Il y a quelques jours, nous avons évoqué des émigrés, imprimeurs et libraires ayant quitté la France pour Genève au XVIe siècle. Et voici qu’au hasard d’une promenade en Cotentin nous retrouvons d’autres émigrés, mais pour lesquels les raisons ayant poussé au départ sont bien différentes : c'est en effet pour échapper à la misère qu'ils ont quitté leurs villages au XVIIIe siècle, et que plusieurs d'entre eux se sont notamment lancés dans les professions du livre à travers toute l’Europe à la fin de l’Ancien Régime.
Les amateurs d'histoire du livre (et surtout les spécialistes de la librairie des Lumières) connaissent bien les noms de ces petites localités des deux cantons actuels de Saint-Malo-de-la-Lande et surtout de Saint-Sauveur-Lendelin, sur la côte occidentale de la péninsule, au nord et au nord-ouest de Coutances. Outre les deux chefs-lieux de canton actuels, les anciennes paroisses de Geffosses, de Montsurvent et de Muneville-le-Bingard, entre autres, sont en effet la patrie de nombre de colporteurs, dont plusieurs ont fait souche et se sont établis comme libraires à part entière, non seulement en France, mais aussi dans les pays allemands ou encore en Italie (un exemple ici).
Après les travaux de Laurence Fontaine sur le colportage de librairie et ceux de Jean-Dominique Mellot sur le livre rouennais sous l'Ancien Régime, la prosopographie des "hommes du livre" français du XVIIIe siècle, aujourd'hui poursuivie à l'Institut d'histoire moderne et contemporaine (CNRS), permet de mieux prendre l'ampleur d'un phénomène inattendu, et d'éclairer un certain nombre des ces filiations: parmi les noms les plus connus, citons les Bance, Hébert, Quesnel, Mallet, Blaisot, Giard, Fontaine (plus tard à Mannheim), Leroux (plus tard à Mayence) et bien d'autres - parmi lesquels Esnault et Rapilly, établis dans la capitale à l'enseigne de "la ville de Coutances", ou encore, peut-être, une personnalité aussi emblématique que Lebreton...
Il reste à comprendre pourquoi et comment des hommes issus d'une géographie plutôt périphérique et peu favorable, ont réussi à s'imposer à la tête d'une profession parmi les plus fermées du temps, et qui supposait en principe un minimum de formation intellectuelle. Parmi les causes relevant de l'environnement général et susceptibles de pousser au départ, on pourra en souligner tout particulièrement deux. D'abord, la démographie d'ensemble du département : le Cotentin était une région relativement peuplée (par ex. plus de 600000 habitants au milieu du XIXe siècle, contre 480000 aujourd'hui). L'émigration s'impose dès lors comme une nécessité, comme le souligne l'État statistique de l'élection de Coutances en 1727. Cette obligation est renforcée par la médiocrité des terres: la région est un pays de landes, et la densité y est faible en dehors des bourgs principaux.
Note bibliographique
- Frédéric Barbier [et al.], Lumières du Nord. Imprimeurs, libraires et "gens du livre" dans le Nord au XVIIIe siècle (1701-1789), Genève, Droz, 2002.
- Pierre Casselle, "Les marchands d'estampes parisiens d'origine cotentinoise à la fin de l'Ancien Régime", dans Bulletin d'histoire moderne et contemporaine [du CTHS], n° 11, 1978, p. 75-93.
- Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
- Sabine Juratic [et al.], Dictionnaire des imprimeurs, libraires et gens du livre à Paris, 1701-1789. A-C, Genève, Droz, 2007.
Cliché ci-dessus : l'église de Muneville-le-Bingard a conservé, au début du XXIe siècle, tout le charme très simple d'une petite église rurale. On peut imaginer que certains de nos personnages sont venus y prier, voici maintenant plus de deux siècles. Les patronymes de leurs familles se rencontrent encore dans le cimetière du village, et dans ceux des communes voisines (cliché FB).
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