fait, l’université de Cracovie est l’une des premières d’Europe centrale, après Prague, certes, mais un an avant Vienne: elle a été fondée en effet en 1364 par Casimir III le Grand (†1370), dernier souverain polonais de la dynastie des Piast. Son existence réelle ne date cependant que de la fin du XIVe siècle, sous le règne d’Edwige de Hongrie, princesse de la dynastie angevine († 1399), et de son époux Vladislav II Jagellon, grand-duc de Lituanie. En 1400, l’institution est réorganisée sur le modèle de l'université de Paris. L'évêque de Cracovie est parallèlement chancelier de l'université.La concentration de clercs, d'administrateurs, de diplomates, etc., se traduit par le renforcement des échanges avec les autres grands centres européens, à commencer par l'Italie et Rome: dans les premières décennies du XVe siècle, la ville de la Vistule s'impose comme le premier centre du royaume où s'implantent les influences de l'humanisme italien et de la Renaissance.
Comme il est habituel, il n’existe pas de bibliothèque universitaire, mais des bibliothèques attachées aux différents collèges et facultés. La principale est instituée auprès du Collegium majus (voir cllché ici), fondé en 1400 et toujours conservé aujourd’hui: elle est consacrée aux deux facultés, de la théologie et des «arts». Réorganisée à la suite de l’incendie de 1492, elle possède quelque 3000 volumes dans les premières décennies du XVIe siècle, abrités dans une grande salle au premier étage du bâtiment. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’utilisation en sera réservée aux seuls professeurs.
Jean Le Laboureur visitera la bibliothèque en 1644, alors qu’il accompagne la nouvelle reine de Pologne, Louise Marie de Gonzague. Fleury, docteur de Sorbonne et confesseur de la reine, appartient à la suite de celle-ci. Il visite alors Cracovie, où il est reçu à l’université et où on lui montre la
bibliothèque, qui est composée d’une chambre et d’une grande salle. L’on y entre par une porte de fer : elle est entourée de tablettes, & pleine de pupiltres chargez de livres qui sont enchaînez, affin qu’on ne les puisse transporter sans congé (1) (Jean Le Laboureur, Relation du voyage de la royne de Pologne…, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1647, p. 43).
Porte de la Bibliothèque |
Peu à peu, l’accroissement des collections imposera à la bibliothèque de s’étendre à l’ensemble des bâtiments du collège, même si d’autres collections existent conjointement dans le cadre de l’université. La bibliothèque du Collegium minus est ainsi fondée en 1449, et elle semble constituée par des exemplaires retirés du Collegium majus. La Faculté de droit a aussi une bibliothèque, de même qu’un certain nombre de « bourses » correspondant pratiquement à des collèges: Collegium Jerusalem, Bursa hungarica, etc.
La seconde moitié du XVIIe siècle est pourtant une période particulièrement sombre, avec notamment les «guerres du nord» et l’occupation de Cracovie par les Suédois. La bibliothèque ne sera réorganisée qu’à compter de 1777, sous l’impulsion de la très remarquable Commission pour l’éducation nationale (Komisja Edukacji Narodowej): elle est alors enrichie de l’ancienne bibliothèque des jésuites de Cracovie, et compte quelque 32000 livres imprimés, et un petit peu moins de 2000 manuscrits. De nouveaux enrichissements interviennent avec l’entrée des bibliothèques du primat Micha Poniatowski, de l’évêque Adam Grabwski, de Józef Bogucicki, etc., mais le renouveau date surtout de la gestion de Jerzy Samuel Bandtkie († 1838), slavisant, enseignant de bibliographie, et auteur d’une histoire de la bibliothèque.
Paradoxalement, cette renaissance se développe alors que nous sommes à l’époque du troisième partage de la Pologne, lequel a abouti à la disparition de la Pologne indépendante au profit de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie: la «Pologne du Congrès» [de Vienne] constitue en un grand-duché dont la capitale est Varsovie et qui est alors intégré au royaume des tsars.
Grande salle de la Bibliothèque, transformée en Musée de l'université |
La «porte de fer» remarquée par Le Laboureur est toujours conservée aujourd’hui, mais les anciennes salles de la bibliothèque abritent désormais le musée de l’université –avouons que trop peu de choses sont présentées, qui soient relatives à la bibliothèque et aux livres. Que dire pourtant, sinon que nous ne pouvons que regretter que nos propres universités (mais aussi nos autres établissements d’enseignement supérieur, à commencer par l’ENS de la rue d’Ulm) n’aient apparemment aucun souci de leur tradition ni de leur patrimoine historique? On chercherait en vain, à Paris, un local consacré à l’histoire d’une des premières et des principales universités européennes depuis le XIIe siècle siècle, et à la bibliothèque de son principal collège, celui de la Sorbonne (vers 1257), dont l’influence a pourtant été décisive non seulement en France, mais aussi dans un certain nombre de pays…
1) Un schéma quelque peu daté, par conséquent, alors même que le nouveau dispositif de la grande salle à rayonnages a commencé à se répandre en Europe, à Rome, à Milan et à Paris.
Note bibliographique: Metropolen und Kulturtransfer im 15./16/. Jahrhundert: Prag, Krakau, Danzig, Wien, éd. Andrea Langer, Georg Michels, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2001.
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mardi 23 août 2016
Les débuts de l'imprimerie en Pologne: note de géographie historique
La Pologne, pays slave, mais pays ouvert à de multiples influences: si nous nous bornons à la très large période qui va du IXe à la fin du XVIIIe siècle, nous commençons par la christianisation, venue de Moravie et de Bohême (Prague) à partir du IXe siècle. Au Xe siècle, le premier prince historique de la Pologne est Mieszko (± 960-992), qui se fait baptiser à Gniezno / Gnesen en 966. L’évêché de Poznań / Posen (sur la Warta, affluente de l'Oder) est organisé deux ans plus tard, comme suffragant de l’archevêché «missionnaire» de Magdebourg. Une génération encore, et Adalbert, évêque de Prague, est envoyé en mission chez les Borussiens (vieux Prussiens), slaves païens de la côte de la Baltique. À la suite de son martyr (997), son corps est rapatrié à Gniezno, et il sera désormais considéré comme le patron du royaume. Trois ans encore, et l’élévation de Gniezno au rang d’archevêché fonde l’Église polonaise, avec les provinces de Kòłobrzeg / Kolberg (Poméranie), de Cracovie et de Wroclaw / Breslau, puis de Poznań.
