vendredi 24 août 2012

La Guerre de Trente ans et l'histoire du livre

La tradition d’une historiographie trop étroitement nationale a une certaine tendance à faire négliger, en France, la question de la Guerre de Trente ans, laquelle constitue pourtant un des épisodes majeurs de l’histoire de l’Europe moderne. Au passage, le fait attire une fois de plus notre attention sur le danger présenté par des étiquettes que leur simple énonciation fait apparaître comme «naturelles», c’est-à-dire comme «normales». Notre tradition met l’accent sur les «guerres de Religion», qui prennent fin dans les dernières années du XVIe siècle, et elle considère la Guerre de Trente ans comme sorte de manifestation extérieure d’une politique conduite par des cardinaux ministres avant tout attentifs à assurer le pouvoir royal.
Au Château de Prague, "la" fenêtre de 1618
La réalité est bien différente, et la crise religieuse ouverte par le déclenchement de la Réforme protestante beaucoup plus ancienne et beaucoup plus complexe. L’historiographie de la Bohème est là pour nous rappeler que Jan Hus (vers 1370-1415) est considéré par les chercheurs tchèques comme l’un des initiateurs du protestantisme. Au XVIe siècle, les luttes (politiques) entre les princes allemands et l’empereur recouvrent aussi des oppositions religieuses, de même que la «Guerre de quatre-vingts ans» déclenchée par Guillaume le Taciturne aux Pays-Bas en 1568. Dans cet ensemble, la Guerre de Trente ans à proprement parler, ouverte par la seconde défenestration de Prague et qui se referme avec les traités de Westphalie (1648), marque le moment paroxystique, mais elle ne constitue certes pas un phénomène isolé.
Nous pourrions considérer ici le rôle de la guerre dans le développement d’une «publicistique» très moderne, appuyée, comme celle de Luther, sur les petites pièces et sur la propagande imprimée, puis, nouveauté, sur les périodiques (la Gazette!). Pourtant, l’historien du livre est aussi frappé par un phénomène original, que l’on observe certes antérieurement mais qui semble prendre alors une dimension nouvelle: il s’agit du déplacement de bibliothèques entières, que les vainqueurs s’approprient. Nous savons que la bibliothèque de Charles V était passée, au XVe siècle, dans les mains du comte de Bedford, tandis que l’intervention des Français en Italie s’accompagne du transfert de collections majeures, comme celle des rois de Naples.
Mais la crise religieuse semble donner au phénomène une dimension encore plus accentuée. Après la défenestration de Prague (1618), les États de Bohème et de Moravie offrent la couronne royale à l’électeur Frédéric V de Palatinat, calviniste, et gendre de Jacques Ier d’Angleterre. La défaite de la Montagne Blanche (8 nov. 1620) met brutalement un terme à la révolte, et ouvre une période de reprise en main, appuyée sur le transfert des richesses (les grandes familles tchèques sont remplacées par des fidèles de l’empereur) et sur l’essor systématique de la Contre-Réforme, le catholicisme étant défini comme religion d’État. Éphémère «roi d’un hiver», l’électeur palatin se réfugie à La Haye. La guerre, pourtant, va se poursuivre, et même s’étendre, par suite de l’intervention des puissances étrangères, le Danemark d’abord, bientôt la Suède, sans oublier la France.
La seconde défenestration de Prague, 1618
À Heidelberg, la Bibliotheca Palatina est alors l’une des plus riches d’Europe. Lorsque le comte Tilly s’empare de la ville, le 16 septembre 1622, la bibliothèque fait partie du butin des vainqueurs –l’empereur, le pape et Maximilien Ier de Bavière. On sait que le pape dépêche à Heidelberg son bibliothécaire Leone Allacci, et que la Palatina sera pour finir transférée à Rome, où elle intègre les collections pontificales. L’entrée en guerre de la Suède est marquée par de nouveaux transferts. Les souverains veulent aussi enrichir la bibliothèque royale de Stockholm, et ils s’emparent d’une partie de grandes collections d’Allemagne, et surtout des pays baltes et de Bohême-Moravie (Olmütz, Nikolsburg (avec les livres d’András Dudith), Krumau, Brünn, Prague, etc.). L’occupation de Munich par les Suédois, en 1632, entraînera encore le transfert à Gotha d’un certain nombre de volumes de la bibliothèque de Bavière, l'une des principales du temps.
Encore en 1648, alors que les négociations vont aboutir à Osnabrück, les Suédois s'emparent du château de Prague et de la ville de Malá Strana, et expédient à Stockholm une énorme quantité d'objets précieux correspondant surtout à l'essentiel des collections de Rodolphe II. La reine elle-même manifeste son intérêt pressant:
«Je vous prie [d'] envoyer pour mon compte la bibliothèque et les raretés qui se trouvent à Prague. Vous savez que ces objets sont les seuls auxquels je porte un grand intérêt.» Parmi ces trésors figure le célèbre Codex Argenteus, manuscrit copié à Ravenne, peut-être pour Théodoric, et donnant une partie de la Bible gothique d'Ulfila.
La Bible d'Ulfila, bibl. de l'Université d'Uppsala
Ces acquisitions permettent aux bibliothèques du nord (au premier chef Copenhague et Stockholm) de s’imposer parmi les plus riches de l’Europe moderne. Elles se poursuivent lorsque la richissime bibliothèque des Prémontrés de Strahov, aux portes de Prague, se trouve à son tour ponctionnée de quelques dix-neuf caisses de livres, expédiées par un régiment finnois au service de la Suède à l’Academia Aboensis de Turku –ces volumes seront malheureusement détruits à la suite de l’incendie de la bibliothèque au début du XIXe siècle. Rappelons d’ailleurs qu’une partie des fonds suédois rejoindra en définitive la Vaticane, lorsque le pape Alexandre VIII réussira, en 1689, à acquérir une grande partie de la bibliothèque de la reine Christine.
Il reste à s’interroger sur les causes de cet intérêt qui fait considérer les collections de livres en tant que telles comme partie du butin de guerre. Entre le modèle des princes humanistes italiens et celui des souverains absolutistes de l’Europe moderne, la bibliothèque est désormais en charge d’un nouveau statut politique: elle témoigne de la richesse de son propriétaire, de sa distinction en tant que «prince des lettres et des muses», et de son attention à appuyer sur la tradition écrite la modernisation de ses États, le cas échéant dans le cadre d’une université. L’hypothèse qui fait de la bibliothèque un objet politique, en articulant plus systématiquement sa constitution et son enrichissement avec la gloire du prince et avec la rationalité de l’action publique, demanderait pourtant à être vérifiée, et précisée.

