(D'après Konrad Witz, © Gemälde Galerie, Berlin) |
vendredi 28 décembre 2012
jeudi 27 décembre 2012
Histoire du livre et contes de fées
Zeichensprachen des literarischen Buchs in der frühen Neuzeit: die « Melusine » des Thüring von Ringoltingen,
éd. Ursula Rautenberg, Hans-Jörg Künast, Mechthild Habermann, Heidrun Stein-Kecks,
Berlin, Boston, Walter de Gruyter, 2012,
VIII-422 p., ill., index.
ISBN 978-3-11-026049-6
Comme il arrive un peu trop souvent, le Roman de Mélusine est peut-être trop connu, en France du moins, pour avoir fait l’objet des études novatrices qu’il supposerait. Nous sommes en Poitou, dans la famille des comtes de Lusignan, descendants mythiques de la fée Mélusine: Thomas Fouilleron nous a expliqué comment la «forgerie généalogique» était consubstantielle à l’état nobiliaire, et au demeurant les Montmorency aussi descendraient de Mélusine, tandis que le cimier des La Rochefoucauld, eux-mêmes branche cadette des Parthenay, comtes de Lusignan, est surmonté d’«une mélusine à deux queues dans sa cuve, les mains levées, tenant de sa dextre un peigne et de sa senestre un miroir»… Il est d'autant plus significatif de voir ces armoiries traditionnelles encore frappées, à la fin du XVIIIe siècle, sur les reliures de la bibliothèque familiale (cf cliché infra).
Avec le Roman de Mélusine, c'est en effet l’environnement de la noblesse qui s'impose, voire celui de la plus haute noblesse. Nous connaissons deux versions du texte original: l’une est rédigée en vers par Couldrette à la demande de Guillaume Larchevêque, descendant des Parthenay; l’autre, en prose, composée, sur l’ordre du duc Jean de Berry, par Jean d’Arras dans les dernières années du XIVe siècle. Dans les deux cas, les préoccupations politiques sont largement présentes, notamment parce que, sur la frontière du Poitou et à l’heure de la guerre anglaise, le duc se prétend précisément l’héritier des Lusignan. Même observation lorsque le texte est donné en allemand d’après la version de Couldrette en 1456, par Thüring von Ringoltingen, l’une des plus grosses fortunes de Berne, ville dont il est aussi avoyer. Ringoltingen dédie son travail au comte de Neuchâtel Rodolphe de Hochberg.
Mais nous quittons définitivement ce cadre lorsque Mélusine est imprimé, en allemand et pour la première fois, à Bâle, chez Bernhard Riechel en 1473-1474. Près de quatre-vingts éditions allemandes sont répertoriées, avec toutes sortes de variantes, jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est cette tradition très remarquable qu’a explorée un programme de recherche conduit par l’université d’Erlangen, sous la direction du Pr. Ursula Rautenberg, de 2007 à 2011, et ayant donné lieu à un colloque tenu en octobre 2010: le volume ici signalé contient les Actes de ce colloque.
Rappelons au passage que, comme on le sait, la réintroduction en France du Mélusine sous forme d’imprimé s’opère elle aussi par le biais de cette même géographie aux marches du royaume, puisque la première édition en est donnée à Genève, par un typographe d’origine allemande, Adam Steinschaber, en 1478 (le paradoxe est même encore plus remarquable si l'on considère qu'il s’agit du premier roman de chevalerie publié en français).
Le volume d’Actes s’ouvre, de manière très judicieuse, par une série de tables: les sources et les abréviations, mais surtout la table des éditions du roman allemand de 1473 à 1890, et plusieurs tableaux donnant leur stemma par grandes périodes. Le texte lui-même se structure en trois grandes parties, que nous présentons ici rapidement, en nous excusant de ne pas pouvoir mentionner toutes les contributions:
1) Buch und Werk (le livre et l’œuvre). Cette partie, qui comprend cinq contributions, s’ouvre par une étude de Jan-Dirk Müller consacrée à l’articulation du texte et du paratexte aux XVe et XVIe siècles: l’auteur y démontre comment «les éditions de Mélusine reflètent la longue et difficile restructuration à laquelle les conditions de publication sous forme d’imprimé soumettent un processus de communication littéraire datant de l’âge du manuscrit» (p. 29). Hans-Jörg Künast envisage quant à lui les éditions du XVIIIe et du début du XIXe siècle, notamment à Augsbourg et en Allemagne du sud.
2) Buch und Text (le livre et le texte) : il s’agit ici d’analyses de contenu, d’études de variantes et d’histoire de la langue et de sa syntaxe. La contribution d’Anja Voeste porte sur le rôle du compositeur par rapport à l’orthographe des éditions du XVIe siècle, et reprend la problématique du colloque «L’écrivain et l’imprimeur» tenu au Mans en 2009. Arend Mihm étudie avec une très grande précision le travail de composition de l’édition Bämler, à Augsbourg en 1474 (voir notamment les graphiques des p. 171, 177 et 178). L’un des grands intérêts du colloque a en effet concerné l’approche interdisciplinaire, et l’intégration du travail des historiens de la littérature et du livre avec celui des spécialistes de la linguistique historique. Les résultats sont impressionnants, et tout à fait convaincants.
3) Buch und Bild (le livre et l’image). Mais l’histoire de l’art aussi entre dans le champ d’étude. On sait en effet que le Roman de Mélusine a traditionnellement été largement illustré, et les six contributions de cette partie envisagent par conséquent des thèmes comme la représentation de la femme (Kristina Domanski) et celle du merveilleux (Françoise Clier-Colombani), ou encore la problématique des transferts dans le domaine de l’iconographie (Nicolas Bock).
Voici donc un travail novateur, qui a l’immense mérite de mettre en œuvre un aggiornamento scientifique particulièrement bien venu: l’articulation intelligente de disciplines trop souvent disjointes dans le champ universitaire est très fructueuse. Le principe consistant à envisager la monographie d’un certain texte dans le plus long terme (par exemple le Calendrier des berger) a été appliqué à plusieurs reprises dans les conférences de l’École pratique des Hautes Études: son intérêt est ici une nouvelle fois confirmé, de même que celui du concept de vectorialité des textes dans l'espace et dans le temps. Quant à l'intérêt scientifique de la tradition de la philologie allemande, c'est peu de dire qu'il est toujours d'actualité. Et, accessoirement, il est toujours utile d'apprendre l'allemand... non seulement (il va de soi) pour les historiens du livre, mais même pour les historiens en général.
éd. Ursula Rautenberg, Hans-Jörg Künast, Mechthild Habermann, Heidrun Stein-Kecks,
Berlin, Boston, Walter de Gruyter, 2012,
VIII-422 p., ill., index.
ISBN 978-3-11-026049-6
Comme il arrive un peu trop souvent, le Roman de Mélusine est peut-être trop connu, en France du moins, pour avoir fait l’objet des études novatrices qu’il supposerait. Nous sommes en Poitou, dans la famille des comtes de Lusignan, descendants mythiques de la fée Mélusine: Thomas Fouilleron nous a expliqué comment la «forgerie généalogique» était consubstantielle à l’état nobiliaire, et au demeurant les Montmorency aussi descendraient de Mélusine, tandis que le cimier des La Rochefoucauld, eux-mêmes branche cadette des Parthenay, comtes de Lusignan, est surmonté d’«une mélusine à deux queues dans sa cuve, les mains levées, tenant de sa dextre un peigne et de sa senestre un miroir»… Il est d'autant plus significatif de voir ces armoiries traditionnelles encore frappées, à la fin du XVIIIe siècle, sur les reliures de la bibliothèque familiale (cf cliché infra).
Avec le Roman de Mélusine, c'est en effet l’environnement de la noblesse qui s'impose, voire celui de la plus haute noblesse. Nous connaissons deux versions du texte original: l’une est rédigée en vers par Couldrette à la demande de Guillaume Larchevêque, descendant des Parthenay; l’autre, en prose, composée, sur l’ordre du duc Jean de Berry, par Jean d’Arras dans les dernières années du XIVe siècle. Dans les deux cas, les préoccupations politiques sont largement présentes, notamment parce que, sur la frontière du Poitou et à l’heure de la guerre anglaise, le duc se prétend précisément l’héritier des Lusignan. Même observation lorsque le texte est donné en allemand d’après la version de Couldrette en 1456, par Thüring von Ringoltingen, l’une des plus grosses fortunes de Berne, ville dont il est aussi avoyer. Ringoltingen dédie son travail au comte de Neuchâtel Rodolphe de Hochberg.
Mais nous quittons définitivement ce cadre lorsque Mélusine est imprimé, en allemand et pour la première fois, à Bâle, chez Bernhard Riechel en 1473-1474. Près de quatre-vingts éditions allemandes sont répertoriées, avec toutes sortes de variantes, jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est cette tradition très remarquable qu’a explorée un programme de recherche conduit par l’université d’Erlangen, sous la direction du Pr. Ursula Rautenberg, de 2007 à 2011, et ayant donné lieu à un colloque tenu en octobre 2010: le volume ici signalé contient les Actes de ce colloque.
Rappelons au passage que, comme on le sait, la réintroduction en France du Mélusine sous forme d’imprimé s’opère elle aussi par le biais de cette même géographie aux marches du royaume, puisque la première édition en est donnée à Genève, par un typographe d’origine allemande, Adam Steinschaber, en 1478 (le paradoxe est même encore plus remarquable si l'on considère qu'il s’agit du premier roman de chevalerie publié en français).
Moins lisible qu'on ne souhaiterait, la "Mélusine" des La Rochefoucauld |
1) Buch und Werk (le livre et l’œuvre). Cette partie, qui comprend cinq contributions, s’ouvre par une étude de Jan-Dirk Müller consacrée à l’articulation du texte et du paratexte aux XVe et XVIe siècles: l’auteur y démontre comment «les éditions de Mélusine reflètent la longue et difficile restructuration à laquelle les conditions de publication sous forme d’imprimé soumettent un processus de communication littéraire datant de l’âge du manuscrit» (p. 29). Hans-Jörg Künast envisage quant à lui les éditions du XVIIIe et du début du XIXe siècle, notamment à Augsbourg et en Allemagne du sud.
