mardi 25 décembre 2012

Le "Voyage" de Lady Craven

La fin de l’Ancien Régime est marquée, en France comme dans un certain nombre d’autres pays du continent européen, par deux tendances importantes: d’une part, l’anglomanie, et par conséquent une certaine fascination pour les institutions et pour la société anglaises; d’autre part, le retour à l’antique, l’intérêt pour la Grèce ancienne, et par contrecoup pour l’empire ottoman. De ces deux tendances, le Voyage en Crimée et à Constantinople en 1786, de Lady Elisabeth Craven, donne une image fidèle.
Or, l’ouvrage présente plusieurs particularités remarquables du point de vue de l’histoire du livre. Rappelons, d’abord, que notre noble anglaise, née Berkeley en 1750, épouse Lord Craven en 1767, mais qu’elle s’en séparera une quinzaine d’années plus tard, pour entreprendre en 1786 un remarquable périple à travers l’Europe de son temps. Partie de Londres, la voici à Paris et à Tours, d'où elle gagne successivement Lyon, Marseille, Gênes et Florence, puis Venise, Vienne, Varsovie et Saint-Pétersbourg. Lady Craven descend alors vers le sud, pour gagner la Crimée via Moscou. Puis c'est la Mer Noire, et l'arrivée à Constantinople, où elle est reçue par le comte de Choiseul et d’où elle visite l’«Archipel» et Athènes. Elle rentrera en «Europe» par la Bulgarie, la Valachie («Buccorest»), la Transylvanie (Hermannstadt/ Sibiu) et à nouveau Vienne.
Le récit du voyage paraît en 1789, en anglais à Londres (Blackmer, n° 529). Cette même année, deux éditions françaises sont données concurremment à Paris, l’une chez Maradan (cf réf. infra), la seconde chez Durand Père et Fils. Cette dernière (rue Galande, Hôtel de Lesseville, n° 74) a fait l’objet d’une approbation par Mentelle, en date du 5 mai 1789, et d’un privilège du 13 mai, enregistré le 15. Le libraire est Pierre Étienne Germain Durand, dit Durand Père, lequel est signalé comme associé à son fils Pierre Noël au moins en 1788-1789, mais sera en faillite en décembre 1789 (Mellot / Quéval, 1478). Claude François Maradan (1762-1823) quant à lui est reçu libraire en décembre 1787, et il sera lui aussi en faillite, mais plus tard (novembre 1803). Il est «probablement apparenté au graveur parisien François Maradan» (Mellot / Quéval, n° 2588).
C’est l’édition Maradan, qui figure dans les notices du Journal des savants de juin-juillet 1789: une simple annonce dans la livraison de juin (p. 506), mais un long article critique, donné en juillet sous la plume d’Ameilhon –un nom d'ailleurs bien connu des historiens des bibliothèques (p. 532-540).
Le fait que cette édition soit celle analysée par le célèbre périodique nous fait penser qu’il s’agit bien de la première édition en français du Voyage de Lady Craven. Il est probable que l’édition est sortie, sous la fausse adresse de Londres et sans autorisation ni privilège, quelques semaines avant l'édition officielle, et donc sans doute en mai ou, au plus tard, en juin 1789. Maradan a pu bénéficier du fait que la traduction a été faite à Londres, si du moins la mention donnée au titre est véridique («Traduit de l’anglais par M. Guédon de Berchère, notaire à Londres»). 
Comme le rappelle Bernard Vouillot, «souvent éludée à la fin du XVIIIe siècle, la censure royale disparut dès 1789», et les mois de mai-juillet 1789 sont à Paris suffisamment riches en événements extraordinaires pour que la problématique du contrôle de la librairie passe quelque peu à l'arrière-plan des préoccupations du pouvoir... L’adresse fictive de Londres constitue d'ailleurs un autre indicateur intéressant, étudié notamment par C.-J. Mitchell (cf réf. infra). L’auteur explique en effet que l’indication de la rubrique «Londres» signifierait d’abord
qu’un ouvrage avait été publié auparavant à Londres [ou], plus généralement, (…) qu’[il] avait été auparavant publié en anglais. Des phrases comme «traduit de l’anglais» apparaissent dans les titres de douzaines d’ouvrages, mais on n’y retrouve que dix-huit auteurs britanniques sur 292 publiés à l’adresse « Londres » et figurant dans les catalogues de la British Library (p. 160).
Un des effets de l'anglomanie ambiante, et exploité comme tel par les libraires.
Mitchell souligne aussi que le nombre de ces adresses double en 1788 et 1789 par rapport à 1787, pour retomber ensuite presque complètement: «En étudiant les rubriques « Londres », nous étudions encore un autre des usages de l’Ancien Régime qui fut balayé par la Révolution» (p. 161). Enfin, il indique que Maradan figure précisément parmi les professionnels ayant le plus utilisé cette rubrique (à six reprises en quelques années, cf p. 163). Cette problématique de l'adresse comme élément de la publicité (au sens moderne du terme)  a été reprise par Jean-Dominique Mellot dans un article de la Revue française d’histoire du livre daté de 1998 (t. II, p. 33-68).
Dans le cas du Voyage de Lady Craven, nous sommes à la fois devant le transfert d'un texte primitivement donné en anglais et ensuite en français, et devant une technique publicitaire alors couramment utilisée par la librairie parisienne. On notera au passage le fait que l'édition Durand n'est, quant à elle, pas publiée sous la fausse rubrique de Londres.
Nous nous bornerons aujourd’hui à ce petit problème de bibliographie que posent le Voyage de Lady Craven et sa traduction, dont la première édition française serait donc celle de Maradan. Mais il y aurait encore beaucoup à dire sur le déroulement même du voyage, sur l’histoire du genre (une anglaise en voyage, qui plus est une anglaise divorcée, mais future margravine de Bayreuth-Ansbach), sur la découverte de l’autre (avec chez la noble Lady une forme de curiosité proto-anthropologique), voire sur la problématique des transferts culturels, de la traduction, des modes et des clichés (la représentation des Anglais à l’étranger, et celle des étrangers sous la plume de la voyageuse anglaise…).

Craven, Lady Elisabeth Berkeley, margravine d’Ansbach-Bayreuth, Voyage en Crimée et à Constantinople, en 1786, par Miladi Craven. Traduit de l’anglais par M. Guédon de Berchère, notaire à Londres. Enrichi de plusieurs cartes et gravures, À Londres, et se trouve à Paris, chez Maradan, Libraire, rue Saint-André-des-Arcs, Hôtel de Château-Vieux, 1789, [6-]443-[5]p., 1 carte et 6 pl. dépl., 8°(les 5 pages non chiffrées in fine proposent un extrait du catalogue du libraire).
C.-J. Mitchell, «La fausse rubrique «Londres» durant la Révolution française», dans Livre et Révolution. Colloque organisé par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (C.N.R.S.). Paris, Bibliothèque nationale, 20-22 mai 1987, dir. Frédéric Barbier, Claude Jolly, Sabine Juratic, Paris, Aux amateurs de livres, 1989, p. 157-164

3 commentaires:

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  2. Maradan est loin d'être celui qui a le plus souvent utilisé la rubrique "Londres":il fut dépassé par Cazin et surtout Buisson.

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    1. Oui, c'est ce que dit aussi notre collègue de Melbourne.
      Bonne fin d'année à vous!
      FB

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