Après avoir régné deux siècles environ, la dynastie des Piast succombera face à l’ambition des princes voisins, et à la pénétration des colons allemands installés dans les grandes villes de négoce (à commencer par Cracovie, mais aussi à Wroclaw et à Poznań). C’est aussi le temps de la montée en puissance des grands féodaux et de l’ordre Teutonique. Appelés par le duc Konrad de Mazovie en 1226, les Teutoniques conquièrent en effet et germanisent la région de la Baltique. Enfin, la deuxième moitié du XIIIe siècle est occupée par les raids dévastateurs des Tatars mongols.
L’axe de la Vistule s’est alors déjà imposé comme la principale voie d’exportation, pour les marchandises non seulement polonaises mais aussi hongroises. Les textes écrits sont naturellement d’abord en latin, mais le polonais comme langue écrite apparaît au XIIe siècle.
La Pologne de Casimir apparaît comme l’embryon d’un empire multinational, dans lequel vivaient des Polonais, des Allemands (…), des Ruthènes (…), des Flamands, des Valaques (…), des Juifs, des Arméniens (…). L’administration usait de plusieurs langues, représentées par des chancelleries diverses. La fondation, en 1364, de l’université de Cracovie, la seconde [en Europe centrale] après Prague et avant l’Allemagne [Leipzig] témoigne de cette ouverture (Georges Castellan, Histoire des peuples d’Europe centrale, Paris, Fayard, 1994, p. 51).
À la fin du XIVe siècle, le mariage de Ladislas Jagellon fonde les bases de l’union lituano-polonaise (1385), laquelle durera près de trois cents ans avant de se conclure par les crises du XVIIIe siècle, par les partages successifs de la Pologne, et par la disparition, en définitive, d’un État rendu impuissant par son régime politique de «république nobiliaire».
Le Collegium Majus, siège historique de l’université de Cracovie. La
porte de la célèbre bibliothèque est celle que l’on voit au premier étage de la
galerie.
Rien de surprenant si, s’agissant du territoire de la Pologne actuelle, l’imprimerie apparaît d’abord à Cracovie, ville qui cumule les fonctions de direction dans les domaines politique, intellectuel (avec son université) et négociant. C’est un bavarois, Kaspar Straube, qui y introduit pour la première fois l’imprimerie, avec un calendrier publié en 1474 (GW, Einblatt, 130). Nous ne lui connaissons que quatre titres au total, tous en latin, mais il est probable que d’autres ont été donnés dont aucun exemplaire ne se trouverait conservé. L’atelier de Straube semble cesser toute activité après seulement deux ou trois ans.
La typographie ne réapparaîtra à Cracovie que dans les années 1489-1491, avec le personnage de Swietopolk Fiol: Sebald Fayl vient lui aussi d'Allemagne du sud, en l'occurrence de la petite ville de Neustadt an der Aisch, entre Nuremberg et Wurtzbourg. D’abord installé comme orfèvre à Cracovie, il fonde, en 1489, un atelier d’imprimerie, avec le soutien financier de Johann Thurzo, alors le plus puissant entrepreneur de la ville et un proche des Fugger d’Augsbourg. Fayl, qui a «slavisé» son nom en Fiol, est le premier à publier des titres liturgiques en slave, imprimés en caractères cyrilliques et destinés à l’exportation en pays ruthène: l’évêque fait pourtant fermer l’atelier, de sorte que l’imprimerie ne pourra s’implanter définitivement à Cracovie que dans les premières années du XVIe siècle. Fiol, quant à lui, meurt vers 1526.
Il est possible qu’un atelier ait aussi fonctionné à Chelmno / Kulm, sur la Vistule, dans les années 1473-1478 (cf ISTC): rappelons que les Teutoniques avaient tenté de fonder une université dans cette ville en 1386. D’autres imprimeries sont encore connues dans des villes de la Baltique, Malbork / Marienburg (Jacob Karweysse, vers 1492) et Gdansk / Danzig (1498/ 1499). Mais en définitive, nous restons, pour le XVe siècle, à moins de trente titres connus comme ayant été imprimés dans la géographie de la Pologne actuelle (y compris Wroclaw).
Pendant deux générations au moins, il reste ainsi à peu près impossible aux artisans de concurrencer les puissants ateliers des principaux centres de production de l’ouest, Venise et les villes allemandes au premier chef: à titre de comparaison, rappelons que ce ne sont pas moins de 370 titres qui sont attribués au premier imprimeur de Leipzig, Konrad Kachelofen. Sur les marches de l’Europe occidentale, en Pologne comme en Hongrie, on se procure des imprimés d'abord en les important, soit par la voie de mer (les villes hanséatiques de la Baltique), soit par les grands itinéraires des foires, à commencer par la «route royale» (via regia) conduisant de Francfort-s/Main à Erfurt, Leipzig, Görlitz et Cracovie (et de Nuremberg à Prague et à Leipzig). Si nous nous autorisons une métaphore, ces deux grands itinéraires du négoce et des transferts, par voie de mer ou par voie de terre, correspondent bien aussi à ce que nous appellerions aujourd’hui des «autoroutes de l’information»…
Après avoir régné deux siècles environ, la dynastie des Piast succombera face à l’ambition des princes voisins, et à la pénétration des colons allemands installés dans les grandes villes de négoce (à commencer par Cracovie, mais aussi à Wroclaw et à Poznań). C’est aussi le temps de la montée en puissance des grands féodaux et de l’ordre Teutonique. Appelés par le duc Konrad de Mazovie en 1226, les Teutoniques conquièrent en effet et germanisent la région de la Baltique. Enfin, la deuxième moitié du XIIIe siècle est occupée par les raids dévastateurs des Tatars mongols.
L’axe de la Vistule s’est alors déjà imposé comme la principale voie d’exportation, pour les marchandises non seulement polonaises mais aussi hongroises. Les textes écrits sont naturellement d’abord en latin, mais le polonais comme langue écrite apparaît au XIIe siècle.