2) Buch und Text (le livre et le texte) : il s’agit ici d’analyses de contenu, d’études de variantes et d’histoire de la langue et de sa syntaxe. La contribution d’Anja Voeste porte sur le rôle du compositeur par rapport à l’orthographe des éditions du XVIe siècle, et reprend la problématique du colloque «L’écrivain et l’imprimeur» tenu au Mans en 2009. Arend Mihm étudie avec une très grande précision le travail de composition de l’édition Bämler, à Augsbourg en 1474 (voir notamment les graphiques des p. 171, 177 et 178). L’un des grands intérêts du colloque a en effet concerné l’approche interdisciplinaire, et l’intégration du travail des historiens de la littérature et du livre avec celui des spécialistes de la linguistique historique. Les résultats sont impressionnants, et tout à fait convaincants.
3) Buch und Bild (le livre et l’image). Mais l’histoire de l’art aussi entre dans le champ d’étude. On sait en effet que le Roman de Mélusine a traditionnellement été largement illustré, et les six contributions de cette partie envisagent par conséquent des thèmes comme la représentation de la femme (Kristina Domanski) et celle du merveilleux (Françoise Clier-Colombani), ou encore la problématique des transferts dans le domaine de l’iconographie (Nicolas Bock).
Voici donc un travail novateur, qui a l’immense mérite de mettre en œuvre un aggiornamento scientifique particulièrement bien venu: l’articulation intelligente de disciplines trop souvent disjointes dans le champ universitaire est très fructueuse. Le principe consistant à envisager la monographie d’un certain texte dans le plus long terme (par exemple le Calendrier des berger) a été appliqué à plusieurs reprises dans les conférences de l’École pratique des Hautes Études: son intérêt est ici une nouvelle fois confirmé, de même que celui du concept de vectorialité des textes dans l'espace et dans le temps. Quant à l'intérêt scientifique de la tradition de la philologie allemande, c'est peu de dire qu'il est toujours d'actualité. Et, accessoirement, il est toujours utile d'apprendre l'allemand... non seulement (il va de soi) pour les historiens du livre, mais même pour les historiens en général.
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mardi 25 décembre 2012
Le "Voyage" de Lady Craven
La fin de l’Ancien Régime est marquée, en France comme dans un certain nombre d’autres pays du continent européen, par deux tendances importantes: d’une part, l’anglomanie, et par conséquent une certaine fascination pour les institutions et pour la société anglaises; d’autre part, le retour à l’antique, l’intérêt pour la Grèce ancienne, et par contrecoup pour l’empire ottoman. De ces deux tendances, le Voyage en Crimée et à Constantinople en 1786, de Lady Elisabeth Craven, donne une image fidèle.
Or, l’ouvrage présente plusieurs particularités remarquables du point de vue de l’histoire du livre. Rappelons, d’abord, que notre noble anglaise, née Berkeley en 1750, épouse Lord Craven en 1767, mais qu’elle s’en séparera une quinzaine d’années plus tard, pour entreprendre en 1786 un remarquable périple à travers l’Europe de son temps. Partie de Londres, la voici à Paris et à Tours, d'où elle gagne successivement Lyon, Marseille, Gênes et Florence, puis Venise, Vienne, Varsovie et Saint-Pétersbourg. Lady Craven descend alors vers le sud, pour gagner la Crimée via Moscou. Puis c'est la Mer Noire, et l'arrivée à Constantinople, où elle est reçue par le comte de Choiseul et d’où elle visite l’«Archipel» et Athènes. Elle rentrera en «Europe» par la Bulgarie, la Valachie («Buccorest»), la Transylvanie (Hermannstadt/ Sibiu) et à nouveau Vienne.
Le récit du voyage paraît en 1789, en anglais à Londres (Blackmer, n° 529). Cette même année, deux éditions françaises sont données concurremment à Paris, l’une chez Maradan (cf réf. infra), la seconde chez Durand Père et Fils. Cette dernière (rue Galande, Hôtel de Lesseville, n° 74) a fait l’objet d’une approbation par Mentelle, en date du 5 mai 1789, et d’un privilège du 13 mai, enregistré le 15. Le libraire est Pierre Étienne Germain Durand, dit Durand Père, lequel est signalé comme associé à son fils Pierre Noël au moins en 1788-1789, mais sera en faillite en décembre 1789 (Mellot / Quéval, 1478). Claude François Maradan (1762-1823) quant à lui est reçu libraire en décembre 1787, et il sera lui aussi en faillite, mais plus tard (novembre 1803). Il est «probablement apparenté au graveur parisien François Maradan» (Mellot / Quéval, n° 2588).
C’est l’édition Maradan, qui figure dans les notices du Journal des savants de juin-juillet 1789: une simple annonce dans la livraison de juin (p. 506), mais un long article critique, donné en juillet sous la plume d’Ameilhon –un nom d'ailleurs bien connu des historiens des bibliothèques (p. 532-540).
Le fait que cette édition soit celle analysée par le célèbre périodique nous fait penser qu’il s’agit bien de la première édition en français du Voyage de Lady Craven. Il est probable que l’édition est sortie, sous la fausse adresse de Londres et sans autorisation ni privilège, quelques semaines avant l'édition officielle, et donc sans doute en mai ou, au plus tard, en juin 1789. Maradan a pu bénéficier du fait que la traduction a été faite à Londres, si du moins la mention donnée au titre est véridique («Traduit de l’anglais par M. Guédon de Berchère, notaire à Londres»).
Comme le rappelle Bernard Vouillot, «souvent éludée à la fin du XVIIIe siècle, la censure royale disparut dès 1789», et les mois de mai-juillet 1789 sont à Paris suffisamment riches en événements extraordinaires pour que la problématique du contrôle de la librairie passe quelque peu à l'arrière-plan des préoccupations du pouvoir... L’adresse fictive de Londres constitue d'ailleurs un autre indicateur intéressant, étudié notamment par C.-J. Mitchell (cf réf. infra). L’auteur explique en effet que l’indication de la rubrique «Londres» signifierait d’abord
qu’un ouvrage avait été publié auparavant à Londres [ou], plus généralement, (…) qu’[il] avait été auparavant publié en anglais. Des phrases comme «traduit de l’anglais» apparaissent dans les titres de douzaines d’ouvrages, mais on n’y retrouve que dix-huit auteurs britanniques sur 292 publiés à l’adresse « Londres » et figurant dans les catalogues de la British Library (p. 160).
Un des effets de l'anglomanie ambiante, et exploité comme tel par les libraires.
Mitchell souligne aussi que le nombre de ces adresses double en 1788 et 1789 par rapport à 1787, pour retomber ensuite presque complètement: «En étudiant les rubriques « Londres », nous étudions encore un autre des usages de l’Ancien Régime qui fut balayé par la Révolution» (p. 161). Enfin, il indique que Maradan figure précisément parmi les professionnels ayant le plus utilisé cette rubrique (à six reprises en quelques années, cf p. 163). Cette problématique de l'adresse comme élément de la publicité (au sens moderne du terme) a été reprise par Jean-Dominique Mellot dans un article de la Revue française d’histoire du livre daté de 1998 (t. II, p. 33-68).
Dans le cas du Voyage de Lady Craven, nous sommes à la fois devant le transfert d'un texte primitivement donné en anglais et ensuite en français, et devant une technique publicitaire alors couramment utilisée par la librairie parisienne. On notera au passage le fait que l'édition Durand n'est, quant à elle, pas publiée sous la fausse rubrique de Londres.
Nous nous bornerons aujourd’hui à ce petit problème de bibliographie que posent le Voyage de Lady Craven et sa traduction, dont la première édition française serait donc celle de Maradan. Mais il y aurait encore beaucoup à dire sur le déroulement même du voyage, sur l’histoire du genre (une anglaise en voyage, qui plus est une anglaise divorcée, mais future margravine de Bayreuth-Ansbach), sur la découverte de l’autre (avec chez la noble Lady une forme de curiosité proto-anthropologique), voire sur la problématique des transferts culturels, de la traduction, des modes et des clichés (la représentation des Anglais à l’étranger, et celle des étrangers sous la plume de la voyageuse anglaise…).
Craven, Lady Elisabeth Berkeley, margravine d’Ansbach-Bayreuth, Voyage en Crimée et à Constantinople, en 1786, par Miladi Craven. Traduit de l’anglais par M. Guédon de Berchère, notaire à Londres. Enrichi de plusieurs cartes et gravures, À Londres, et se trouve à Paris, chez Maradan, Libraire, rue Saint-André-des-Arcs, Hôtel de Château-Vieux, 1789, [6-]443-[5]p., 1 carte et 6 pl. dépl., 8°(les 5 pages non chiffrées in fine proposent un extrait du catalogue du libraire).
C.-J. Mitchell, «La fausse rubrique «Londres» durant la Révolution française», dans Livre et Révolution. Colloque organisé par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (C.N.R.S.). Paris, Bibliothèque nationale, 20-22 mai 1987, dir. Frédéric Barbier, Claude Jolly, Sabine Juratic, Paris, Aux amateurs de livres, 1989, p. 157-164
Or, l’ouvrage présente plusieurs particularités remarquables du point de vue de l’histoire du livre. Rappelons, d’abord, que notre noble anglaise, née Berkeley en 1750, épouse Lord Craven en 1767, mais qu’elle s’en séparera une quinzaine d’années plus tard, pour entreprendre en 1786 un remarquable périple à travers l’Europe de son temps. Partie de Londres, la voici à Paris et à Tours, d'où elle gagne successivement Lyon, Marseille, Gênes et Florence, puis Venise, Vienne, Varsovie et Saint-Pétersbourg. Lady Craven descend alors vers le sud, pour gagner la Crimée via Moscou. Puis c'est la Mer Noire, et l'arrivée à Constantinople, où elle est reçue par le comte de Choiseul et d’où elle visite l’«Archipel» et Athènes. Elle rentrera en «Europe» par la Bulgarie, la Valachie («Buccorest»), la Transylvanie (Hermannstadt/ Sibiu) et à nouveau Vienne.
Le récit du voyage paraît en 1789, en anglais à Londres (Blackmer, n° 529). Cette même année, deux éditions françaises sont données concurremment à Paris, l’une chez Maradan (cf réf. infra), la seconde chez Durand Père et Fils. Cette dernière (rue Galande, Hôtel de Lesseville, n° 74) a fait l’objet d’une approbation par Mentelle, en date du 5 mai 1789, et d’un privilège du 13 mai, enregistré le 15. Le libraire est Pierre Étienne Germain Durand, dit Durand Père, lequel est signalé comme associé à son fils Pierre Noël au moins en 1788-1789, mais sera en faillite en décembre 1789 (Mellot / Quéval, 1478). Claude François Maradan (1762-1823) quant à lui est reçu libraire en décembre 1787, et il sera lui aussi en faillite, mais plus tard (novembre 1803). Il est «probablement apparenté au graveur parisien François Maradan» (Mellot / Quéval, n° 2588).
