Le rapport d’une société humaine à son passé n’est jamais transparent, même s’il passe par la médiation de la communauté scientifique des historiens. Le double statut de l’invention de la typographie en caractères mobiles et du responsable de cette invention échappe d’autant moins à la règle que l’apparition de l’imprimerie est reconnue dès le XVe comme marquant un tournant majeur de l’histoire occidentale.
Le siècle des Lumières prolonge la tradition d’une lecture «universaliste» de l’invention (Gutenberg en tant que bienfaiteur de l’humanité), mais il s’inscrit dans le même temps dans une conjoncture contradictoire, avec la montée des concurrences autour de la mise au point de la technique. Jean-Daniel Schoepflin (1694-1771) publie en 1760 ses Vindiciae typographicae, chez un libraire allemand de Strasbourg et avec une dédicace à l’électeur palatin Karl Theodor, mais ce sont les armoiries royales de France qui figurent sur la page de titre.
Lisons le commentaire que Quérard donne de l'ouvrage:
«Ouvrage estimé. L’auteur prétend que la découverte des caractères mobiles en bois a été faite à Strasbourg et qu’on les y avait déjà employés en 1435. Fournier le jeune a publié en 1760 des Observations sur le Vindiciae typographicae, Paris, in 8°, dans lesquelles il réfute l’opinion de Schoepflin ; et le professeur Baer, autrefois aumônier de la chapelle de Suède à Paris, a réfuté Fournier dans un ouvrage anonyme intitulé «Lettre sur l’origine de l’imprimerie, servant de réponse aux observations publiées par M. Fournier sur le Vindiciae typographicae», Strasbourg (Paris), 1761, in 8°».
Schoepflin articule la problématique concernant l’identité de l’inventeur avec celle sur la généalogie de l’invention (les prototypographies comme introduisant à la mise au point de la technique définitive). Par ailleurs, il est le premier à avoir étudié les pièces du procès de Gutenberg dans les archives de la ville de Strasbourg, pièces dont il donne des fac-similés d’autant plus précieux que ces documents ont été détruits lors du siège de 1870. Son approche pose aussi la question de l’appartenance de l’invention, mais en privilégiant plus le patriotisme de clocher que celui de la collectivité nationale. La même analyse est reprise par Specklin, lequel écrira, dans sa Chronique universelle, à propos des débuts de l’imprimerie à Strasbourg:
«J’ai vu la première presse [de Mentelin] ainsi que les caractères : ils étaient taillés dans le bois, ainsi que des mots ou des syllabes; ils étaient troués, on les enfilait sur une ficelle à l’aide d’une aiguille, puis on les étalait sur les lignes. Il est dommage qu’on ait laissé se perdre une telle installation, la toute première en son genre dans le monde entier…»
Gutenberg a pu, à Strasbourg, rencontrer le futur prototypographe alsacien Johann Mentelin (vers 1410-1478), puisque celui-ci, originaire de Sélestat, acquiert le droit de bourgeoisie en 1447 mais réside sans doute antérieurement de façon régulière en ville. Quoi qu’il en soit, il reste en tout état de cause impossible d’imprimer par la technique de la xylotypie des ouvrages de quelque importance, comme le sera notamment le premier titre connu de Mentelin, la Bible à 49 lignes de 1460: les xylotypes (caractères sur bois) ne sont pas reproductibles, de sorte que les travaux de gravure ne se justifient que pour des textes relativement courts (pensons aux «Donat» imprimés dans les anciens Pays-Bas dès avant Gutenberg), ou pour des textes illustrés (sur le modèle des livrets xylographiques).
Si la xylotypie a très certainement été utilisée aussi pour imprimer des textes, elle ne recouvre pas l’invention décisive qui reste vers 1450 à mettre définitivement au point. Mais la comparaison des lectures de l’histoire de Gutenberg met surtout en évidence comment le XVIIIe siècle est marqué par le glissement entre une lecture humaniste et universaliste de l’invention et de son apport, et une volonté d’intégrer cette invention décisive comme l’un des éléments importants d’identités collectives alors en phase d’affirmation. On notera au passage combien les professionnels du livre –il s’agit ici de Fournier le Jeune, mais on connaît aussi d’autres figures comme La Caille, Née et La Rochelle, etc., pour nous en tenir à la France– sont de plus en plus intéressés à s’investir dans l’histoire de leur domaine d’activité –l’histoire du livre.
Bibliographie : Jean-Daniel Schoepflin, Vindiciae typographicae in quibus de artis typographicae originibus disseritur, Argentorati [Strasbourg], ap. Joh. Gothofredum Bauer, Bibliopol., 1760 ; Joseph Marie Quérard, La France littéraire…, tome VIII, Paris, Firmin-Didot frères, 1836, p. 543. Frédéric Charles Baer, Lettre sur l’origine de l’imprimerie, servant de réponse aux observations publiées par M. Fournier le jeune sur l’ouvrage de M. Schoepflin intitulé Vindiciae typographicae, Strasbourg [Paris], [s. n.], 1761.
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