La Pologne de Casimir apparaît comme l’embryon d’un empire multinational, dans lequel vivaient des Polonais, des Allemands (…), des Ruthènes (…), des Flamands, des Valaques (…), des Juifs, des Arméniens (…). L’administration usait de plusieurs langues, représentées par des chancelleries diverses. La fondation, en 1364, de l’université de Cracovie, la seconde [en Europe centrale] après Prague et avant l’Allemagne [Leipzig] témoigne de cette ouverture (Georges Castellan, Histoire des peuples d’Europe centrale, Paris, Fayard, 1994, p. 51).
À la fin du XIVe siècle, le mariage de Ladislas Jagellon fonde les bases de l’union lituano-polonaise (1385), laquelle durera près de trois cents ans avant de se conclure par les crises du XVIIIe siècle, par les partages successifs de la Pologne, et par la disparition, en définitive, d’un État rendu impuissant par son régime politique de «république nobiliaire».
Rien de surprenant si, s’agissant du territoire de la Pologne actuelle, l’imprimerie apparaît d’abord à Cracovie, ville qui cumule les fonctions de direction dans les domaines politique, intellectuel (avec son université) et négociant. C’est un bavarois, Kaspar Straube, qui y introduit pour la première fois l’imprimerie, avec un calendrier publié en 1474 (GW, Einblatt, 130). Nous ne lui connaissons que quatre titres au total, tous en latin, mais il est probable que d’autres ont été donnés dont aucun exemplaire ne se trouverait conservé. L’atelier de Straube semble cesser toute activité après seulement deux ou trois ans.
La typographie ne réapparaîtra à Cracovie que dans les années 1489-1491, avec le personnage de Swietopolk Fiol: Sebald Fayl vient lui aussi d'Allemagne du sud, en l'occurrence de la petite ville de Neustadt an der Aisch, entre Nuremberg et Wurtzbourg. D’abord installé comme orfèvre à Cracovie, il fonde, en 1489, un atelier d’imprimerie, avec le soutien financier de Johann Thurzo, alors le plus puissant entrepreneur de la ville et un proche des Fugger d’Augsbourg. Fayl, qui a «slavisé» son nom en Fiol, est le premier à publier des titres liturgiques en slave, imprimés en caractères cyrilliques et destinés à l’exportation en pays ruthène: l’évêque fait pourtant fermer l’atelier, de sorte que l’imprimerie ne pourra s’implanter définitivement à Cracovie que dans les premières années du XVIe siècle. Fiol, quant à lui, meurt vers 1526.
Il est possible qu’un atelier ait aussi fonctionné à Chelmno / Kulm, sur la Vistule, dans les années 1473-1478 (cf ISTC): rappelons que les Teutoniques avaient tenté de fonder une université dans cette ville en 1386. D’autres imprimeries sont encore connues dans des villes de la Baltique, Malbork / Marienburg (Jacob Karweysse, vers 1492) et Gdansk / Danzig (1498/ 1499). Mais en définitive, nous restons, pour le XVe siècle, à moins de trente titres connus comme ayant été imprimés dans la géographie de la Pologne actuelle (y compris Wroclaw).
Immeuble du chapitre de Wroclaw, où exerça le premier imprimeur de la ville |
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dimanche 7 août 2016
Nom de pays: le nom. À propos du politiquement correct
L’été est la saison des promesses, tout au moins s’agissant de la lecture: nous allons relire tel ou tel «classique» que nous n’avons jamais pris le temps de –relire (plutôt, notre manière de vivre fait que nous n’en avons pas le temps). Bref, nous voici à nouveau devant La Recherche, où nous grapillons des passages aimés sous le titre «Nom de pays: le nom» (dans Du côté de chez Swann, en 1913), et «Nom de pays: le pays» (dans À l’ombre des jeunes filles en fleur). Le «nom», c’est le pays inconnu mais rêvé à travers sa désignation, et à travers ce que celle-ci peut évoquer. Restons avec Proust: Parme est un lieu d’autant plus magique qu’on ne le visite pas: son nom est compact et lourd, aucun air ne peut y circuler, mais le mot fait surgir quelque chose imprégné de la «douceur stendhalienne» et du «reflet des violettes». On sait comment le narrateur rêvant d’un séjour à Balbec mais ne pouvant se rendre dans cette station balnéaire, trouve, peut-être, dans la lecture de l’horaire du chemin-de-fer et dans la litanie des noms des gares plus de satisfactions que dans le voyage lui-même. Quant à «nom de pays: le pays», c’est le souvenir toujours prégnant de certains lieux que nous avons visités, et auxquels nous restons attachés.
Mais laissons de côté la dimension littéraire de la toponymie, pour revenir à la problématique qui est celle du livre imprimé. La préparation d’un prochain ouvrage, Bibliothèques, Décor, XVIe-XIX siècle, lequel doit être officiellement présenté à Rome à la mi-novembre 2016, nous pose des problèmes très difficiles lorsque nous abordons la question de l’index. En effet, l’ouvrage accueille des contributions en trois langues, l’allemand, le français et l’italien, et il traite entre autres d’une géographie linguistique et culturelle particulièrement compliquée, celle de l’ancienne Europe germanophone, ainsi que de l’Europe centrale et orientale.
Comment, dès lors que nous devons produire un index cohérent et unifié, faire le choix d’un toponyme de référence, là où la tradition historique juxtapose jusqu’à cinq désignations pour un seul lieu? Voici Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, «ville de résidence» du royaume de Prusse –nous ne rappelons pas ici le nom de la ville dans les différents langues baltes, ni en polonais, en tchèque ou en slovaque. Brasov est le nom roumain de Kronstadt, ville fondée par les Saxons de Transylvanie, mais aussi connue sous son nom hongrois de Brassó et surtout, dans les adresses typographiques, sous la désignation étymologique de Corona. Le choix des vedettes pose des problèmes d’autant plus difficiles qu'il a une dimension éminemment symbolique. Si nous descendons vers le Sud-Est européen, nous entrons dans les anciennes possessions ottomanes, dont les toponymes font le cas échéant se succéder des versions grecques, turques, puis slaves (par exemple en Bulgarie) –pour ne rien dire des éventuelles déclinaisons françaises.