C’est l’édition Maradan, qui figure dans les notices du Journal des savants de juin-juillet 1789: une simple annonce dans la livraison de juin (p. 506), mais un long article critique, donné en juillet sous la plume d’Ameilhon –un nom d'ailleurs bien connu des historiens des bibliothèques (p. 532-540).
Le fait que cette édition soit celle analysée par le célèbre périodique nous fait penser qu’il s’agit bien de la première édition en français du Voyage de Lady Craven. Il est probable que l’édition est sortie, sous la fausse adresse de Londres et sans autorisation ni privilège, quelques semaines avant l'édition officielle, et donc sans doute en mai ou, au plus tard, en juin 1789. Maradan a pu bénéficier du fait que la traduction a été faite à Londres, si du moins la mention donnée au titre est véridique («Traduit de l’anglais par M. Guédon de Berchère, notaire à Londres»).
Comme le rappelle Bernard Vouillot, «souvent éludée à la fin du XVIIIe siècle, la censure royale disparut dès 1789», et les mois de mai-juillet 1789 sont à Paris suffisamment riches en événements extraordinaires pour que la problématique du contrôle de la librairie passe quelque peu à l'arrière-plan des préoccupations du pouvoir... L’adresse fictive de Londres constitue d'ailleurs un autre indicateur intéressant, étudié notamment par C.-J. Mitchell (cf réf. infra). L’auteur explique en effet que l’indication de la rubrique «Londres» signifierait d’abord
qu’un ouvrage avait été publié auparavant à Londres [ou], plus généralement, (…) qu’[il] avait été auparavant publié en anglais. Des phrases comme «traduit de l’anglais» apparaissent dans les titres de douzaines d’ouvrages, mais on n’y retrouve que dix-huit auteurs britanniques sur 292 publiés à l’adresse « Londres » et figurant dans les catalogues de la British Library (p. 160).
Un des effets de l'anglomanie ambiante, et exploité comme tel par les libraires.
Mitchell souligne aussi que le nombre de ces adresses double en 1788 et 1789 par rapport à 1787, pour retomber ensuite presque complètement: «En étudiant les rubriques « Londres », nous étudions encore un autre des usages de l’Ancien Régime qui fut balayé par la Révolution» (p. 161). Enfin, il indique que Maradan figure précisément parmi les professionnels ayant le plus utilisé cette rubrique (à six reprises en quelques années, cf p. 163). Cette problématique de l'adresse comme élément de la publicité (au sens moderne du terme) a été reprise par Jean-Dominique Mellot dans un article de la Revue française d’histoire du livre daté de 1998 (t. II, p. 33-68).
Dans le cas du Voyage de Lady Craven, nous sommes à la fois devant le transfert d'un texte primitivement donné en anglais et ensuite en français, et devant une technique publicitaire alors couramment utilisée par la librairie parisienne. On notera au passage le fait que l'édition Durand n'est, quant à elle, pas publiée sous la fausse rubrique de Londres.
Nous nous bornerons aujourd’hui à ce petit problème de bibliographie que posent le Voyage de Lady Craven et sa traduction, dont la première édition française serait donc celle de Maradan. Mais il y aurait encore beaucoup à dire sur le déroulement même du voyage, sur l’histoire du genre (une anglaise en voyage, qui plus est une anglaise divorcée, mais future margravine de Bayreuth-Ansbach), sur la découverte de l’autre (avec chez la noble Lady une forme de curiosité proto-anthropologique), voire sur la problématique des transferts culturels, de la traduction, des modes et des clichés (la représentation des Anglais à l’étranger, et celle des étrangers sous la plume de la voyageuse anglaise…).
Craven, Lady Elisabeth Berkeley, margravine d’Ansbach-Bayreuth, Voyage en Crimée et à Constantinople, en 1786, par Miladi Craven. Traduit de l’anglais par M. Guédon de Berchère, notaire à Londres. Enrichi de plusieurs cartes et gravures, À Londres, et se trouve à Paris, chez Maradan, Libraire, rue Saint-André-des-Arcs, Hôtel de Château-Vieux, 1789, [6-]443-[5]p., 1 carte et 6 pl. dépl., 8°(les 5 pages non chiffrées in fine proposent un extrait du catalogue du libraire).
C.-J. Mitchell, «La fausse rubrique «Londres» durant la Révolution française», dans Livre et Révolution. Colloque organisé par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (C.N.R.S.). Paris, Bibliothèque nationale, 20-22 mai 1987, dir. Frédéric Barbier, Claude Jolly, Sabine Juratic, Paris, Aux amateurs de livres, 1989, p. 157-164
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dimanche 23 décembre 2012
jeudi 20 décembre 2012
Chez les jésuites de Lyon, en 1663
Dans Le Temple de la sagesse ouvert à tous les peuples, le Père Ménestrier donne la description des peintures qui décorent la cour du collège jésuite de la Trinité à Lyon, et il explicite leur signification. L’ouvrage sort à l’adresse d’Antoine Molin, «vis à vis le Grand Collège», en 1663 –nous sommes dans la presqu’île, à proximité immédiate de la rue Mercière et du quartier des imprimeurs et des libraires. Le programme iconographique illustre quant à lui l’organisation des connaissances, classées en « facultés » elles-mêmes représentées par une hiérarchie de figures: au niveau le plus élevé, ce qui relève de la théologie, puis les «sciences humaines» et enfin, les «arts sçavans dont nous faisons profession».
Le premier de tous les «arts», par lequel s’ouvre la théorie des connaissances, est celui de la grammaire. Et le savant jésuite d’expliquer que celle-ci est en effet «la plus basse des connoissances»: formule qu’il ne faut pas prendre au sens propre, mais qui signifie qu’en tant qu’organisatrice du discours, la grammaire constitue effectivement le soubassement nécessaire de tous les autres champs du savoir.
Or, il est très significatif d’observer que la représentation de la grammaire fait à plusieurs reprises, à la Trinité, référence à l’écrit. L’allégorie elle-même est vêtue de sombre (du bleu «tirant sur le brun»), mais son manteau porte «divers caractères» qui forment «une espèce de broderie», et
elle est couronnée de jonc, ou du papier d’Égypte, qui sert à recevoir les lettres, & qui fournissent la matière de tous les livres.
Il s’agit bien évidemment du papyrus, que l’on pense alors être le premier support des livres, puisque les tablettes cunéiformes sont encore pratiquement inconnues en Occident.
La grammaire s’adresse à un petit enfant «qui tient l’alphabet latin sur un liston», soit une planchette permettant de ranger les lettres, peut-être sur le modèle d’un de ces supports pédagogiques utilisés pour l’initiation à la lecture:
Cet enfant presque tout nud est le symbole de l’esprit, qui n’a point encore receu d’instruction & qui n’a que les lumières naturelles, qui sont fort foibles. (…) Nous avons crû que cette nudité n’exprimeroit pas mal l’ignorance, qui n’a point de commerce avec ces belles qualitéz [= les connaissances], qui sont les vestemens de l’esprit.
L’allégorie est encore accompagnée d’une «médaille» qui représente l’invention de l’alphabet grec (p. 14), elle-même illustrée par une «devise» articulant un «corps», alias une représentation figurée, et un «mot», c’est-à-dire une légende: en l’occurrence, l’image est celle d’une «casse d’imprimerie», et le «mot», la formule latine Quid multæ, nisi ornatæ? (= Pourquoi beaucoup [de connaissances] si elles ne sont pas ordonnancées?]. Le Père Ménestrier commente son choix:
Comme le nombre des caractères de divers œil [sic] seroit inutile s’ils demeuroient toujours dans la casse, & s’ils n’estoient jamais rangez par le compositeur, de mesme il sert peu d’avoir apris beaucoup de choses si l’on n’en a pas l’usage, & pour appliquer cette devise à la Grammaire en particulier, c’est la construction & la congruité qui font la beauté du discours.
Appuyée sur l’image de la casse typographique, l’idée est, à deux niveaux, celle de l’ordonnancement: d’abord, pour que les caractères aient une utilité, pour qu'ils «servent», il faut qu’ils soient combinés entre eux pour constituer des mots et des discours, lesquels constituent dans ce schéma comme une manière de première articulation. Le deuxième niveau est celui des discours eux-mêmes, qui seront organisés en fonction de règles bien définies, leur permettant à la fois d’être construits correctement et d’être efficaces.
Le Dictionnaire de Littré (1880) nous confirme d’ailleurs que le concept de congruité venu sous la plume de notre jésuite fait d’abord référence à la théologie, et à la doctrine de la grâce: la congruité désigne en effet l’«efficacité de la grâce, qui agit tout en conservant l’action du libre arbitre». De même que la grâce divine seule impulse et vivifie toute l’action de l’homme, de même la maîtrise d’une grammaire dont nous voyons combien elle est fondamentalement liée à l’écrit et au livre impulse, vivifie et rend «efficace» l’ensemble des connaissances que celui-ci pourra acquérir.
On le voit, c’est peu de dire que l’iconographie ici mise en scène est une iconographie savante, qui recouvre une théorie de la connaissance essentiellement reçue comme une connaissance livresque. En même temps, la catégorie de l'ordre (ou de l'ordonnancement, alias de la mise en ordre) est toujours présente, qui intéresse bien entendu autant le théoricien de l'épistémologie classant les connaissances, que le praticien des bibliothèques classant les livres pour les rendre effectivement accessibles, et par là pour rendre accessibles les connaissances qu'ils proposent.
Le premier de tous les «arts», par lequel s’ouvre la théorie des connaissances, est celui de la grammaire. Et le savant jésuite d’expliquer que celle-ci est en effet «la plus basse des connoissances»: formule qu’il ne faut pas prendre au sens propre, mais qui signifie qu’en tant qu’organisatrice du discours, la grammaire constitue effectivement le soubassement nécessaire de tous les autres champs du savoir.
