jeudi 12 juin 2014

Le rôle du bibliothécaire

Un bibliothécaire savant… et quelque peu original, telle est la figure de Julius Euting (1839-1913), ancien étudiant en théologie à Tübingen, qui commence sa carrière comme bibliothécaire dans cette ville, mais qui sera surtout connu comme un linguiste, spécialiste des langues et civilisations du Proche-Orient. Dès 1871, il est appelé pour l’assister par le nouveau directeur de la Bibliothèque de Strasbourg, Karl August Barack. La bibliothèque est alors en cours de reconstitution après sa destruction totale par suite du bombardement allemand dans la nuit du 24 au 25 août 1870. D’abord «premier bibliothécaire», Euting intègre le corps des «bibliothécaires en chef» (Oberbibliothekar) en 1894, et il succédera à Barack après le décès de celui-ci en 1900.
"Je suis depuis mai 1883 pour deux ans en déplacement en Arabie..."
Pour autant, Euting reste d'abord reconnu comme un orientaliste, qui visite régulièrement la géographie de la Palestine à la péninsule arabique, qui est une figure familière des congrès d’orientalistes (depuis celui de Londres en 1874), et qui sera même muni d’une mission officielle de la chancellerie impériale pour repartir en Orient en 1883-1884 (on sait l'intérêt porté par l'Allemagne wilhelminienne aux territoires de l'empire ottoman). Il est possible que, dans cette carrière, le service de la Bibliothèque passe quelque peu à l’arrière-plan, même si Euting profite de ses voyages pour, le cas échéant, faire des acquisitions qu’il envoie ensuite à Strasbourg. Il écrit ainsi de Beyrouth, le 26 juin 1884:
«A Jérusalem, j’ai fait une bonne acquisition pour la bibliothèque. Pour 500f. au total, j’ai acheté auprès de la maison de banque Frutiger & Co un ensemble de manuscrits hébraïques, pour partie en mauvais état, pour partie en revanche très bien conservés…»
Euting retournera en Orient à de multiples reprises, y compris après avoir été nommé directeur de la Bibliothèque et professeur à l’Université de Strasbourg. Cette figure pittoresque de célibataire endurci est bien connue en ville. Il réunit une collection remarquable d’objets orientaux dans l’appartement de fonction qu’il réussira à garder jusqu’à son décès au Palais Rohan: l’essentiel est aujourd’hui conservé dans les collections publiques allemandes (le Linden-Museum de Stuttgart propose précisément une exposition Euting) et françaises (à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg).
Amateur de randonnées, Euting est aussi l’un des fondateur et le premier président du Club Vosgien, et il se préoccupe, dès les années 1900, des dispositions, pour le moins originales à prendre à la suite de son décès. Le roi de Wurtemberg lui-même concède un terrain en pleine Forêt-Noire et, en 1913, après la mort à Strasbourg de l’ancien directeur, retraité depuis 1909, son corps est transporté à Stuttgart pour y être incinéré, et l’urne funéraire mise en place dans la montagne, au Mummelberg. Parallèlement, Euting a institué une fondation, dite «Fondation du moka» (Mokkastiftung), dont le rôle sera d’offrir à chaque pèlerin venu sur sa tombe une tasse de café à l’auberge voisine….
Un anniversaire auquel on ne pensait pas, ou la Mokkastittung réanimée, 175 ans plus tard
Rien de surprenant, on le devine, si la notice nécrologique consacrée à Euting par l’organe professionnel des bibliothèques allemandes, le Zentrallblatt für Bibliothekswesen, en 1913, rappelle les discussions soulevées par les choix d’un bibliothécaire effectivement original, mais qui se trouvait à la tête de la troisième bibliothèque allemande en importance (t. XXX, p. 136-137). La Mokkastiftung a, comme on peut bien l’imaginer, vu son capital disparaître à la suite de la Première Guerre mondiale, et la tradition de la tasse de café a été abandonnée, jusqu’à ce que la nouvelle «Société Euting» (Julius Euting Gesellschaft) s’emploie aujourd’hui à la réanimer. Quant à la question de savoir quel est le rôle premier d’un directeur de grande bibliothèque (mais aussi d’un directeur de musée, etc.), entre l’administration, la collecte des moyens financiers et le travail scientifique lui-même, c’est peu de dire qu’elle est aujourd’hui plus que jamais d’actualité…

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