Il est pourtant inutile de se livrer à des anachronismes, sous couvert de respecter un «politiquement correct» hors de propos. Le nom de Danzig a laissé en français le souvenir consternant du «couloir de Danzig» et des débuts de la Seconde Guerre mondiale: ce souvenir ne justifie en rien de qualifier Daniel Nikolaus Chodowiecki (1726-1801) de «peintre et graveur polonais», comme le fait la Bibliothèque nationale de France, fût-ce en ajoutant en codicille «de l’école allemande». Chodoviecky ou Chodowiecki) était évidemment d’ascendance slave, mais il a fait toute sa carrière dans le royaume de Prusse (auquel Danzig appartenait, comme préfecture de la province de Prusse occidentale), notamment en tant que directeur de l’Académie royale de Berlin, et il a notamment illustré les grands classiques allemands, dont le Werther de Goethe. Pour avoir passé toute sa vie dans sa ville natale de Königsberg, Kant n’est pas pour autant pourvu par la BnF de l’appellation, il vrai dans son cas potentiellement ridicule, de «philosophe russe de l’école allemande»...
L’observation étroite de ce que l’on suppose être le «politiquement correct» débouche souvent sur l’absurde, voire sur le «politiquement incorrect» et sur un nationalisme à la petite semaine. A contrario, le souci de la réalité historique est aux antipodes d’un quelconque projet de révisionnisme: ne surimposons pas au passé des cadres géopolitiques qui sont ceux d’aujourd’hui et qui, à l’époque, n’avaient pratiquement aucune signification. Avoir une idée de la géographie ancienne constitue un type de connaissance très supérieure sur le plan scientifique, donc plus sécurisante, que le choix borné du «correct» a priori.
Pour l’historien, le départ n'en reste pas moins difficile, qui amène parfois à privilégier une formulation quelque peu alourdie: nous pensons ici à l’excellent travail d’Anne Rouzet, le Dictionnaire des imprimeurs, libraires et éditeurs des XVe et XVIe siècles dans les limites géographiques de la Belgique actuelle (Nieuwkoop, 1975), puisqu’aussi bien la Belgique en tant qu’entité politique n’existe pas avant 1830.
Mais revenons à notre index, qui pose en outre le problème de sa lisibilité: il faut en effet non seulement rendre compte d’une réalité historique difficile, mais aussi permettre à des lecteurs dont l’environnement historique et linguistique est différent, de retrouver assez facilement ce qu’ils cherchent. Nous avons donc fait le choix de donner les toponymes dans la langue du texte où ils se trouvent cités: par ex., pour un texte en allemand, on donnera Ofen pour Buda, la partie de la ville actuelle de Budapest située sur la rive droite du Danube, avec la colline historique du château royal. Si le toponyme n’existe pas, on a décidé de le donner dans la langue officielle du temps, le français, l’allemand et l’italien dans les géographies correspondantes, mais le latin dans le royaume de la Hongrie historique… et le hongrois en Transylvanie.
Dans tous les cas, des vedettes secondaires permettent de retrouver les références recherchées: la capitale de l’actuelle Slovaquie, Bratislava, succède à l’ancienne capitale de la Hongrie royale à l’époque de la domination ottomane (Pozsony), mais elle a aussi reçu au fil des siècles la désignation allemande de Preßburg, francisée en Presbourg –une rue proche de la place de l’Étoile conserve le souvenir du traité de Presbourg, conclusion de la triomphale campagne d’Austerlitz (1805). La ville sert traditionnellement de place de repli pour la cour de Vienne en cas de menace d'invasion à l'ouest. Quant au toponyme figurant sur les adresses typographiques en latin, c’est celui de Posonium.
Tout ce qui relève des mentions complémentaires est porté dans l'index en latin: imperator (empereur), rex (roi de France, etc.), vide (voir), etc.
Autant de choix parfois difficiles, mais qui permettent de traduire, sans aucun a priori, des situations particulièrement complexes, et largement méconnues, en même temps que de mettre en œuvre l’ordre rationnel que nous impose la science historique: rendre compte de manière neutre du passé, tout en en permettant le décodage le plus assuré sur le plan scientifique (par ex.: pourquoi les auteurs ou éditeurs ont-ils privilégié à l’adresse typographique telle ou telle désignation?). Jamais les choix qui auront été faits ne devront rien présenter d’arbitraire ni de déséquilibré par rapport à l’une quelconque des collectivités historiques ayant occupé l’espace présenté dans les études: tel est la ligne directrice de notre index.
PS- La problématique évoquée ci-dessus rejoint les difficultés soulevées par l'ignorance croissante en matière de géographie. Dernier avatar en date, celui dont nous avons constaté l'existence en gare d'Amboise. Attendant le passage d'un train pour Paris, nous avons eu la surprise d'entendre l'automate annoncer, parmi les prochaines gares d'arrêt, celle de «Aubrais, Les», sic pour «Les Aubrais». Rappelons que Les Aubrais est une commune de France (Fleury-lès Aubrais), et accessoirement la première ou la deuxième gare, pour le trafic, de la région Centre Val-de-Loire. La généralisation de cette politique pour le moins hasardeuse de la part des responsables de la SNCF conduirait à annoncer des gares aussi invraisemblables que «Sables d'Olonne, Les», voire (il n'y a pas de raison de limiter l'exercice au seul article défini pluriel) «Mans, Le» ou encore «Rochelle, La». Sans parler de la possibilité, qui intéressera les Lyonnais, d'annexer un nouveau quartier, en l'espèce de «Guillotière, La», pour «La Guillottière».
Comme quoi la classification écrite ne doit pas nécessairement être suivie pour une annonce orale, et comme quoi aussi il ne faut pas lire sans un minimum d'esprit critique les séries générées automatiquement par les ordinateurs.