Allégorie de la Grammaire, bibliothèque capitulaire, Le Puy |
elle est couronnée de jonc, ou du papier d’Égypte, qui sert à recevoir les lettres, & qui fournissent la matière de tous les livres.
Il s’agit bien évidemment du papyrus, que l’on pense alors être le premier support des livres, puisque les tablettes cunéiformes sont encore pratiquement inconnues en Occident.
La grammaire s’adresse à un petit enfant «qui tient l’alphabet latin sur un liston», soit une planchette permettant de ranger les lettres, peut-être sur le modèle d’un de ces supports pédagogiques utilisés pour l’initiation à la lecture:
Cet enfant presque tout nud est le symbole de l’esprit, qui n’a point encore receu d’instruction & qui n’a que les lumières naturelles, qui sont fort foibles. (…) Nous avons crû que cette nudité n’exprimeroit pas mal l’ignorance, qui n’a point de commerce avec ces belles qualitéz [= les connaissances], qui sont les vestemens de l’esprit.
L’allégorie est encore accompagnée d’une «médaille» qui représente l’invention de l’alphabet grec (p. 14), elle-même illustrée par une «devise» articulant un «corps», alias une représentation figurée, et un «mot», c’est-à-dire une légende: en l’occurrence, l’image est celle d’une «casse d’imprimerie», et le «mot», la formule latine Quid multæ, nisi ornatæ? (= Pourquoi beaucoup [de connaissances] si elles ne sont pas ordonnancées?]. Le Père Ménestrier commente son choix:
Comme le nombre des caractères de divers œil [sic] seroit inutile s’ils demeuroient toujours dans la casse, & s’ils n’estoient jamais rangez par le compositeur, de mesme il sert peu d’avoir apris beaucoup de choses si l’on n’en a pas l’usage, & pour appliquer cette devise à la Grammaire en particulier, c’est la construction & la congruité qui font la beauté du discours.
Appuyée sur l’image de la casse typographique, l’idée est, à deux niveaux, celle de l’ordonnancement: d’abord, pour que les caractères aient une utilité, pour qu'ils «servent», il faut qu’ils soient combinés entre eux pour constituer des mots et des discours, lesquels constituent dans ce schéma comme une manière de première articulation. Le deuxième niveau est celui des discours eux-mêmes, qui seront organisés en fonction de règles bien définies, leur permettant à la fois d’être construits correctement et d’être efficaces.
Le Dictionnaire de Littré (1880) nous confirme d’ailleurs que le concept de congruité venu sous la plume de notre jésuite fait d’abord référence à la théologie, et à la doctrine de la grâce: la congruité désigne en effet l’«efficacité de la grâce, qui agit tout en conservant l’action du libre arbitre». De même que la grâce divine seule impulse et vivifie toute l’action de l’homme, de même la maîtrise d’une grammaire dont nous voyons combien elle est fondamentalement liée à l’écrit et au livre impulse, vivifie et rend «efficace» l’ensemble des connaissances que celui-ci pourra acquérir.
On le voit, c’est peu de dire que l’iconographie ici mise en scène est une iconographie savante, qui recouvre une théorie de la connaissance essentiellement reçue comme une connaissance livresque. En même temps, la catégorie de l'ordre (ou de l'ordonnancement, alias de la mise en ordre) est toujours présente, qui intéresse bien entendu autant le théoricien de l'épistémologie classant les connaissances, que le praticien des bibliothèques classant les livres pour les rendre effectivement accessibles, et par là pour rendre accessibles les connaissances qu'ils proposent.
Allégorie de la typographie, dans l'Histoire de l'imprimerie, de Prosper Marchand (1740) la déesse est là aussi enveloppée d'un manteau portant les lettres de l'alphabet. |
dimanche 16 décembre 2012
Conférence d'histoire du livre
École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre
Lundi 17 décembre 2012
16h-18h
Prêter des livres à toutes et à tous:
l'inventivité des bibliothèques des Amis de l'Instruction (1861-1914),
par
Madame Agnès Sandras,
conservateur à la Bibliothèque nationale de France
Nota: La conférence d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. Pendant la fermeture de la Sorbonne, la conférence a lieu au 190 avenue de France, 75013 Paris (1er étage). Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux, où l'on peut notamment s'informer et se procurer les livrets du Programme des conférences 2012-2013.
Accès les plus proches (250 m. à pied): Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare. Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand).
Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).
Libellés :
bibliothèque,
Conférence EPHE,
public,
XIXe siècle
jeudi 13 décembre 2012
À propos de Lens... de Delacroix et de Choiseul
Nous avons évoqué à plusieurs reprises le Voyage pittoresque de la Grèce, publié par le comte de Choiseul-Gouffier et qui a constitué le modèle du genre éditorial prolifique représenté par les «Voyages pittoresques» jusqu’au milieu du XIXe siècle. Or, la récente ouverture d’une antenne du Louvre à Lens nous amène à revenir sur un point plus particulier relatif au Voyage, et illustrant à la fois les formes de sociabilité entre l’Ancien Régime et les premières décennies du XIXe siècle, et le jeu des influences possibles dans le domaine artistique.
Parmi les tableaux en effet exposés à Lens figure la célébrissime «Liberté guidant le peuple», d’Eugène Delacroix -c'est d'ailleurs le tableau choisi pour la campagne publicitaire lancée à l'occasion de l'ouverture du nouveau musée. Nous voici sur les barricades parisiennes, dans les derniers jours de juillet 1830. Les cadavres s’amoncellent au premier plan de la composition, elle-même dominée par l’allégorie de la liberté: une jeune femme brandissant le drapeau tricolore, et qu'entourent un gamin en armes et un bourgeois à l’expression résolue qui serre son fusil entre ses mains. D’autres insurgés se pressent à l’arrière-plan d’une scène à la fois réaliste et allégorique, tandis que la silhouette des tours de Notre-Dame rappelle que la Révolution est au cœur de Paris.
Le tableau, réalisé à l’automne 1830, a été présenté au salon de 1831. Or, à l’occasion d’une conférence prononcée en 2010 sur Choiseul, certains auditeurs, historiens de l’art, m'ont suggéré l’hypothèse selon laquelle les illustrations du Voyage pittoresque auraient directement inspiré le jeune peintre, notamment pour sa Liberté.
Rien de surprenant a priori, si l’on considère que Delacroix, comme son aîné Choiseul-Gouffier, est un philhellène, qui a à plusieurs reprises mis en scène les épisodes de la guerre d’indépendance de la Grèce. La figure de la Grèce sur les ruines de Missolonghi, aujourd’hui au Musée de Bordeaux, peut être rapprochée de celle de la Grèce enchaînée qui a, lors de la parution, fait scandale au frontispice du Voyage pittoresque (cf. cliché).
Quant à l’allégorie de 1830, elle fait en effet penser au bandeau de tête du tome I, dont l'auteur explicite lui-même le sujet. Nous sommes à Coron (les murailles de la ville forment l'arrière-plan de la scène): «Bellone franchissant un amas d’armes et suivie des guerriers russes montre aux Grecs esclaves le symbole de la liberté qu’ils ont la lâcheté de fuir». Rappelons que, dans la première version de son «Discours préliminaire», le jeune comte de Choiseul appelait à la libération de la Grèce contre les Ottomans, avec le soutien actif de la tsarine. La gravure est de Choffard, d'après Monet, et datée de 1778.
Ces filiations sont non seulement possibles, mais vraisemblables. On sait que le jeune comte de Choiseul était, depuis ses années de collège, un ami très proche, peut-être le plus proche, de Talleyrand. Delacroix, quand à lui, est né à Charenton, tout près de Paris, le 26 avril 1798. Son père, Charles François Delacroix, ancien secrétaire de Turgot, avait été élu à la Convention avant de devenir ministre des Affaires extérieures de 1795 à 1797. Talleyrand, qui lui succédera à ce poste (Delacroix est alors envoyé comme ambassadeur à La Haye), est parfois considéré comme le père d’Eugène, dont il aurait apparemment beaucoup facilité les débuts. Quelques années plus tard, c'est Talleyrand qui intervient pour permettre à Choiseul de rentrer d'émigration.
Quoi qu’il en soit, le Voyage pittoresque est évidemment un livre que l’on rencontre dans ce milieu de réformateurs, à la fois libéraux et relativement conservateurs, de sorte qu’il est plausible que le jeune Delacroix se soit à plusieurs reprises souvenu de certaines des gravures qui ont pu frapper son regard d’enfant. On rappellera simplement le témoignage de Chateaubriand, autre admirateur de la Grèce, expliquant qu’«il n’est personne qui ne connaisse les tableaux de M. de Choiseul». De même, le Musée de la Vallée-aux-Loups possède-t-il un remarquable paravent dont la décoration reprend le motif de l’une des planches du Voyage. Quant à la célèbre Liberté, elle aura à son tour plus que probablement inspiré un autre artiste, qui introduira, une trentaine d'années plus tard, dans ses Misérables la figure de Gavroche ramassant les cartouches sur les cadavres de la barricade -mais, signe des temps?, Gavroche était absent de la gravure de 1778.
Geneviève Lacambre, «La représentation du peuple dans la peinture du XIXe siècle», dans Le peuple existe-t-il?, dir. Michel Wieviorka? Auxerre, Éd. Sciences humaines, 2012, p. 179-193.
(© Musée du Louvre) |
Le tableau, réalisé à l’automne 1830, a été présenté au salon de 1831. Or, à l’occasion d’une conférence prononcée en 2010 sur Choiseul, certains auditeurs, historiens de l’art, m'ont suggéré l’hypothèse selon laquelle les illustrations du Voyage pittoresque auraient directement inspiré le jeune peintre, notamment pour sa Liberté.
Rien de surprenant a priori, si l’on considère que Delacroix, comme son aîné Choiseul-Gouffier, est un philhellène, qui a à plusieurs reprises mis en scène les épisodes de la guerre d’indépendance de la Grèce. La figure de la Grèce sur les ruines de Missolonghi, aujourd’hui au Musée de Bordeaux, peut être rapprochée de celle de la Grèce enchaînée qui a, lors de la parution, fait scandale au frontispice du Voyage pittoresque (cf. cliché).
