Le don de livres a récemment fait l’objet de plusieurs études, portant notamment sur les dons effectués en faveur des maisons religieuses, ou encore sur les dons et contre-dons autour desquels se sont structurés les réseaux de l’humanisme, puis la république européenne des lettres aux XVIIe et XVIIIe siècles. On connaît la théorie anthropologique, selon laquelle le don relève d’une logique symbolique articulant trois temps fondamentaux (donner, recevoir, rendre) et fondant une économie dans laquelle le contre-don attendu peut prendre différentes formes, et se révéler en définitive plus enrichissant que le don initial. Donner, c’est aussi une manière essentielle de se reconnaître comme semblables et de construire un lien sociétal qui n’a d’ailleurs pas toujours besoin d’être rendu explicite (autrement dit, l’évergétisme peut être publié, ou non).
Le cas de la destruction de la Bibliothèque de Strasbourg pendant le siège de la ville en août 1870, et de la création d’une nouvelle bibliothèque d’abord fondée sur un Appel aux dons constitue un exemple d’autant plus significatif du système du don, qu’il peut être remarquablement documenté à partir des archives de l’institution (aujourd’hui, la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg).
Rappelons les faits: le déclenchement de la guerre a été voulu par le chancelier Bismarck, mais considérablement facilité par les maladresses et par l’aveuglement de la diplomatie française. La guerre est un événement qui surprend par sa rapidité: début juillet, on est encore en pleine paix, la guerre est déclarée par la France le 19, le siège de Strasbourg commence exactement un mois plus tard (l19 août), et le bombardement détruit –notamment– la bibliothèque du Temple Neuf dans la nuit du 24 au 25. Encore une dizaine de jours, et ce sera la chute du Second Empire (4 septembre).
Il est inutile de revenir ici sur les richesses bibliographiques extraordinaires qui ont irrémédiablement disparu dans cette nouvelle nuit de la Saint-Barthélemy (10 000 incunables, 2500 manuscrits…). La fondation d’une nouvelle bibliothèque à Strasbourg est envisagée par le recteur alors que la ville est encore assiégée, mais elle sera d’abord le résultat d’une initiative privée, celle de Karl August Barack (1827-1900), philologue de formation, et bibliothécaire en charge de la superbe collection des princes de Fürstenberg à Donaueschingen.
Dès le 5 octobre, Barack propose en effet à ses collègues de Heidelberg, Karlsruhe, Fribourg et Tübingen de le rejoindre pour lancer un appel aux dons qui puisse servir à reconstituer une collection significative de livres dans la ville qui vient à peine de se rendre (27 septembre). Avec leur accord, il peut lancer un appel imprimé diffusé par la poste et par voie de presse (Aufruf zur Neubegründung einer Bibliothek in Straßburg [= Appel pour la refondation d’une bibliothèque à Strasbourg]). En définitive, l’Appel est signé d’un nombre sensiblement plus élevé de responsables de grandes bibliothèques (d’Ausgsbourg à Wolfenbüttel), mais aussi d’éditeurs ou de libraires.
La première chose qui frappe à la lecture du texte, c’est l’incertitude: on en est aux conjectures, dans une situation confuse, mais les «premières informations» données par des «personnalités officielles» (bei amtlichen Personen) laissent à penser que «tout, absolument tout» à la bibliothèque, a effectivement été détruit. Ces conjectures sont de quasi-certitudes, et la deuxième chose qui frappe, c’est le caractère allemand de l’Appel: «par toute l’Allemagne, cette perte est déplorée de la manière la plus profonde» (durch ganz Deutschland wird dieser Verlust auf’s Tiefste beklagt). Les lignes qui suivent répètent à plusieurs reprises les termes de «Allemand» et d'«Allemagne»: Strasbourg a joué historiquement un rôle privilégié s’agissant de l’«esprit allemand», de l’«art allemand» et de la «science allemande» (nous n’insistons pas ici sur le fait que le nationalisme au sens étroit du terme se donnera surtout à comprendre comme une déviation de l’analyse philologico-historique).
Suit une théorie de grandes figures convoquées comme des références, mais qui constituent de fait comme un panthéon de la «Strasbourg allemande» : «Gotfried [von Straßburg], Erwin [von Steinbach], Zwinger, Tauler…» sans oublier «Guttenberg» et un certain nombre d’autres jusqu’à Goethe.
Puis l’Appel concède: la gloire de l’ancienne bibliothèque, ses manuscrits et ses incunables, ne sera pas remplacée. Mais il est possible de constituer, en réunissant les forces, les fondements d’un nouveau «trésor intellectuel» (Geistesschatz), qui permette de rétablir à leur meilleur niveau «la science et la culture allemandes» dans une ville qui a été séparée de l’Allemagne depuis quelque deux siècles. Et les signataires de s’adresser
«A tous les Allemands, et notamment aux responsables ou propriétaires de bibliothèques, aux savants, aux auteurs, aux éditeurs, aux libraires d’ancien, aux universités, aux académies et autres sociétés savantes, et aux cercles scientifiques»,
pour les prier de contribuer à la reconstruction par des dons en livres ou en espèces. Note intéressante: on publiera périodiquement le bilan des dons, lesquels ne seront donc pas totalement gratuits.
Nous poursuivrons l’analyse de cet épisode réellement idéaltypique, en revenant sur la théorie du don, mais il est évident que la dimension «nationale» de l’Appel sera ressentie comme insuffisante dès lors que l’on veut que celui-ci prenne une dimension mondiale. Mais terminons aujourd’hui par une simple remarque: pourquoi la constitution d'une nouvelle bibliothèque publique à Strasbourg résulte-t-elle d'une initiative privée?
Il convient de rappeler que nous sommes encore, en septembre 1870, en pleine guerre, que Strasbourg est une ville française occupée (elle ne sera cédée à l’Allemagne que par le traité de Francfort), que l’Allemagne elle-même n’est pas encore unifiée (Barack lui-même est sujet du grand-duché de Bade), et qu’il n’existe donc aucune structure ou institution publique susceptible de prendre en charge l’opération. Barack a agi très vite, et son entreprise sera bien entendu rapidement intégrée dans les institutions nouvelles mises en place au niveau de l’Empire et du Reichsland d’Alsace-Lorraine.
Et, pour finir en revenant à l’économie du don, Barack, qui n’a évidemment pas ménagé sa peine ni économisé son temps, reçoit en retour bien plus qu’il n’avait donné, puisqu’il est nommé le premier directeur de la nouvelle Bibliothèque impériale installée d’abord au Palais Rohan, puis dans le nouveau bâtiment terminé en 1895 –et que nous ré-inaugurerons à l'automne 2014.
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