2 commentaires:

  1. Merci de cet article très riche. Permettez-moi cependant de faire une petite correction. Vous dites que « Ces acquisitions permettent aux bibliothèques du nord (au premier chef Copenhague et Stockholm) de s’imposer parmi les plus riches de l’Europe moderne. », mais les richesses de la Bibliothèque Royale à Copenhague ne s’expliquent aucunement par les bibliothèques ramenées comme butin de guerre par les Suédois pendant la guerre de trente ans. Bien au contraire, plusieurs bibliotèques privées danoises ont été acquises elles aussi par les Suédois comme butin de guerre au 17ème siècle (cf. Lauritz Nielsen, Danske privatbiblioteker gennem tiderne, I, Gyldendal , 1946, pp. 65-66).
    Les richesses de la Bibliothèque Royale du Danemark s’expliquent plutôt par les collectionneurs privés du 17ème et du 18ème siecles qui ont légués leur bibliothèques à la Bibliothèque du roi et a l’acuisition de la Bibliothèque ducale de Gottorp comme butin de guerre au 18ème siècle.
    Le livre classique sur le butin de guerre littéraire acquis par les Suédois au 17ème siècle est le livre d’Otto Walde: Storhetstidens litterära krigsbyten, I-II, 1916–20.
    L'on trouvera une déscription brève en français de l’histoire de la Bibliothèque Royale du Danemark dans la Notice historique d’Abrahams à sa Description des manuscrits français du moyen âge de la Bibliothèque Royale de Copenhague (1844): http://www.kb.dk/permalink/2006/manus/714/eng/III/ - et une description en détail de l’histoire de la Bibliothèque Royale dans le livre de Harald Ilsøe, Det kongelige Bibliotek i støbeskeen: studier og samlinger til bestandens historie indtil ca. 1780, I-II, , 1999 (en danois mais avec un resumé en anglais).
    Anders Toftgaard
    Bibliothèque Royale du Danemark

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, cher Monsieur, de ces précisions importantes. J'avais, il y a quelques années, visité votre Bibliothèque, et l'un de mes rêves est depuis lors d'y retourner un peu plus longuement et tranquillement.
      FB

      Supprimer