Quant à l’allégorie de 1830, elle fait en effet penser au bandeau de tête du tome I, dont l'auteur explicite lui-même le sujet. Nous sommes à Coron (les murailles de la ville forment l'arrière-plan de la scène): «Bellone franchissant un amas d’armes et suivie des guerriers russes montre aux Grecs esclaves le symbole de la liberté qu’ils ont la lâcheté de fuir». Rappelons que, dans la première version de son «Discours préliminaire», le jeune comte de Choiseul appelait à la libération de la Grèce contre les Ottomans, avec le soutien actif de la tsarine. La gravure est de Choffard, d'après Monet, et datée de 1778.
Ces filiations sont non seulement possibles, mais vraisemblables. On sait que le jeune comte de Choiseul était, depuis ses années de collège, un ami très proche, peut-être le plus proche, de Talleyrand. Delacroix, quand à lui, est né à Charenton, tout près de Paris, le 26 avril 1798. Son père, Charles François Delacroix, ancien secrétaire de Turgot, avait été élu à la Convention avant de devenir ministre des Affaires extérieures de 1795 à 1797. Talleyrand, qui lui succédera à ce poste (Delacroix est alors envoyé comme ambassadeur à La Haye), est parfois considéré comme le père d’Eugène, dont il aurait apparemment beaucoup facilité les débuts. Quelques années plus tard, c'est Talleyrand qui intervient pour permettre à Choiseul de rentrer d'émigration.
Quoi qu’il en soit, le Voyage pittoresque est évidemment un livre que l’on rencontre dans ce milieu de réformateurs, à la fois libéraux et relativement conservateurs, de sorte qu’il est plausible que le jeune Delacroix se soit à plusieurs reprises souvenu de certaines des gravures qui ont pu frapper son regard d’enfant. On rappellera simplement le témoignage de Chateaubriand, autre admirateur de la Grèce, expliquant qu’«il n’est personne qui ne connaisse les tableaux de M. de Choiseul». De même, le Musée de la Vallée-aux-Loups possède-t-il un remarquable paravent dont la décoration reprend le motif de l’une des planches du Voyage. Quant à la célèbre Liberté, elle aura à son tour plus que probablement inspiré un autre artiste, qui introduira, une trentaine d'années plus tard, dans ses Misérables la figure de Gavroche ramassant les cartouches sur les cadavres de la barricade -mais, signe des temps?, Gavroche était absent de la gravure de 1778.
Geneviève Lacambre, «La représentation du peuple dans la peinture du XIXe siècle», dans Le peuple existe-t-il?, dir. Michel Wieviorka? Auxerre, Éd. Sciences humaines, 2012, p. 179-193.
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mardi 11 décembre 2012
Journée d'étude sur les faux
6e Journée d’étude
«Droit et patrimoine en bibliothèque»
«Droit et patrimoine en bibliothèque»
FAUX ET FRAUDES EN BIBLIOTHÈQUE
Paris,
13 décembre 2012
L’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, (Centre Gabriel Naudé) et le Centre de conservation du Livre organisent chaque année une journée "Droit et patrimoine", dont l’objectif est d’étudier l’histoire et les collections du patrimoine écrit, avec un éclairage particulier sur les questions juridiques, parfois complexes, qui doivent être prises en compte dans la gestion quotidienne de ces collections.
La sixième journée est consacrée aux faux et aux fraudes: faux, exemplaires modifiés vendus aux bibliothèques ou découverts dans les bibliothèques. Des exemples anciens et récents, une étude en cours sont présentés, ainsi que l’état de la question d’un point de vue juridique.
9h30 Accueil
Margaret Lane Ford, Christie’s, Londres - Bibliography as a branch of forensics
Dominique Varry, enssib/Centre Gabriel Naudé (EA 7286) - Des faux dans les bibliothèques françaises?
Nicolas Barker, The Book Collector, Londres - Blacker than black-letter: comment fausser un livre gothique
14 h Cécile Reynaud, Bibliothèque nationale de France - L’affaire des faux Berlioz
Nick Wilding, Georgia State University - Forging Galileo
Agnès Maffre-Baugé, Université d’Avignon - Faux et fraudes en bibliothèque, aspects juridiques
Conclusions
Entrée libre sur inscription: http://www.enssib.fr/inscription-JE-droit-et-patrimoine
La journée a lieu à la bibliothèque Mazarine, 23 quai de Conti, 75006 Paris
NB- Voir aussi le billet Vrai / Faux, Original / Copie.
Libellés :
faux,
Programme de recherche ou de manifestation
samedi 8 décembre 2012
Conférence d'histoire du livre
École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre
Lundi 10 décembre 2012
16h-18h
Le chanoine Schmid: un corpus transnational
Le chanoine Schmid: un corpus transnational
par
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études
L'auteur n’est pas seul au principe du texte tel que celui-ci se donne à lire par le biais d’un support ou d’une interface. L’édition constitue elle aussi une catégorie plus instable qu’on ne s’y attendrait: tous les exemplaires d’une édition donnée ne sont pas toujours semblables. L’appropriation du texte (la lecture) se fera selon des pratiques elles-mêmes variables, notamment en fonction des supports et des contextes. Enfin, le statut du texte évolue d’une époque à l’autre, comme l’a montré l’exemple du Calendrier des bergers étudié il y a quelques années par la conférence dans le cadre de l'EPHE.
Et, bien évidemment, le contenu textuel lui-même ne constitue pas un invariant, comme l’ont montré de longue date les travaux de bibliographie matérielle. L'examen de la vectorialité du texte étudie comment ce changement s’opère d’une édition à l’autre, d’une version à l’autre, selon que le contenu est accompagné de pièces liminaires, de tables, ou encore d’illustrations, etc. Mieux, les mises en livre, que l'on croirait ne pas être susceptibles de bouger, bougent pourtant aujourd'hui aussi, par le biais des nouveaux médias: un «hyperlivre» ne conservera pas nécessairement son intégrité initiale, même à relativement court terme.
Max und Moritz, de Wilhelm Busch (légende infra) |
Cliché: la célèbre proto-BD, Max und Moritz, de Wilhelm Busch, met en scène les méfaits de deux garnements dans leur village. Une des historiettes se rapporte à l'instituteur (M. Lämpel) du village, qui joue de l'orgue à l'église (ou au temple...) le dimanche avant de rentrer chez lui s'asseoir dans son fauteuil en fumant une bonne pipe. Ou, l'image de l'instituteur ou du chanoine, au temps de la vie confortable, même si un peu étriquée, qui était celle du Biedermeier.
Nota: La conférence d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. Pendant la fermeture de la Sorbonne, la conférence a lieu au 190 avenue de France, 75013 Paris (1er étage). Le secrétariat de la IVe Section se situe dans les mêmes locaux, où l'on peut notamment s'informer et se procurer les livrets du Programme des conférences 2012-2013.
Accès les plus proches (250 m. à pied): Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare. Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand)
Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).
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Transferts
mardi 4 décembre 2012
Conférence d'histoire du livre à Lyon
XVIe - XVIIIe siècle
Séminaire 2012-2013
La première séance du séminaire aura lieu le
mercredi 5 décembre 2012
à 17h
Sabine Lardon (Université Lyon 3 Jean Moulin):
Présentation du projet de corpus EVE (Émergence des vernaculaires en Europe)
Textes en question, état des travaux, travaux en ligne
Enssib, salle N.1.28
Entrée libre sans inscription
17-21 bd du 11 novembre 1918
69623 Villeurbanne Cedex
(Tramway T1, arrêt Lyon 1; Bus 59 ou 70 arrêt Stalingrad Parc
Responsables du séminaire: Martine Furno, Raphaële Mouren
Note bibliographique: Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2008, 4, 373 p.: Les Langues imprimées. Cette publication a reçu le label de l’Unesco au titre de l’Année internationale des langues.
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Langue vernaculaire,
Renaissance
samedi 1 décembre 2012
Conférence d'histoire du livre
École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre
16h-18h
Les livres pour tous: traduction et transferts culturels.
Les livres pour tous: traduction et transferts culturels.
À propos du chanoine Schmid (fin)
par
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études
Accès les plus proches (250 m. à pied): Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare. Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterand. Bus: 62 (arrêt Bibliothèque François Mitterand Avenue de France) et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand)
Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).
jeudi 29 novembre 2012
Un programme de recherche
Les organes de presse paraissant dans une langue autre que la ou les langues du pays d'édition constituent un phénomène international à la fois important, ancien, mais toujours d’actualité, que quelques exemples permettent d’illustrer. À Londres, puis à Saint-Hélier sur l’île de Jersey, entre 1853 et 1856, L’Homme, Journal de la démocratie universelle, dirigé par Charles Ribeyrolles, s’adresse aux exilés du coup d’État du 2 décembre 1852.
Au même moment en France, les Galignani, éditeurs anglo-parisiens, diffusent leur quotidien en anglais, célèbre dans le monde entier, Galignani’s Messenger (1814-1890). Ailleurs, des périodiques en langues étrangères voient aussi le jour: certains naissent dans des communautés d’immigrés, comme La Estrella de Chile (1891) à Paris; d’autres se veulent des organes de communication transatlantique, tel El Correo de ultramar (1842-1886), également publié dans la Ville Lumière pour le marché hispano-américain. Aujourd’hui encore, le Buenos Aires Herald, A world of information in a few words, fondé en 1876, est toujours en vente dans la capitale argentine. En Birmanie, les voyageurs et les résidents étrangers peuvent, depuis quelques années, lire le Myanmar Times, Myanmar’s first international weekly. En Chine, les mêmes ont la possibilité de consulter China Daily, à Moscou ils achètent Moscow News et s’ils veulent pousser jusqu’à Oulan Bator ils y trouvent The Mongol Messenger.
Ces titres sont, pour la plupart, les «oubliés» de l’histoire mondiale de la presse. Imprimés d’un type particulier, ils réclament qu’un regard nouveau soit porté sur eux. L’état des travaux, sur un corpus dont il est encore difficile de mesurer l’importance –en France, pour le seul XIXème siècle, plus de 500 périodiques en langues étrangères, actuellement recensés– est à la fois embryonnaire et dispersé. Or, en dépit de leur nombre, de la qualité et de la pérennité de certains, la plupart de ces périodiques n’ont que peu ou pas attiré l’attention des chercheurs, que ce soit en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, voire en Australie, tous, pourtant, pays d’immigration.