Mais laissons de côté la dimension littéraire de la toponymie, pour revenir à la problématique qui est celle du livre imprimé. La préparation d’un prochain ouvrage, Bibliothèques, Décor, XVIe-XIX siècle, lequel doit être officiellement présenté à Rome à la mi-novembre 2016, nous pose des problèmes très difficiles lorsque nous abordons la question de l’index. En effet, l’ouvrage accueille des contributions en trois langues, l’allemand, le français et l’italien, et il traite entre autres d’une géographie linguistique et culturelle particulièrement compliquée, celle de l’ancienne Europe germanophone, ainsi que de l’Europe centrale et orientale.
Comment, dès lors que nous devons produire un index cohérent et unifié, faire le choix d’un toponyme de référence, là où la tradition historique juxtapose jusqu’à cinq désignations pour un seul lieu? Voici Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, «ville de résidence» du royaume de Prusse –nous ne rappelons pas ici le nom de la ville dans les différents langues baltes, ni en polonais, en tchèque ou en slovaque. Brasov est le nom roumain de Kronstadt, ville fondée par les Saxons de Transylvanie, mais aussi connue sous son nom hongrois de Brassó et surtout, dans les adresses typographiques, sous la désignation étymologique de Corona. Le choix des vedettes pose des problèmes d’autant plus difficiles qu'il a une dimension éminemment symbolique. Si nous descendons vers le Sud-Est européen, nous entrons dans les anciennes possessions ottomanes, dont les toponymes font le cas échéant se succéder des versions grecques, turques, puis slaves (par exemple en Bulgarie) –pour ne rien dire des éventuelles déclinaisons françaises.
Il est pourtant inutile de se livrer à des anachronismes, sous couvert de respecter un «politiquement correct» hors de propos. Le nom de Danzig a laissé en français le souvenir consternant du «couloir de Danzig» et des débuts de la Seconde Guerre mondiale: ce souvenir ne justifie en rien de qualifier Daniel Nikolaus Chodowiecki (1726-1801) de «peintre et graveur polonais», comme le fait la Bibliothèque nationale de France, fût-ce en ajoutant en codicille «de l’école allemande». Chodoviecky ou Chodowiecki) était évidemment d’ascendance slave, mais il a fait toute sa carrière dans le royaume de Prusse (auquel Danzig appartenait, comme préfecture de la province de Prusse occidentale), notamment en tant que directeur de l’Académie royale de Berlin, et il a notamment illustré les grands classiques allemands, dont le Werther de Goethe. Pour avoir passé toute sa vie dans sa ville natale de Königsberg, Kant n’est pas pour autant pourvu par la BnF de l’appellation, il vrai dans son cas potentiellement ridicule, de «philosophe russe de l’école allemande»...
L’observation étroite de ce que l’on suppose être le «politiquement correct» débouche souvent sur l’absurde, voire sur le «politiquement incorrect» et sur un nationalisme à la petite semaine. A contrario, le souci de la réalité historique est aux antipodes d’un quelconque projet de révisionnisme: ne surimposons pas au passé des cadres géopolitiques qui sont ceux d’aujourd’hui et qui, à l’époque, n’avaient pratiquement aucune signification. Avoir une idée de la géographie ancienne constitue un type de connaissance très supérieure sur le plan scientifique, donc plus sécurisante, que le choix borné du «correct» a priori.
Pour l’historien, le départ n'en reste pas moins difficile, qui amène parfois à privilégier une formulation quelque peu alourdie: nous pensons ici à l’excellent travail d’Anne Rouzet, le Dictionnaire des imprimeurs, libraires et éditeurs des XVe et XVIe siècles dans les limites géographiques de la Belgique actuelle (Nieuwkoop, 1975), puisqu’aussi bien la Belgique en tant qu’entité politique n’existe pas avant 1830.
Mais revenons à notre index, qui pose en outre le problème de sa lisibilité: il faut en effet non seulement rendre compte d’une réalité historique difficile, mais aussi permettre à des lecteurs dont l’environnement historique et linguistique est différent, de retrouver assez facilement ce qu’ils cherchent. Nous avons donc fait le choix de donner les toponymes dans la langue du texte où ils se trouvent cités: par ex., pour un texte en allemand, on donnera Ofen pour Buda, la partie de la ville actuelle de Budapest située sur la rive droite du Danube, avec la colline historique du château royal. Si le toponyme n’existe pas, on a décidé de le donner dans la langue officielle du temps, le français, l’allemand et l’italien dans les géographies correspondantes, mais le latin dans le royaume de la Hongrie historique… et le hongrois en Transylvanie.
Dans tous les cas, des vedettes secondaires permettent de retrouver les références recherchées: la capitale de l’actuelle Slovaquie, Bratislava, succède à l’ancienne capitale de la Hongrie royale à l’époque de la domination ottomane (Pozsony), mais elle a aussi reçu au fil des siècles la désignation allemande de Preßburg, francisée en Presbourg –une rue proche de la place de l’Étoile conserve le souvenir du traité de Presbourg, conclusion de la triomphale campagne d’Austerlitz (1805). La ville sert traditionnellement de place de repli pour la cour de Vienne en cas de menace d'invasion à l'ouest. Quant au toponyme figurant sur les adresses typographiques en latin, c’est celui de Posonium.
Tout ce qui relève des mentions complémentaires est porté dans l'index en latin: imperator (empereur), rex (roi de France, etc.), vide (voir), etc.
Autant de choix parfois difficiles, mais qui permettent de traduire, sans aucun a priori, des situations particulièrement complexes, et largement méconnues, en même temps que de mettre en œuvre l’ordre rationnel que nous impose la science historique: rendre compte de manière neutre du passé, tout en en permettant le décodage le plus assuré sur le plan scientifique (par ex.: pourquoi les auteurs ou éditeurs ont-ils privilégié à l’adresse typographique telle ou telle désignation?). Jamais les choix qui auront été faits ne devront rien présenter d’arbitraire ni de déséquilibré par rapport à l’une quelconque des collectivités historiques ayant occupé l’espace présenté dans les études: tel est la ligne directrice de notre index.
