éd. Ursula Rautenberg, Hans-Jörg Künast, Mechthild Habermann, Heidrun Stein-Kecks,
Berlin, Boston, Walter de Gruyter, 2012,
VIII-422 p., ill., index.
ISBN 978-3-11-026049-6
Comme il arrive un peu trop souvent, le Roman de Mélusine est peut-être trop connu, en France du moins, pour avoir fait l’objet des études novatrices qu’il supposerait. Nous sommes en Poitou, dans la famille des comtes de Lusignan, descendants mythiques de la fée Mélusine: Thomas Fouilleron nous a expliqué comment la «forgerie généalogique» était consubstantielle à l’état nobiliaire, et au demeurant les Montmorency aussi descendraient de Mélusine, tandis que le cimier des La Rochefoucauld, eux-mêmes branche cadette des Parthenay, comtes de Lusignan, est surmonté d’«une mélusine à deux queues dans sa cuve, les mains levées, tenant de sa dextre un peigne et de sa senestre un miroir»… Il est d'autant plus significatif de voir ces armoiries traditionnelles encore frappées, à la fin du XVIIIe siècle, sur les reliures de la bibliothèque familiale (cf cliché infra).
Avec le Roman de Mélusine, c'est en effet l’environnement de la noblesse qui s'impose, voire celui de la plus haute noblesse. Nous connaissons deux versions du texte original: l’une est rédigée en vers par Couldrette à la demande de Guillaume Larchevêque, descendant des Parthenay; l’autre, en prose, composée, sur l’ordre du duc Jean de Berry, par Jean d’Arras dans les dernières années du XIVe siècle. Dans les deux cas, les préoccupations politiques sont largement présentes, notamment parce que, sur la frontière du Poitou et à l’heure de la guerre anglaise, le duc se prétend précisément l’héritier des Lusignan. Même observation lorsque le texte est donné en allemand d’après la version de Couldrette en 1456, par Thüring von Ringoltingen, l’une des plus grosses fortunes de Berne, ville dont il est aussi avoyer. Ringoltingen dédie son travail au comte de Neuchâtel Rodolphe de Hochberg.
Mais nous quittons définitivement ce cadre lorsque Mélusine est imprimé, en allemand et pour la première fois, à Bâle, chez Bernhard Riechel en 1473-1474. Près de quatre-vingts éditions allemandes sont répertoriées, avec toutes sortes de variantes, jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est cette tradition très remarquable qu’a explorée un programme de recherche conduit par l’université d’Erlangen, sous la direction du Pr. Ursula Rautenberg, de 2007 à 2011, et ayant donné lieu à un colloque tenu en octobre 2010: le volume ici signalé contient les Actes de ce colloque.
Rappelons au passage que, comme on le sait, la réintroduction en France du Mélusine sous forme d’imprimé s’opère elle aussi par le biais de cette même géographie aux marches du royaume, puisque la première édition en est donnée à Genève, par un typographe d’origine allemande, Adam Steinschaber, en 1478 (le paradoxe est même encore plus remarquable si l'on considère qu'il s’agit du premier roman de chevalerie publié en français).
Moins lisible qu'on ne souhaiterait, la "Mélusine" des La Rochefoucauld |
1) Buch und Werk (le livre et l’œuvre). Cette partie, qui comprend cinq contributions, s’ouvre par une étude de Jan-Dirk Müller consacrée à l’articulation du texte et du paratexte aux XVe et XVIe siècles: l’auteur y démontre comment «les éditions de Mélusine reflètent la longue et difficile restructuration à laquelle les conditions de publication sous forme d’imprimé soumettent un processus de communication littéraire datant de l’âge du manuscrit» (p. 29). Hans-Jörg Künast envisage quant à lui les éditions du XVIIIe et du début du XIXe siècle, notamment à Augsbourg et en Allemagne du sud.
2) Buch und Text (le livre et le texte) : il s’agit ici d’analyses de contenu, d’études de variantes et d’histoire de la langue et de sa syntaxe. La contribution d’Anja Voeste porte sur le rôle du compositeur par rapport à l’orthographe des éditions du XVIe siècle, et reprend la problématique du colloque «L’écrivain et l’imprimeur» tenu au Mans en 2009. Arend Mihm étudie avec une très grande précision le travail de composition de l’édition Bämler, à Augsbourg en 1474 (voir notamment les graphiques des p. 171, 177 et 178). L’un des grands intérêts du colloque a en effet concerné l’approche interdisciplinaire, et l’intégration du travail des historiens de la littérature et du livre avec celui des spécialistes de la linguistique historique. Les résultats sont impressionnants, et tout à fait convaincants.
3) Buch und Bild (le livre et l’image). Mais l’histoire de l’art aussi entre dans le champ d’étude. On sait en effet que le Roman de Mélusine a traditionnellement été largement illustré, et les six contributions de cette partie envisagent par conséquent des thèmes comme la représentation de la femme (Kristina Domanski) et celle du merveilleux (Françoise Clier-Colombani), ou encore la problématique des transferts dans le domaine de l’iconographie (Nicolas Bock).
Voici donc un travail novateur, qui a l’immense mérite de mettre en œuvre un aggiornamento scientifique particulièrement bien venu: l’articulation intelligente de disciplines trop souvent disjointes dans le champ universitaire est très fructueuse. Le principe consistant à envisager la monographie d’un certain texte dans le plus long terme (par exemple le Calendrier des berger) a été appliqué à plusieurs reprises dans les conférences de l’École pratique des Hautes Études: son intérêt est ici une nouvelle fois confirmé, de même que celui du concept de vectorialité des textes dans l'espace et dans le temps. Quant à l'intérêt scientifique de la tradition de la philologie allemande, c'est peu de dire qu'il est toujours d'actualité. Et, accessoirement, il est toujours utile d'apprendre l'allemand... non seulement (il va de soi) pour les historiens du livre, mais même pour les historiens en général.
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