Les seules études s’attardant sur un petit nombre d’entre aux sont associées à des recherches portant sur des groupes de réfugiés politiques. Ces journaux et revues méritent, pourtant, d’être considérés en tant que tels, en tant qu’organes appartenant à l’histoire des presses nationales. Or, jusqu’ici, en raison de l’«étrangeté» de la langue dans laquelle ils sont rédigés, ils ont presque partout été laissés de côté, toutes les histoires de l’imprimé ayant essentiellement eu pour but de contribuer à l’édification de la saga nationale. Aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, ne serait-il pas justifié de les envisager dans une optique transnationale? Ne serait-il pas stimulant, et peut-être fructueux, de constituer des équipes de chercheurs originaires de pays différents: des Latino-Américains et des Français, par exemple, afin d’étudier les quelque 80 journaux en espagnol ou les revues en portugais, publiés à Paris au XIXe siècle?
Au terme d’un travail initial de recensement et de mise au point d’une bibliographie raisonnée, une rencontre scientifique pourrait être organisée afin de comparer les résultats auxquels les différents membres du réseau seront parvenus, notamment autour des thèmes suivant: les types de publications, les hommes qui les ont initiées, les maisons d’édition ou de presse qui les ont lancées sur le marché, les langues dans lesquelles ces imprimés sont rédigés, les réseaux qui les ont portés, leur longévité, leur chronologie, leur contenu, leurs lecteurs, leur aire de diffusion…
Une première publication internationale pourrait alors être envisagée, qui tenterait de mieux cerner le rôle de ces organes dans le mouvement général de circulation des hommes et de leurs idées, de retracer dans leur complexité les transferts culturels auxquels ils donnent lieu, de comprendre les identités métissées auxquelles ils ont donné naissance, et, par là même de concevoir une histoire globalisante de la presse en langues étrangères et de sa circulation dans le monde.
Informations complémentaires:
Les collègues, enseignants et chercheurs, tout comme les étudiants, de toutes disciplines – historiens du livre, de la presse ou de l’immigration, spécialistes d’une aire culturelle spécifique, germanistes, hispanistes, anglicistes…– intéressés par un tel projet, sont invités à rejoindre le réseau en se faisant connaître auprès de Diana Cooper-Richet, responsable de TRANSFOPRESS en collaboration avec Michel Rapoport, chercheurs au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Contact : transfopress@uvsq.fr
(communiqué par Diana Cooper-Richet).
Au même moment en France, les Galignani, éditeurs anglo-parisiens, diffusent leur quotidien en anglais, célèbre dans le monde entier, Galignani’s Messenger (1814-1890). Ailleurs, des périodiques en langues étrangères voient aussi le jour: certains naissent dans des communautés d’immigrés, comme La Estrella de Chile (1891) à Paris; d’autres se veulent des organes de communication transatlantique, tel El Correo de ultramar (1842-1886), également publié dans la Ville Lumière pour le marché hispano-américain. Aujourd’hui encore, le Buenos Aires Herald, A world of information in a few words, fondé en 1876, est toujours en vente dans la capitale argentine. En Birmanie, les voyageurs et les résidents étrangers peuvent, depuis quelques années, lire le Myanmar Times, Myanmar’s first international weekly. En Chine, les mêmes ont la possibilité de consulter China Daily, à Moscou ils achètent Moscow News et s’ils veulent pousser jusqu’à Oulan Bator ils y trouvent The Mongol Messenger.
Au petit jour, l'arrivé du train d'Irkoutsk dans la capitale mongole (voir: https://picasaweb.google.com/112490136752855584753/TranssiberienAout2010) |
Les seules études s’attardant sur un petit nombre d’entre aux sont associées à des recherches portant sur des groupes de réfugiés politiques. Ces journaux et revues méritent, pourtant, d’être considérés en tant que tels, en tant qu’organes appartenant à l’histoire des presses nationales. Or, jusqu’ici, en raison de l’«étrangeté» de la langue dans laquelle ils sont rédigés, ils ont presque partout été laissés de côté, toutes les histoires de l’imprimé ayant essentiellement eu pour but de contribuer à l’édification de la saga nationale. Aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, ne serait-il pas justifié de les envisager dans une optique transnationale? Ne serait-il pas stimulant, et peut-être fructueux, de constituer des équipes de chercheurs originaires de pays différents: des Latino-Américains et des Français, par exemple, afin d’étudier les quelque 80 journaux en espagnol ou les revues en portugais, publiés à Paris au XIXe siècle?
Au terme d’un travail initial de recensement et de mise au point d’une bibliographie raisonnée, une rencontre scientifique pourrait être organisée afin de comparer les résultats auxquels les différents membres du réseau seront parvenus, notamment autour des thèmes suivant: les types de publications, les hommes qui les ont initiées, les maisons d’édition ou de presse qui les ont lancées sur le marché, les langues dans lesquelles ces imprimés sont rédigés, les réseaux qui les ont portés, leur longévité, leur chronologie, leur contenu, leurs lecteurs, leur aire de diffusion…
Une première publication internationale pourrait alors être envisagée, qui tenterait de mieux cerner le rôle de ces organes dans le mouvement général de circulation des hommes et de leurs idées, de retracer dans leur complexité les transferts culturels auxquels ils donnent lieu, de comprendre les identités métissées auxquelles ils ont donné naissance, et, par là même de concevoir une histoire globalisante de la presse en langues étrangères et de sa circulation dans le monde.
Informations complémentaires:
Les collègues, enseignants et chercheurs, tout comme les étudiants, de toutes disciplines – historiens du livre, de la presse ou de l’immigration, spécialistes d’une aire culturelle spécifique, germanistes, hispanistes, anglicistes…– intéressés par un tel projet, sont invités à rejoindre le réseau en se faisant connaître auprès de Diana Cooper-Richet, responsable de TRANSFOPRESS en collaboration avec Michel Rapoport, chercheurs au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Contact : transfopress@uvsq.fr
(communiqué par Diana Cooper-Richet).
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lundi 26 novembre 2012
Un monument de la bibliothéconomie des Lumières
Il est difficile de comprendre pourquoi tel célèbre guide touristique français consacré à l’Allemagne néglige, dans sa présentation de Halle, de dire ne fût-ce qu’un seul mot d’une des curiosités les plus remarquables de cette ville: il s’agit de la Fondation (ou plus précisément des Fondations) Francke (Franckesche Stiftungen).
Nous sommes à une trentaine de kilomètres au nord de Leipzig. Halle, qui compte aujourd’hui plus de 230000 habitants, est connue depuis le IXe siècle, et la ville a longtemps tiré sa prospérité de l’exploitation du sel. Halle appartient aux territoires de l’archevêché de Magdebourg, mais elle passe au protestantisme en 1541. En 1680, elle est intégrée dans les États du prince-électeur de Brandebourg, bientôt roi de Prusse (1694). À la même époque sont fondées l’université, avec quatre facultés (1694), et l’orphelinat de Francke (1695).
Né à Lübeck, August Hermann Francke (1663-1727) est attaché à un piétisme rigoureux, qui lui attire de puissantes inimitiés et l’empêche de s’établir durablement, jusqu'à ce qu’il soit appelé comme pasteur à Glaucha, aux portes de Halle. Dans les dernières années du XVIIe siècle, il jette les premières bases d'un établissement de bienfaisance, qui va non seulement connaître un étonnant succès, mais s’imposer à terme comme l’un des pôles européens de la pédagogie moderne d’inspiration réformée…
L’idée de Francke est de recueillir les orphelins, et de leur fournir une éducation leur permettant de se prendre en charge eux-mêmes: selon l'optique réformée, Francke travaille pour le bien de la collectivité, en lui intégrant des membres actifs et susceptibles de s'engager utilement à leur tour. Le souci de l’innovation pédagogique est évident, qui touche aussi bien à la vie quotidienne qu’à la qualité d’une formation efficace, le tout bien évidemment dans un environnement piétiste affirmé. La fondation accueille bientôt plusieurs centaines d’élèves, une imprimerie est organisée, des activités de mission sont conduites (notamment en Inde), une bibliothèque est fondée ainsi qu’un cabinet de curiosités. Il s'agit aussi d’initier une réforme de la société qui puisse, à partir de Halle, se propager à travers le monde entier.
La bibliothèque retiendra bien sûr tout particulièrement notre attention: la salle du XVIIIe siècle, de 30m sur 11, est pratiquement conservée dans son état d’origine, avec son mobilier –on a même déposé tous les ajouts postérieurs, notamment les rayonnages mis en place au XIXe siècle pour pouvoir accueillir plus de livres. Francke commence lentement, en acquérant en 1698 ses dix premiers titres, mais trente ans plus tard, la bibliothèque possède quelque 18000 volumes –soit très sensiblement plus que celle de l’université. Parmi les collections entrées à Halle, la plus importantes est celle léguée par le théologien Carl Hildebrand von Canstein à Berlin en 1719, soit environ 11 000 volumes que l'on transportera à Halle.
Franckhe a visité pour son information la bibliothèque de l’électeur à Berlin, et il a entretenu une vaste correspondance, mais il s’est surtout préoccupé de susciter les dons: d’ailleurs, le premier catalogue disponible est effectivement établi en suivant l’ordre des donateurs. La bibliothèque vise à soutenir la formation des élèves, et dès 1717 elle est ouverte six jours par jour non seulement aux élèves et enseignants de l’orphelinat (Waisenhaus), mais aussi des autres établissements plus modestes pouvant exister à proximité.
Un bibliothécaire responsable est nommé en 1714, un catalogue alphabétique et un catalogue systématique sont entrepris, et surtout un bâtiment spécifique est construit pour la bibliothèque en 1728. On suit autant que possible les conseils donnés par Gabriel Naudé (pour l’orientation du bâtiment, etc.), et on prévoit des séries de rayonnages en double épi, disposés en fonction de l’éclairage... et du poids: l’effet d’optique, qui fait penser à une scène de théâtre, explique peut-être la désignation de Kulissenbibliothek («bibliothèque en coulisses»). L’ex libris gravé reproduit cette image.
Le bâtiment se visite toujours, et l’ensemble des dossiers de documentation est conservé – avec les études et les plans, le détail des travaux d’aménagements et de consolidation, les catalogues, etc. Un fascinant modèle réduit de la bibliothèque, en bois, et démontable, montre comment Franckhe a fait réaliser en 1726 une manière de préfiguration du bâtiment futur, afin de mieux le visualiser en vue de sa réalisation. Enfin, la fondation possède un atelier d’imprimerie, qui publie notamment des ouvrages de piété et de pédagogie, mais aussi des éditions beaucoup plus inattendues, destinées aux missions, notamment en pays tamoul. C’est d’ailleurs de Halle que sera expédié le matériel sur lequel on imprimera la première Bible tamoule (Biblia Damulica), en 1723...