PS- La problématique évoquée ci-dessus rejoint les difficultés soulevées par l'ignorance croissante en matière de géographie. Dernier avatar en date, celui dont nous avons constaté l'existence en gare d'Amboise. Attendant le passage d'un train pour Paris, nous avons eu la surprise d'entendre l'automate annoncer, parmi les prochaines gares d'arrêt, celle de «Aubrais, Les», sic pour «Les Aubrais». Rappelons que Les Aubrais est une commune de France (Fleury-lès Aubrais), et accessoirement la première ou la deuxième gare, pour le trafic, de la région Centre Val-de-Loire. La généralisation de cette politique pour le moins hasardeuse de la part des responsables de la SNCF conduirait à annoncer des gares aussi invraisemblables que «Sables d'Olonne, Les», voire (il n'y a pas de raison de limiter l'exercice au seul article défini pluriel) «Mans, Le» ou encore «Rochelle, La». Sans parler de la possibilité, qui intéressera les Lyonnais, d'annexer un nouveau quartier, en l'espèce de «Guillotière, La», pour «La Guillottière».
Comme quoi la classification écrite ne doit pas nécessairement être suivie pour une annonce orale, et comme quoi aussi il ne faut pas lire sans un minimum d'esprit critique les séries générées automatiquement par les ordinateurs.
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jeudi 4 août 2016
Venise et le livre
À l'occasion d'un colloque à Venise, le buffet de midi était dressé sur le balcon du premier étage du Palais des Doges (© F. Barbier) |
L’institution peut être regardée comme réellement emblématique de l’humanisme italien, puisqu’elle trouve son origine dans le legs de sa bibliothèque à la Sérénissime par le cardinal Bessarion en 1468. La collection devait être abritée à Saint-Marc, et accessible au public des savants, mais les dispositions du legs ne pas observées dans l’immédiat. Quelques décennies plus tard, la République lance une grande opération d’édilité en plein cœur de la cité. La place Saint-Marc et la Piazzetta seront disposées à la manière de la cour d’un palais, avec le Palais des doges, la cathédrale, la tour de l’Horloge et les arcades des Vieilles Procuraties. Sansovino reprend le modèle de celles-ci pour le bâtiment prévu en symétrie, et destiné à abriter la bibliothèque, dont les travaux, commencés en 1538, ne s’achèveront qu’en 1591. La réalisation du programme pictural a fait appel à Véronèse et au Titien.
C’est dans cette institution unique que notre collègue et ami Marino Zorzi a fait toute sa carrière de bibliothécaire, jusqu’à la diriger à compter de 1989. Marino Zorzi a développé la recherche au sein de la bibliothèque, il a organisé un certain nombre d’expositions spectaculaires présentées dans le cadre des salles historiques de l’institution, et il s’est imposé, par ses travaux personnels, comme l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire du livre vénitien, qu’il s’agisse de l’histoire institutionnelle (la censure!), de l’histoire des imprimeurs et des libraires, de celle de la lecture ou encore de celle des bibliothèques privées et publiques. Marino Zorzi est aussi un historien reconnu des «colonies» vénitiennes, notamment celles de l’Adriatique (la Dalmatie, en actuelle Croatie).
On mesure par là le privilège qui est celui du public francophone pouvant désormais disposer d’une synthèse rédigée en français par Marino Zorzi et consacrée à l’histoire de l’imprimé à Venise, des origines (1469) jusqu’à la chute de la République (1797). Essor et déclin du livre imprimé vénitien vient en effet d’être publié, reprenant les conférences tenues par l’auteur à Paris en 2013. L’accent est logiquement mis sur la période la plus faste, celle conduisant de l’apparition de l’imprimerie à la mise en œuvre de l’Index de Paul IV à Venise à partir de 1558 (cf p 62). La conjoncture jusque là très brillante s’inverse alors, la branche de la «librairie» vénitienne entrant dans une longue phase de déclin.
Le petit ouvrage de Marino Zorzi est tout particulièrement bien documenté, et il présente une illustration à la fois pertinente, élégante et largement originale. La bibliographie est donnée dans les notes infrapaginales.
Marino Zorzi, Essor et déclin du livre imprimé vénitien,
Paris, BnF Éditions, 2016, 78 p., ill. (« Conférences Léopold Delisle »).
ISBN 9 782717 726503. Prix : 29 euros.
mardi 2 août 2016
Après une excursion à Amboise...
L’invention de la typographie en caractères mobiles ouvre dans toutes sortes de domaines des possibilités nouvelles, dont les acteurs ne prennent conscience que de manière très progressive. Parmi ces possibilités, celle de s’adresser au «plus grand nombre», de toucher l’opinion publique, n’est pas l’une des moindres. La première affiche publiée en France est relative à la reconstruction de la cathédrale de Reims, vers 1482 (Grand pardon de ND de Reims, Paris, [circa 1482]), et les pièces et autres travaux de ville font de longue date partie du corpus imprimé recensé par les catalogues d’incunables.
Le phénomène prend une dimension inédite avec l’irruption de la Réforme luthérienne, au point de déboucher sur la mise en place d’une autre économie du livre, fondée sur les Flugschriften, alias les pièces et autres feuilles volantes. En 1534 à Paris, l’«Affaire des Placards», étudiée notamment par Eugénie Droz, pousse François Ier à un renforcement sensible de sa politique anti-protestante. Plus tard encore, Denis Pallier a exploré pour nous les arcanes de la «publicistique» de la Ligue (Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue, Genève, Droz, 1975).
Pourtant, un épisode remarquable marque encore l’histoire de France, qui met en évidence à la fois le rôle politique du média (l’imprimé), et la conscience que les contemporains pouvaient avoir de l’importance de ce rôle: il s’agit de la conjuration d’Amboise. Rappelons les faits. Après la mort accidentelle de Henri II (10 juill. 1559), son fils aîné François II monte sur le trône. Mais le jeune homme n’a pas les capacités pour gouverner lui-même, et il confie les rênes du royaume à sa mère, Catherine de Médicis, et à ses oncles par alliance, le duc François de Guise et son frère Charles, dit le «cardinal de Lorraine». Le chroniqueur Jean de Serres trace un tableau subtil des rapports de forces à la suite de la mort d’Henri II (1). Dans les choix faits par les uns et par les autres, les facteurs à caractère religieux sont largement contrebalancés par les intérêts politiques:
François second, jeune d’ans et encore plus d’esprit, étoit du tout en la puissance de sa mère & des oncles de sa femme, qui gouvernèrent les affaires (…). Une partie de la noblesse, harassée de tant de guerres & ruines, ne demandoit que repos, laissant tout soin du public & jettant l’œil sur le plus fort parti pour pancher de ce costé là. Les courtisans alloient selon le vent. Quant aux officiers de justice, la plupart estoyent esclaves de tel ou tel seigneur. Quelques gens de bien restans es parlemens n’osoyent souffler qu’à peine, encore estonnéz du coup de baston donné au souverain & premier parlement en la dernière mercuriale. Les ecclésiastiques tenoyent pour pilliers de l’Église les plus grands brusleurs. Quant au tiers Estat, le faix des guerres passées lui avoit osté tout sentiment & mouvement. En la cour, (…) les princes du sang n’avoyent presque point d’esgard, ni au public, ni à leur particulier. La roine-mère, italienne, florentine, de la maison des Médicis, & qui en vingt deux ans qu’elle avoit ja vescu s’estoit donné tout loisir de cognoistre l’humeur des uns & des autres, se comporta tellement qu’elle obtint le dessus… (p. 66).
