La révolution des «nouveaux médias» attire l’attention sur des problématiques récurrentes mais souvent plus ou moins bien posées: il s’agit de la «fin du livre», de la «révolution du livre numérique», de la «sortie de l’ère du papier», etc. La prise de conscience du rôle structurant des «moyens sociaux de communication» (H.-J. Martin), autrement dit des médias, fait que ces questions n’intéressent plus le seul petit monde des spécialistes, mais aussi le grand public.
L’apport de l’historien du livre sera d’abord de donner à la discussion une épaisseur chronologique qu’elle n’a pas toujours: une certaine forme de relativisme aide à éviter des anachronismes trop facilement et inconsciemment adoptés.
Rien de plus facile en effet, et de plus dangereux, que de transporter dans le passé des catégories d’aujourd’hui sans prendre en considération le fait que les acceptions d’un mot changent d’une époque, d’une géographie et d’une conjoncture à l’autre. Les médiévistes ont montré que la catégorie de l’auteur recouvrait au Moyen Âge des réalités et des logiques de pensée profondément différentes de ce qu’elle peut recouvrir aujourd’hui (avec le jeu auctor/actor: voir note bibliogr.). Puis les chercheurs ont commencé à explorer cette même problématique au cours des périodes moderne (notamment aux XVe et XVIe siècles) et contemporaine (depuis la Révolution). Même chose pour des termes comme ceux de «texte» et d’«original».
Envisageons à titre d’exemple le passage du volumen (rouleau) au codex (livre en cahiers), transition pratiquement achevée en Occident au IVe siècle de notre ère. L’action de lire le volumen est rendue en latin par explicare (=lire en déroulant / enroulant le support du texte). Dans cet environnement, la pagina désigne les deux ou trois colonnes de texte que le lecteur tient ouvertes devant lui (on parle du «territoire» du texte au sens matériel du terme). Par la suite, le terme de pagina sera progressivement appliqué à la structure d’un livre en cahiers: il désigne alors l’un des deux côtés d’un feuillet. Autrement dit, le dispositif matériel que nous associons aujourd’hui tout naturellement au mot «page» n’est pas figé, et l'acception de celui-ci est fondamentalement abstraite. Pagina, ou page, désigne le fragment de texte que le lecteur a sous les yeux, et la structure du support n’intervient que de manière secondaire dans la définition.
Une autre source d’erreurs consiste à sous-estimer le rôle du temps, et notamment à considérer que les changements structurels du média sont rapidement suivis d’un certain nombre d’effets posés comme naturels. Le codex est bien sûr beaucoup plus commode que le rouleau, parce qu’il se présente sous forme d’une succession de feuillets autorisant une manipulation plus aisée sur le plan de l’objet (on feuillette), donc aussi du contenu. Il est plus facile de manipuler un texte en feuillets; le codex autorise une lecture de consultation là ou le volumen privilégie la lecture suivie; il permet la mise en place de systèmes de repérage très performants, notamment la foliotation, puis les tables et index de toutes sortes. Nous avons montré ailleurs (dans L’Europe de Gutenberg) que la puissance de l’instrument constitué par le codex venait de la possibilité de superposer au contenu intellectuel (au texte) un cadre physique normalisé (les feuillets) qui en facilite le repérage et la manipulation.
Mais que la chose soit potentiellement réalisable ne signifie pas qu’elle se soit aussitôt produite dans les faits, et encore moins qu’elle ait été rapidement généralisée. Bien au contraire, l’ampleur des délais de latence étonne même l’historien spécialiste. Durant des siècles, toutes les potentialités du codex ne sont pas exploitées, parce qu’il y a relativement peu de livres, et que le besoin d’instruments puissants de repérage et de classement reste donc limité. La grande majorité des manuscrits occidentaux n’est pas foliotée, et conserve le plus souvent la logique qui était celle de la pagina, c’est à dire d’un texte qui se présente à travers une succession de plans en deux dimensions (une double page, soit un verso à gauche et un recto à droite). La prise en compte de la troisième dimension, qui est celle de l’épaisseur du livre, ne se produira pour l’essentiel qu’au XVe, voire au XVIe siècle, à travers la mise en place de dispositifs de plus en plus sophistiqués.
Terminons par une remarque de méthode, qui concerne les dangers d’une comparaison trop brutale. On a souvent souligné les rapprochements existant entre le volumen et l’écran. Le «territoire» du texte (la page) que le lecteur du rouleau tient sous ses yeux, se retrouverait précisément avec l’écran, lequel fonctionnerait comme une manière de rouleau virtuel. Cette comparaison aujourd’hui devenue banale induit en erreur. Certes, la page désigne bien le fragment du document visible, en l’occurrence sur l’écran. Mais ce que nous avons dit ci-dessus montre que la caractéristique des nouveaux médias, et surtout des livres électroniques, tient dans le fait qu’ils associent à cette disposition en écrans successifs toutes sortes de techniques de manipulation des contenus qui, de fait, sont largement dérivées de celles mises en place dans les livres en cahiers (codices) et surtout dans les imprimés. Si l’écran peut fonctionner comme une métaphore du rouleau, il n’en est pas moins d’abord l’héritier des imprimés modernes.
Note bibliogr.:
Auctor et auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, éd. Michel Zimmermann, Paris, École nationale des chartes, 2001.
Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale (XIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006.
Cliché : Ravenne, mosaïques de la basilique S. Apollinaire in Classe (détail). La forme du volumen est très généralement associée à l’antiquité païenne – ou à l’Ancien Testament (cliché F. Barbier).
Bonjour Monsieur Barbier
RépondreSupprimerTrès bon texte de mise en perspective que je relais sur mon compte facebook
Avez vous un compte sur ce réseau social ?
je suis de retour sur Montréal depuis le 2 juin dernier
A bientot
Merci de votre commentaire, mais non, je ne suis pas sur facebook. Tout cela prend finalement pas mal de temps...
RépondreSupprimerFB
Ceci est intéressent , je vais apprendre par cœur.
RépondreSupprimer