Ajoutons que les Fondations Franckhe ont été réanimées, mais en dehors du cadre religieux, après la chute du Mur, et que la bibliothèque, toujours accessible aux chercheurs, est désormais couplée avec un important centre d'études sur l'histoire de l'époque moderne et du piétisme.
Bibliogr. : Brigitte Klosterberg, Die Bibliothek der Franckeschen Stiftungen, Halle, Verlag der Franckeschen Stuftingen, 2007.
Nous sommes à une trentaine de kilomètres au nord de Leipzig. Halle, qui compte aujourd’hui plus de 230000 habitants, est connue depuis le IXe siècle, et la ville a longtemps tiré sa prospérité de l’exploitation du sel. Halle appartient aux territoires de l’archevêché de Magdebourg, mais elle passe au protestantisme en 1541. En 1680, elle est intégrée dans les États du prince-électeur de Brandebourg, bientôt roi de Prusse (1694). À la même époque sont fondées l’université, avec quatre facultés (1694), et l’orphelinat de Francke (1695).
La providence divine au fronton du bâtiment principal |
L’idée de Francke est de recueillir les orphelins, et de leur fournir une éducation leur permettant de se prendre en charge eux-mêmes: selon l'optique réformée, Francke travaille pour le bien de la collectivité, en lui intégrant des membres actifs et susceptibles de s'engager utilement à leur tour. Le souci de l’innovation pédagogique est évident, qui touche aussi bien à la vie quotidienne qu’à la qualité d’une formation efficace, le tout bien évidemment dans un environnement piétiste affirmé. La fondation accueille bientôt plusieurs centaines d’élèves, une imprimerie est organisée, des activités de mission sont conduites (notamment en Inde), une bibliothèque est fondée ainsi qu’un cabinet de curiosités. Il s'agit aussi d’initier une réforme de la société qui puisse, à partir de Halle, se propager à travers le monde entier.
À Halle, la "bibliothèque en coulisses" aujourd'hui... |
... et en ex libris au XVIIIe siècle. |
Un bibliothécaire responsable est nommé en 1714, un catalogue alphabétique et un catalogue systématique sont entrepris, et surtout un bâtiment spécifique est construit pour la bibliothèque en 1728. On suit autant que possible les conseils donnés par Gabriel Naudé (pour l’orientation du bâtiment, etc.), et on prévoit des séries de rayonnages en double épi, disposés en fonction de l’éclairage... et du poids: l’effet d’optique, qui fait penser à une scène de théâtre, explique peut-être la désignation de Kulissenbibliothek («bibliothèque en coulisses»). L’ex libris gravé reproduit cette image.
Biblia Damulica de 1723. |
Ajoutons que les Fondations Franckhe ont été réanimées, mais en dehors du cadre religieux, après la chute du Mur, et que la bibliothèque, toujours accessible aux chercheurs, est désormais couplée avec un important centre d'études sur l'histoire de l'époque moderne et du piétisme.
Bibliogr. : Brigitte Klosterberg, Die Bibliothek der Franckeschen Stiftungen, Halle, Verlag der Franckeschen Stuftingen, 2007.
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Halle/Saale,
Topographie et voyages,
XVIIIe siècle
mercredi 21 novembre 2012
Leipzig, ville du livre
Leipzig, capitale de la librairie allemande, a été très durement touchée par le bombardement du 4 décembre 1943, qui a détruit la plus grande partie du «Quartier du livre» (Buchviertel). Après 1945, l’instauration du communisme a amené la plupart des grands éditeurs à s’installer à l’ouest. Parmi d’autres, le bâtiment de la Maison Reclam a été touché, et la firme elle-même s’est établie à Stuttgart.
Pourtant, habiter quelques temps dans le Quartier du livre permet de retrouver beaucoup de traces d’une histoire très étroitement liée à celle de la ville. Les Reclam descendent de huguenots originaires de Savoie, et ils s’établissent en Brandebourg, à Magdebourg, puis à Berlin, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes (1685): par l’édit de Potsdam, l’électeur a en effet ouvert ses États aux réfugiés. Un membre de la famille sera prédicateur à l’église française, sur le Gendarmenmarkt de Berlin, un autre, joaillier de Frédéric II. Frédéric Reclam et Jean-Pierre Erman rédigent d’ailleurs et publient, à partir de 1782, des Mémoires pour servir à l’histoire des réfugiés françois dans les États du roi.
Les Reclam s’orientent vers la librairie avec Karl Heinrich Reclam, qui s’installera à Leipzig en 1802, après s’être allié son mariage à la grande famille des libraires et intellectuels Campe, elle-même liée aux Vieweg. Le fils, Anton Philipp, fera son apprentissage dans ces mêmes réseaux libéraux, avant de s’établir à son tour, d’abord comme libraire, puis comme éditeur et imprimeur. Ce sont ces choix politiques (notamment en tant qu’un opposant résolu à la censure) qui expliquent, probablement, son intérêt pour la problématique du «livre pour tous». Cependant, ses tentatives pour élaborer un programme éditorial échouent devant la protection des droits des auteurs, jusqu’à la complète réorganisation de celle-ci en 1867. C’est à cette date que Reclam invente le produit qui fera sa fortune, la Universal Bibliothek.
Le programme éditorial est ambitieux:
On travaillera sans relâche à la poursuite de cette collection, dont l'ampleur dépendra du débit qu'elle rencontrera dans le public. On promet la parution de toutes les œuvres classiques de notre littérature qui peuvent avoir un intérêt général, et dont l'importance matérielle le permet. Que l'on ne comprenne pas par là que des œuvres auxquelles le qualificatif de «classiques» ne s'applique pas, mais qui n'en jouissent pas moins d'une popularité générale, se trouveraient exclues. Il se trouve d'autres œuvres qui seront pour la première fois présentées au public dans la collection de la Universal Bibliothek, dans laquelle trouveront également leur place de bonnes traductions allemandes des meilleures œuvres des littératures étrangères ou anciennes.
Comme les volumes sont vendus au public séparément, chacun se trouve en position de se constituer une bibliothèque d'après son propre goût et ses propres besoins, sans être obligé, à côté des œuvres qu'il désire, d'en acheter d'autres qui lui sont absolument indifférentes…
Le choix du «classique pour le peuple» est affiché dès le tome I, le Faust de Goethe, en deux volumes. La volonté de maintenir un prix très bas (20 Pf./vol.) guide la définition matérielle de la collection: le petit format (in-16) et la densité d'impression permettent, sans modifier les textes, de réduire le volume sans nuire à sa lisibilité. Le papier obtenu à partir du bois coûte moins cher, tandis que le principe de la collection engage d’intéressantes économies d’échelle (publicité, balance financière calculée sur l’ensemble, etc.). Le tirage usuel est de 5000, mais l'emploi de la stéréotypie autorise de fréquents retirages dont les prix de revient sont moindres que pour celui de tête: ainsi, les 5000 exemplaires du Faust étant épuisés en quatre semaines, on procède dès décembre 1867 à un second tirage, puis à un troisième en février 1868…
Le succès est immédiat: la collection s’accroîtra de 140 numéros par an en 1890, et atteindra le numéro 3470 en 1896, puis le numéro 5000 en 1910. La faiblesse des marges bénéficiaires est cependant à l’origine d’une difficulté pour la librairie de détail, dans la mesure où le détaillant ne touche plus qu’une somme réellement minime pour chaque exemplaire vendu. Reclam y répond par la mise en place rapide d’une politique publicitaire efficace, et par une innovation particulièrement remarquable, celle du distributeur automatique.
Le caractère normalisé de la collection (avec un prix et un format constants) permet en effet de mettre en place, en 1912, les premiers distributeurs de livres, des machines dessinées par Peter Behrens. Chaque distributeur propose une douzaine de titres, et fonctionne avec deux pièces de 10 Pfennigs. Ils sont installés dans les principaux bâtiments publics (gares, hôpitaux, etc.), mais aussi sur les paquebots transatlantiques etc., leur gestion étant confiée aux détaillants locaux. L'opération est rapidement un succès puisque, dès 1914, plus de mille distributeurs automatiques sont répartis dans toute l'Allemagne, écoulant annuellement quelque 1,5 million de volumes pour un chiffre d'affaires de l'ordre de 300 000 Marks.
Les distributeurs automatiques de Reclam symbolisent pleinement le changement de logique dans la librairie industrielle, le passage du livre plus ou moins rare et cher au produit d'usage courant, et l'inversion nécessaire d'une distribution qui, jusque là tournée vers un public relativement limité, doit inventer les procédés nouveaux adaptés à la masse. En 1887, la maison est entièrement reconstruite, aux numéros 22 à 26 de la Inselstraße. Le bâtiment est encore en partie conservé aujourd’hui, notamment les locaux de l’ancienne imprimerie industrielle.
Quant à la Universal Bibliothek, elle est toujours publiée (en plusieurs sous-séries), et constitue même un modèle dont pourraient s’inspirer d’autres maisons d’édition: nous y trouvons d’ailleurs des textes qui intéressent… l’historien du livre, comme le manuel d’histoire des bibliothèques de Uwe Jochum, en 280 pages, très solidement encollées et pour le prix vraiment très accessible de 6,80 euros («UB», n° 17667).
Le "Reclam-Carrée", ancienne librairie imprimerie Reclam à Leipzig |
Les Reclam s’orientent vers la librairie avec Karl Heinrich Reclam, qui s’installera à Leipzig en 1802, après s’être allié son mariage à la grande famille des libraires et intellectuels Campe, elle-même liée aux Vieweg. Le fils, Anton Philipp, fera son apprentissage dans ces mêmes réseaux libéraux, avant de s’établir à son tour, d’abord comme libraire, puis comme éditeur et imprimeur. Ce sont ces choix politiques (notamment en tant qu’un opposant résolu à la censure) qui expliquent, probablement, son intérêt pour la problématique du «livre pour tous». Cependant, ses tentatives pour élaborer un programme éditorial échouent devant la protection des droits des auteurs, jusqu’à la complète réorganisation de celle-ci en 1867. C’est à cette date que Reclam invente le produit qui fera sa fortune, la Universal Bibliothek.