En proie aux difficultés qui sont traditionnellement celles d’une quasi-régence, Catherine de Médicis s’efforcera de mener une politique mesurée, mais le jeu des Guise concentre les oppositions, au premier rang desquelles celle des grands seigneurs écartés du pouvoir, et celle des protestants soumis à une politique de répression plus dure (automne 1559). L’imprimé joue aussi un rôle dans cette conjoncture, comme le souligne encore avec justesse Jean de Serres. Les Guise et leurs partisans trustent toutes les places, ce qui mécontente bien évidemment les grands, et ce qui indispose aussi le plus grand nombre. On réclame la tenue d’États Généraux:
Les petits ne se taisoyent pas: car par divers escrits imprimez, dont aucuns s’adressoyent à la roine mère, partie par certaines rimes & inventions aigues, l’on descouvroit jusques au fond par les déportemens passez & présens le but de ceux de Guise (…). Or pour ce qu’on parloit souvent en ces escrits que pour pourvoir aux desordres, convenoit assembler les trois Estats, [ceux de Guise] persuadèrent au roy de tenir pour ennemi mortel de son authorité, et criminel de lèse-majesté quiconque parleroit de le brider & mettre en tutelle… (p. 72-73).
Devant une situation qui leur semble bloquée, les chefs protestants élaborent un plan audacieux: un coup de main sur Blois permettra, en principe le 10 mars, de s’emparer de la personne du jeune roi, et de mettre les Guise à l’écart, éventuellement de les exécuter. À la tête des conjurés, on trouve un petit noble périgourdin, Jean du Barry, sire de La Renaudie. Mais les Guise sont avertis du complot, et la cour se réfugie à l’abri des fortifications d’Amboise. Malgré la publication d’un édit d’amnistie, la conspiration se poursuit. Alors que les conjurés sont arrêtés par petits groupes, une dernière troupe marche sur Amboise, mais elle est battue et les hommes tués, ou arrêtés et exécutés. La Renaudie lui-même est tué, son corps «porté à Amboise & pendu sur les ponts, avec un écriteau attaché au col, contenant ces mots: La Renaudie, dit la Forest, chef des rebelles» (p. 85). Après une «dernière alerte» contre Amboise, la répression de la conjuration se fait particulièrement brutale (on parle de 1200 exécutions…).
Terminons par deux notes encore relatives au rôle de l’écrit: le secrétaire de La Renaudie, un certain Le Bigne, lui aussi fait prisonnier, est trouvé en possession d’une correspondance chiffrée, qu’il accepte de traduire pour mettre sa vie à l’abri. Et surtout, la guerre des imprimés se poursuit: il
fut publié aussi un autre livret, montrant par le tesmoignage de Philippe de Commines, au dernier chapitre du cinquième livre de ses mémoires, que ceux sont ennemis descouverts & conjurés de l’Estat qui disent que c’est crime de lèse-majesté que de parler d’assembler les Estats, & que c’est pour diminuer l’authorité du roy. Il y eut aussi des avertissemens au peuple & des plaintes aux parlemens. Ainsi les uns s’aydoient de la plume contre les espées des autres (p. 87).
On appréciera la dernière image évoquée par le mémorialiste, qui oppose l’action des plumes à celle des «épées»… La correspondance, éventuellement chiffrée, les proclamations des uns et des autres, la publication des édits et autres ordonnances, les placards et les pièces de circonstances, sans oublier les sinistres «écriteaux», constituent désormais autant de voies usuelles par le biais desquelles l’écrit, et l’imprimé, interviennent de manière de plus en plus immédiate dans les affaires de l’État. Encore un mot, pourtant: on ne peut que regretter l'absence, en France, d'une base de données bibliographique comparable au VD16 allemand, et qui rendrait des services irremplaçables pour toute enquête sur la publicistique du XVIe siècle.
(1) Jean de Serres, Recueil des choses mémorables avenues en France sous le règne de Henri II, François II, Charles IX, Henri III et Henri IV, depuis l’an MDXLVII jusques au commencement de l’an MDXCVII, 2e éd., [Genève, Antoine Blanc], 1598.La marque au scorpion, inscrite dans un cartouche avec la devise "Mors et vita", figure au titre (Heitz, Genfer, 132). L'attribution à Jean de Serres n'est pas assurée, et la Bibliothèque de Genève donne le texte à Simon Goulart (Gq 299).
Le phénomène prend une dimension inédite avec l’irruption de la Réforme luthérienne, au point de déboucher sur la mise en place d’une autre économie du livre, fondée sur les Flugschriften, alias les pièces et autres feuilles volantes. En 1534 à Paris, l’«Affaire des Placards», étudiée notamment par Eugénie Droz, pousse François Ier à un renforcement sensible de sa politique anti-protestante. Plus tard encore, Denis Pallier a exploré pour nous les arcanes de la «publicistique» de la Ligue (Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue, Genève, Droz, 1975).
