En évoquant Gabriel de Choiseul et son Voyage pittoresque de la Grèce, nous touchons aussi à une géographie relativement inattendue, qui est celle de la région de la Loire.
En effet, l’entourage du jeune comte se trouve tout particulièrement lié à la Touraine. Allons d’abord au principal: le duc de Choiseul (Choiseul-Stainville) achète le domaine de Chanteloup, aux portes d’Amboise, en 1761. Avec l’exil du duc, en 1770, Chanteloup devient le lieu de séjour de nombre de personnalités : il y a un temps deux cours au royaume de France, dont la plus célèbre n’est pas nécessairement celle de Versailles. Le duc de Chartres (futur Philippe-Égalité), le prince de Beauvau, les ducs de Gontaut et de Lauzun, Sénac de Meilhan, mais aussi Beaumarchais, la maréchale de Luxembourg, Madame de Gramont (sœur de Stainville) et Madame Du Deffand viennent à Chanteloup pour des séjours plus ou moins longs, tandis que l’abbé Barthélemy s’y installe à demeure, profitant d’une « superbe bibliothèque » de 6 à 7000 volumes installée dans une galerie voûtée et dont il entreprend le catalogue.
Au centre des jardins, la célèbre pagode est élevée par Louis-Denis Le Camus de 1775 à 1778 : cette chinoiserie de fantaisie est conçue comme un temple à l’amitié. Le rez-de-chaussée adopte le modèle d’un sanctuaire antique, une sorte de tholos avec une colonnade dorique circulaire. Une inscription rédigée par l’abbé Barthélemy proclame, dans le petit salon de marbre qui occupe le premier étage :
Étienne François duc de Choiseul, pénétré des témoignages d’amitié, de bonté, d’attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand nombre de personnes empressées à se rendre en ces lieux, a fait élever ce monument pour éterniser sa reconnaissance.
Gabriel de Choiseul aussi visitera Chanteloup. Et l’amateur d’histoire du livre se rappellera que Chanteloup a aussi accueilli des presses de château, étudiées notamment par A. Gabeau (« Note sur l’imprimerie à Amboise [et sur l’imprimerie particulière de Chanteloup] », dans Bull. de la Sté archéol. de la Touraine, X, 1895-1896, p. 60-62). Les Mémoires de Choiseul-Stainville ont d’abord été imprimés à Chanteloup, en un très petit nombre d’exemplaires.
Mais la connexion tourangelle se rencontre encore à travers un certain nombre d’autres personnages. Le principal est certainement François Cassas (1756-1827), fils d’un ingénieur géomètre des routes royales, né à Azay-le-Ferron, un petit bourg du Berry appartenant au baron de Breteuil. Lui aussi ingénieur des Ponts-et-Chaussées, il travaille d’abord au chantier du pont de Tours, avant de venir étudier le dessin à Paris. Pensionné par le duc de Chabot, il voyage en Flandre et en Suisse, mais aussi en Italie (où il visite la Sicile avec Vivant-Denon) et jusqu’en Dalmatie. En janvier 1784, un dîner chez l’ingénieur Cadet de Limay (1733-1802), gendre de l’Orléanais Aignan-Thomas Desfriches (1715-1800), va orienter sa vie dans une nouvelle direction.
Parmi les convives, on trouve en effet d’autres artistes et d’amateurs d’art, dont les peintres Claude Joseph Vernet (1714-1789) et Claude Henri Watelet (1718-1786). Ce dernier, également homme de lettres et académicien depuis 1760, est receveur des Finances de la généralité d’Orléans, ce qui lui assure des revenus considérables. Mais un autre convive est
Monsieur de Choiseul-Gouffier, l’amateur le plus zélé pour les beaux-arts, qui réunit à beaucoup de connoissances et de goût un talent agréable ; il dessine (…) avec beaucoup d’intelligence. »
Cassas présente certains de ses dessins d’Italie, Choiseul les apprécie, et les deux hommes sympathisent. Deux mois plus tard, alors que Choiseul a été nommé ambassadeur à Constantinople (1784), il s’attache l’artiste en lui versant une rente annuelle de 1500 livres Cassas expliquera avoir été « séduit » par les projets de son nouveau protecteur :
Je venois de passer six années tant en Italie qu’en Sicile, en Istrie et en Dalmatie (…). Telle étoit ma situation à Paris vers 1783, c’est à dire à l’époque où M. Choiseul-Gouffier fut nommé ambassadeur à Constantinople. Il alloit en Turquie avec des projets brillants pour les arts. Ils me séduirent (…), je sacrifiais tout au plaisir de m’y associer…
Lorsqu’il se mettra en route pour Toulon et Constantinople, quelques mois plus tard, il ne laissera à Paris chez Choiseul pas moins de 475 dessins concernant son voyage en Italie. Plus tard, il publiera son célèbre Voyage pittoresque de la Syrie, de la Phoenicie, de la Palaestine et de la Basse Ægypte (Paris, an VII).
Voici encore un autre destin remarquable: Alexandre Maurice Blanc d’Hauterive (1754-1830) a enseigné chez les Oratoriens de Tours, il est un familier de Chanteloup en même temps qu’un proche de l’abbé Barthélemy. C'est donc tout naturellement qu'il accompagne Choiseul à Constantinople lorsque celui-ci y est nommé ambassadeur, avant de devenir secrétaire de l’hospodar de Moldavie et pratiquement représentant de la France dans cette principauté (1785). Plus tard, nous le retrouvons comme consul de France à New York, où il accueille Talleyrand, qu’il avait d’abord rencontré en Touraine. Plus tard encore, lorsque l’ancien évêque d’Autun, à peine rentré d’émigration, devient ministre des Affaires étrangères du Directoire (1797), il ne tarde pas à appeler Alexandre d’Hauterive à Paris pour l’assister. La carrière de celui-ci se déroulera dès lors toute au ministère.
Aux confins de la Touraine et du Berry, le château d’Azay-le-Ferron se visite toujours aujourd’hui, où le visiteur découvre un certain nombre de documents relatifs à Cassas et à son œuvre. Quant au château de Chanteloup, il a malheureusement disparu, à l’exception de sa célèbre pagode. Une exposition du Musée des Beaux Arts de Tours lui a pourtant été consacrée en 2008 («Un moment de grâce autour du duc de Choiseul»).
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