Le programme éditorial est ambitieux:
On travaillera sans relâche à la poursuite de cette collection, dont l'ampleur dépendra du débit qu'elle rencontrera dans le public. On promet la parution de toutes les œuvres classiques de notre littérature qui peuvent avoir un intérêt général, et dont l'importance matérielle le permet. Que l'on ne comprenne pas par là que des œuvres auxquelles le qualificatif de «classiques» ne s'applique pas, mais qui n'en jouissent pas moins d'une popularité générale, se trouveraient exclues. Il se trouve d'autres œuvres qui seront pour la première fois présentées au public dans la collection de la Universal Bibliothek, dans laquelle trouveront également leur place de bonnes traductions allemandes des meilleures œuvres des littératures étrangères ou anciennes.
Comme les volumes sont vendus au public séparément, chacun se trouve en position de se constituer une bibliothèque d'après son propre goût et ses propres besoins, sans être obligé, à côté des œuvres qu'il désire, d'en acheter d'autres qui lui sont absolument indifférentes…
Publicité pour les distributeurs de Reclam |
Le succès est immédiat: la collection s’accroîtra de 140 numéros par an en 1890, et atteindra le numéro 3470 en 1896, puis le numéro 5000 en 1910. La faiblesse des marges bénéficiaires est cependant à l’origine d’une difficulté pour la librairie de détail, dans la mesure où le détaillant ne touche plus qu’une somme réellement minime pour chaque exemplaire vendu. Reclam y répond par la mise en place rapide d’une politique publicitaire efficace, et par une innovation particulièrement remarquable, celle du distributeur automatique.
La Universal Bibliothèque au XXIe siècle |
Les distributeurs automatiques de Reclam symbolisent pleinement le changement de logique dans la librairie industrielle, le passage du livre plus ou moins rare et cher au produit d'usage courant, et l'inversion nécessaire d'une distribution qui, jusque là tournée vers un public relativement limité, doit inventer les procédés nouveaux adaptés à la masse. En 1887, la maison est entièrement reconstruite, aux numéros 22 à 26 de la Inselstraße. Le bâtiment est encore en partie conservé aujourd’hui, notamment les locaux de l’ancienne imprimerie industrielle.
Quant à la Universal Bibliothek, elle est toujours publiée (en plusieurs sous-séries), et constitue même un modèle dont pourraient s’inspirer d’autres maisons d’édition: nous y trouvons d’ailleurs des textes qui intéressent… l’historien du livre, comme le manuel d’histoire des bibliothèques de Uwe Jochum, en 280 pages, très solidement encollées et pour le prix vraiment très accessible de 6,80 euros («UB», n° 17667).
samedi 17 novembre 2012
Pouvoirs de la ville, pouvoirs de l'écrit
En présentant il y a peu le concept d’infosphère, nous soulignions l’intérêt qu’il y aurait à pouvoir en articuler l’étude avec celle des pratiques et des représentations du pouvoir: si telle ou telle ville a une attractivité et une influence plus grandes, c’est aussi parce qu’elle dispose de ressources elles mêmes plus grandes dans le domaine de la constitution et de la gestion des stocks d’information. Nous savons que l’infosphère concerne d’abord tout ce qui relève du discours oral, qu’elle soit immédiate (un locuteur s’adresse à un ou à plusieurs auditeurs) ou à distance (par les techniques comme le téléphone, la radio, la télévision…).
Le concept intéresse aussi l’historien de l’écrit et du livre, qui y associera les bibliothèques, et tout ce qui relève de l’économie de l’écriture, de la manipulation des signes graphiques et de la circulation des informations: les imprimeries, les librairies et autres canaux de diffusion, la présence de l’écriture dans la rue (affiches, panneaux, inscriptions), sans oublier toutes sortes d’institutions plus ou moins spécialisées (des premiers périodiques de «nouvelles» aux agences de presse contemporaines). Même si la porosité autorisée par les nouveaux médias informatiques fait de l’information et de la communication un attribut aujourd’hui constamment présent dans la vie quotidienne (jusqu’aux pratiques actuelles des téléconférences, ou encore du télé-enseignement, et plus largement du télétravail), l’avantage reste toujours acquis à la ville, et à la grande ville, par rapport à l’environnement rural.
Mais le contrôle exercé par la ville, grâce aux pratiques de l’écrit, sur le son plat-pays, n’est pas un phénomène d’aujourd’hui –nous évoquions à ce propos l’exemple du Dénombrement de Bethléem. Une autre toile d’un autre Breughel reprend le thème, de manière quelque peu satyrique: il s’agit de l’Avocat des paysans, peint par Pieter Breughel à Anvers dans les premières décennies du XVIIe siècle (1620). L’avocat (mais il s’agit peut-être du notaire?) est un technicien de l’écrit, et sa maîtrise lui permet de dominer les arcanes d’une administration judiciaire dont les paysans ont trop souvent besoin. Il s’est arrêté au bourg, où il a peut-être un bureau temporaire (à moins qu’il ne reste quelques jours à l’auberge?), et c’est là qu’il reçoit les plaignants. Plus richement habillé, il est enfoui sous des masses de paperasses et de procédures: son statut social et ses revenus viennent de ce qu’il connaît les techniques de l’écrit et du droit.Un jeune clerc tient le secrétariat près de la porte.
Les détails sont savoureux (la physionomie des personnages!), dans cette scène presque balzacienne. Les paysans se présentent respectueusement, le couvre-chef à la main, et certains apportent des volailles, des fruits, ou encore un panier d’œufs, à titre de paiement. Un jeune homme de bonne condition est debout près de l’avocat: un autre clerc? Nous penserions plutôt à quelque fils de bonne famille venu quémander l’ouverture d’un crédit. La maîtrise de l’écriture crée, au sens propre, de la richesse et du pouvoir: elle assure notamment la maîtrise de circuits financiers fondés sur le «papiers», alias des valeurs (lettres de change, billets à ordre) qui sont les premiers instruments du crédit.
Un Almanach (calendrier) est collé au mur, peut-être comme symbole d’un système de mesure du temps lié à l’écriture et au travail de l’écriture: on passe du temps «naturel» des saisons et des fêtes religieuses, le temps du village, au temps de l’administrateur (les impôts!) et du financier (le calcul des redevances et des taux d’intérêt). Hypothèse confirmée par le sablier sur la table: on rétribuera le juriste aux heures consacrées à telle ou telle affaire. Tous les détails sont signifiants, qui désignent la rupture entre la société rurale et une modernité articulant la chose écrite avec le passage à une autre perception du temps et l'invention d’un autre modèle de travail.
Ce sont les catégories liées à l’écrit qui, de plus en plus évidemment, assurent la maîtrise de la ville, de ses administrateurs et de ses financiers sur le monde de la campagne.
Plusieurs versions du tableau sont connues, dont l'une au Musée Groeningue de Bruges, et une autre dans une collection privée espagnole.
Le concept intéresse aussi l’historien de l’écrit et du livre, qui y associera les bibliothèques, et tout ce qui relève de l’économie de l’écriture, de la manipulation des signes graphiques et de la circulation des informations: les imprimeries, les librairies et autres canaux de diffusion, la présence de l’écriture dans la rue (affiches, panneaux, inscriptions), sans oublier toutes sortes d’institutions plus ou moins spécialisées (des premiers périodiques de «nouvelles» aux agences de presse contemporaines). Même si la porosité autorisée par les nouveaux médias informatiques fait de l’information et de la communication un attribut aujourd’hui constamment présent dans la vie quotidienne (jusqu’aux pratiques actuelles des téléconférences, ou encore du télé-enseignement, et plus largement du télétravail), l’avantage reste toujours acquis à la ville, et à la grande ville, par rapport à l’environnement rural.
Mais le contrôle exercé par la ville, grâce aux pratiques de l’écrit, sur le son plat-pays, n’est pas un phénomène d’aujourd’hui –nous évoquions à ce propos l’exemple du Dénombrement de Bethléem. Une autre toile d’un autre Breughel reprend le thème, de manière quelque peu satyrique: il s’agit de l’Avocat des paysans, peint par Pieter Breughel à Anvers dans les premières décennies du XVIIe siècle (1620). L’avocat (mais il s’agit peut-être du notaire?) est un technicien de l’écrit, et sa maîtrise lui permet de dominer les arcanes d’une administration judiciaire dont les paysans ont trop souvent besoin. Il s’est arrêté au bourg, où il a peut-être un bureau temporaire (à moins qu’il ne reste quelques jours à l’auberge?), et c’est là qu’il reçoit les plaignants. Plus richement habillé, il est enfoui sous des masses de paperasses et de procédures: son statut social et ses revenus viennent de ce qu’il connaît les techniques de l’écrit et du droit.Un jeune clerc tient le secrétariat près de la porte.
Les détails sont savoureux (la physionomie des personnages!), dans cette scène presque balzacienne. Les paysans se présentent respectueusement, le couvre-chef à la main, et certains apportent des volailles, des fruits, ou encore un panier d’œufs, à titre de paiement. Un jeune homme de bonne condition est debout près de l’avocat: un autre clerc? Nous penserions plutôt à quelque fils de bonne famille venu quémander l’ouverture d’un crédit. La maîtrise de l’écriture crée, au sens propre, de la richesse et du pouvoir: elle assure notamment la maîtrise de circuits financiers fondés sur le «papiers», alias des valeurs (lettres de change, billets à ordre) qui sont les premiers instruments du crédit.
Un Almanach (calendrier) est collé au mur, peut-être comme symbole d’un système de mesure du temps lié à l’écriture et au travail de l’écriture: on passe du temps «naturel» des saisons et des fêtes religieuses, le temps du village, au temps de l’administrateur (les impôts!) et du financier (le calcul des redevances et des taux d’intérêt). Hypothèse confirmée par le sablier sur la table: on rétribuera le juriste aux heures consacrées à telle ou telle affaire. Tous les détails sont signifiants, qui désignent la rupture entre la société rurale et une modernité articulant la chose écrite avec le passage à une autre perception du temps et l'invention d’un autre modèle de travail.
Ce sont les catégories liées à l’écrit qui, de plus en plus évidemment, assurent la maîtrise de la ville, de ses administrateurs et de ses financiers sur le monde de la campagne.
Plusieurs versions du tableau sont connues, dont l'une au Musée Groeningue de Bruges, et une autre dans une collection privée espagnole.
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