Pourtant, un épisode remarquable marque encore l’histoire de France, qui met en évidence à la fois le rôle politique du média (l’imprimé), et la conscience que les contemporains pouvaient avoir de l’importance de ce rôle: il s’agit de la conjuration d’Amboise. Rappelons les faits. Après la mort accidentelle de Henri II (10 juill. 1559), son fils aîné François II monte sur le trône. Mais le jeune homme n’a pas les capacités pour gouverner lui-même, et il confie les rênes du royaume à sa mère, Catherine de Médicis, et à ses oncles par alliance, le duc François de Guise et son frère Charles, dit le «cardinal de Lorraine». Le chroniqueur Jean de Serres trace un tableau subtil des rapports de forces à la suite de la mort d’Henri II (1). Dans les choix faits par les uns et par les autres, les facteurs à caractère religieux sont largement contrebalancés par les intérêts politiques:
François second, jeune d’ans et encore plus d’esprit, étoit du tout en la puissance de sa mère & des oncles de sa femme, qui gouvernèrent les affaires (…). Une partie de la noblesse, harassée de tant de guerres & ruines, ne demandoit que repos, laissant tout soin du public & jettant l’œil sur le plus fort parti pour pancher de ce costé là. Les courtisans alloient selon le vent. Quant aux officiers de justice, la plupart estoyent esclaves de tel ou tel seigneur. Quelques gens de bien restans es parlemens n’osoyent souffler qu’à peine, encore estonnéz du coup de baston donné au souverain & premier parlement en la dernière mercuriale. Les ecclésiastiques tenoyent pour pilliers de l’Église les plus grands brusleurs. Quant au tiers Estat, le faix des guerres passées lui avoit osté tout sentiment & mouvement. En la cour, (…) les princes du sang n’avoyent presque point d’esgard, ni au public, ni à leur particulier. La roine-mère, italienne, florentine, de la maison des Médicis, & qui en vingt deux ans qu’elle avoit ja vescu s’estoit donné tout loisir de cognoistre l’humeur des uns & des autres, se comporta tellement qu’elle obtint le dessus… (p. 66).
En proie aux difficultés qui sont traditionnellement celles d’une quasi-régence, Catherine de Médicis s’efforcera de mener une politique mesurée, mais le jeu des Guise concentre les oppositions, au premier rang desquelles celle des grands seigneurs écartés du pouvoir, et celle des protestants soumis à une politique de répression plus dure (automne 1559). L’imprimé joue aussi un rôle dans cette conjoncture, comme le souligne encore avec justesse Jean de Serres. Les Guise et leurs partisans trustent toutes les places, ce qui mécontente bien évidemment les grands, et ce qui indispose aussi le plus grand nombre. On réclame la tenue d’États Généraux:
Les petits ne se taisoyent pas: car par divers escrits imprimez, dont aucuns s’adressoyent à la roine mère, partie par certaines rimes & inventions aigues, l’on descouvroit jusques au fond par les déportemens passez & présens le but de ceux de Guise (…). Or pour ce qu’on parloit souvent en ces escrits que pour pourvoir aux desordres, convenoit assembler les trois Estats, [ceux de Guise] persuadèrent au roy de tenir pour ennemi mortel de son authorité, et criminel de lèse-majesté quiconque parleroit de le brider & mettre en tutelle… (p. 72-73).
Devant une situation qui leur semble bloquée, les chefs protestants élaborent un plan audacieux: un coup de main sur Blois permettra, en principe le 10 mars, de s’emparer de la personne du jeune roi, et de mettre les Guise à l’écart, éventuellement de les exécuter. À la tête des conjurés, on trouve un petit noble périgourdin, Jean du Barry, sire de La Renaudie. Mais les Guise sont avertis du complot, et la cour se réfugie à l’abri des fortifications d’Amboise. Malgré la publication d’un édit d’amnistie, la conspiration se poursuit. Alors que les conjurés sont arrêtés par petits groupes, une dernière troupe marche sur Amboise, mais elle est battue et les hommes tués, ou arrêtés et exécutés. La Renaudie lui-même est tué, son corps «porté à Amboise & pendu sur les ponts, avec un écriteau attaché au col, contenant ces mots: La Renaudie, dit la Forest, chef des rebelles» (p. 85). Après une «dernière alerte» contre Amboise, la répression de la conjuration se fait particulièrement brutale (on parle de 1200 exécutions…).
Terminons par deux notes encore relatives au rôle de l’écrit: le secrétaire de La Renaudie, un certain Le Bigne, lui aussi fait prisonnier, est trouvé en possession d’une correspondance chiffrée, qu’il accepte de traduire pour mettre sa vie à l’abri. Et surtout, la guerre des imprimés se poursuit: il
fut publié aussi un autre livret, montrant par le tesmoignage de Philippe de Commines, au dernier chapitre du cinquième livre de ses mémoires, que ceux sont ennemis descouverts & conjurés de l’Estat qui disent que c’est crime de lèse-majesté que de parler d’assembler les Estats, & que c’est pour diminuer l’authorité du roy. Il y eut aussi des avertissemens au peuple & des plaintes aux parlemens. Ainsi les uns s’aydoient de la plume contre les espées des autres (p. 87).
On appréciera la dernière image évoquée par le mémorialiste, qui oppose l’action des plumes à celle des «épées»… La correspondance, éventuellement chiffrée, les proclamations des uns et des autres, la publication des édits et autres ordonnances, les placards et les pièces de circonstances, sans oublier les sinistres «écriteaux», constituent désormais autant de voies usuelles par le biais desquelles l’écrit, et l’imprimé, interviennent de manière de plus en plus immédiate dans les affaires de l’État. Encore un mot, pourtant: on ne peut que regretter l'absence, en France, d'une base de données bibliographique comparable au VD16 allemand, et qui rendrait des services irremplaçables pour toute enquête sur la publicistique du XVIe siècle.
(1) Jean de Serres, Recueil des choses mémorables avenues en France sous le règne de Henri II, François II, Charles IX, Henri III et Henri IV, depuis l’an MDXLVII jusques au commencement de l’an MDXCVII, 2e éd., [Genève, Antoine Blanc], 1598.La marque au scorpion, inscrite dans un cartouche avec la devise "Mors et vita", figure au titre (Heitz, Genfer, 132). L'attribution à Jean de Serres n'est pas assurée, et la Bibliothèque de Genève donne le texte à Simon Goulart (Gq 299).
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