Peignot, Gabriel,
Dictionnaire raisonné de bibliologie, contenant, 1) l’explication des principaux termes relatifs à la Bibliographie, à l’Art typographique, à la Diplomatique, aux Langues et aux Archives, aux Manuscrits, aux Médailles, aux Antiquités, etc.; 2) des notices historiques détaillées sur les principales Bibliothèques anciennes et modernes ; sur les différentes Sectes philosophiques; sur les plus célèbres imprimeurs, avec une indication des meilleures éditions sorties de leurs presses, et sur les Bibliographes, avec la liste de leurs ouvrages; 3) enfin, l’exposition des différens Systèmes bibliographiques, etc. Ouvrage utile aux Bibliothécaires, Archivistes, Imprimeurs, Libraires, etc.
Par G. Peignot, Bibliothécaire de la Haute-Saône, Membre correspondant de la Société libre d’émulation du Haut-Rhin. Tome premier [second],
A Paris, chez Villier, libraire, rue des Mathurins, n° 396, an X-1802.
2 vol. et 1 vol. de suppl. [A Paris, chez A. A. Renouard, an XII-1804], 8°.
Gabriel Peignot (1767-1849) illustre de manière idéaltypique la conjoncture des années 1800 sur deux points essentiels.
Sa carrière, d’abord. Ce fils d’un lieutenant au bailliage d’Arc-en-Barrois, s’oriente en effet vers la filière classique pour les élites du Tiers, en faisant des études de droit et en s’établissant comme avocat à Vesoul en 1786. Mais les bouleversements de la Révolution réorientent complètement son cursus. Jusqu’en 1789, les professions «intellectuelles» étaient pratiquement réservées à des clercs, membres de l’Eglise, ou à des juristes. Avec la sécularisation des institutions publiques, de nouvelles possibilités s’ouvrent progressivement, dont Gabriel Peignot nous donne un très bon exemple.
En 1792, la municipalité de Vesoul lui confie la charge nouvelle de bibliothécaire, à laquelle il ajoutera celle de principal du collège en 1803. Il sera nommé inspecteur de la librairie à Dijon en 1813, puis inspecteur académique de Saône-et-Loire. Vice-président (1818), puis président (1832) de l’Académie de Dijon, il terminera sa carrière, en 1838, comme inspecteur honoraire de l’académie de Dijon. L'avenir des intellectuels, décidément, c'est la fonction publique.
Voilà donc un homme qui aura vécu un des bouleversements les plus profonds de la civilisation contemporaine, puisqu’il s’agit non seulement de la période révolutionnaire et du passage de l’Ancien Régime à la modernité, mais aussi des prodromes de la «seconde révolution du livre», celle de la mécanisation et, à terme, de la «massification» (combinaison du grand tirage, de la baisse du prix de vente, et de l’élargissement du public concerné). En somme, Gabriel Peignot illustre pleinement ces stratégies nouvelles, qui permettent à un intellectuel de vivre sans sacrifier ce qui fait sa passion, la connaissance et le support de celle-ci, le livre et l’imprimé.
Le second point sur lequel nous insisterons se rapporte à la théorie de l’information et de la communication: Gabriel Peignot est en effet considéré comme l’inventeur du terme -et du concept- de «bibliologie», même si cette paternité serait plus ou moins discutable. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que la période au cours de laquelle il a vécu a été marquée par une idéologie très caractéristique, celle de la croyance dans le progrès, et dans l’idée que ce progrès est rendu possible par la circulation des connaissances -la diffusion stricto sensu du savoir s’articulant avec l’élaboration de connaissances nouvelles.
Dans cette perspective, dont Condorcet sera l’un des théoriciens les plus célèbres (mais on pourrait aussi penser à Daunou), la théorie des médias, alias la bibliologie, devient, en place de la théologie, le domaine fondamental sur lequel s’appuient les autres champs du savoir: la définition de l’Encyclopédie comme le «livre des livres» va dans ce sens, de même que celle de la bibliologie comme la «science des sciences», ou encore le choix, à l’époque de la Révolution, de «nationaliser» les bibliothèques pour les mettre à la disposition du plus grand nombre, puis de créer, dans les différents départements, un enseignement de «bibliographie» censé donner à chacun les outils de sa propre émancipation. Dans les bibliothèques de l’avenir, la classe «Bibliographie, science du livre» se substituera parfois à l’ancienne classe de la Théologie comme constituant le socle du savoir. La définition de la «bibliologie» par Peignot explicite pleinement sa pensée:
Il est une science qui n'a pas marché de front avec les autres, quoiqu'elle tienne à toutes, et qui a été négligée, quoi que très intéressante: je veux parler de la Bibliologie. Pour en faire sentir l'importance, il suffit de la définir et de présenter un aperçu rapide des principaux objets qui lui appartiennent et qui font l'objet de cet ouvrage.
La Bibliologie, embrassant l'universalité des connaissances humaines, s'occupe particulièrement de leurs principes élémentaires, de leur origine, de leur histoire, de leur division, de leur classification et de tout ce qui a rapport à l'art de les peindre aux yeux et d'en conserver le souvenir par le moyen de signes, soit hiéroglyphiques ou épistoliques, soit manuscrits ou imprimés. On voit, par cette définition, que la Bibliologie peut être considérée comme une espèce d'encyclopédie littéraire-méthodique, qui, traitant sommairement et descriptivement de toutes les productions du génie, assigne à chacune d'elle la place qu'elle doit occuper dans une bibliothèque universelle. Elle diffère de la Bibliographie, en ce que cette dernière science ne comprend, à proprement parler, que la description technique et la classification des livres, au lieu que la Bibliologie (qui est la théorie de la Bibliographie) présente l'analyse des connaissances humaines raisonnées, leurs rapports, leur enchaînement et leur division; approfondit tous les détails relatifs à l'art de la parole, de l'écriture et de l'imprimerie, et déroule les annales du monde littéraire pour y suivre pas à pas les progrès de l'esprit humain.
D’une certaine manière, nous sommes ici devant un phénomène qui rappelle le statut privilégié aujourd’hui donné aux «sciences de l’information et de la communication». Il y aurait encore à dire sur une multitude de points soulevés, explicitement ou non, par Gabriel Peignot, tels que le statut de l’auteur (face aux plagiaires…), ou encore le rôle de la raison, et le sens de la formule de «Dictionnaire raisonné».
Réf. : Quérard, France littéraire, VII, p. 10 et suiv. (article PEIGNOT, et sur le Dictionnaire raisonné, p. 17 et 18). La notice développe surtout les emprunts et plagiats dont le travail de Peignot a fait l’objet.
Effectivement, le mot "bibliologie" a été inventé, non pas par Gabriel Peignot, mais par Jean-Joseph Rive, en 1781, dans sa correspondance, et publié en 1789 dans "La Chasse aux bibliographes et antiquaires mal-advisés". Le mot aurait été employé dès 1580 par le botaniste italien Ulisse Aldrovandi pour sa "Bibliologia", autrement intitulée "Farrago historiae papyri". Le sens des mots évoluant parfois, la "science des livres" est devenue, deux siècles après l'invention du mot, la science de l'écrit et de la communication écrite, comme si on avait voulu en priver les bibliophiles. Tout cela n'enlevant évidemment rien à la gloire de Gabriel Peignot, qui reste l'un des fondateurs de la bibliographie en France.
RépondreSupprimer