dimanche 5 août 2012

À la campagne: en relisant Pierre Benoit

À la campagne, l'été, nous reprenons la lecture de certains auteurs plus ou moins passés de mode, mais qui figuraient en bonne place dans le panthéon des bibliothèques d’il y a une cinquantaine d’années, et que l'on retrouve donc logiquement dans les collections de cette époque. La sortie récente d’une biographie de Pierre Benoit, même moins bonne qu’espéré, donne en outre l’occasion de reprendre un dossier intéressant l’historien du livre.
Voici un jeune homme sans fortune monté à Paris, selon les meilleurs clichés du temps, pour s’essayer à conquérir la gloire par l’écriture, et d’abord par la poésie –Pierre Benoit publie son premier livre, le recueil de poèmes de Diadumène, en 1914. Emporté, comme toute sa génération, dans la Grande Guerre, il est réformé pour raisons de santé au début de 1916. Il rentre alors à Paris, où il retrouve le poste qui lui «assurait la matérielle» au ministère de l’Instruction publique. Mais sa vie est dans l’écriture, et il commence, en pleine guerre, à écrire un roman… sur cette Allemagne qui va disparaître: l’Allemagne des petites principautés, en l’occurrence l’imaginaire grand-duché de Lautenbourg-Detmold.
Ce roman sera Koenigsmark.
Bornons-nous au domaine de l'histoire du livre, et laissons le contenu textuel de côté. Il faut d'abord, selon le système inventé au XIXe siècle, lancer le livre en le faisant paraître sous forme de feuilleton dans un périodique: Bolo Pacha accepte de le publier dans son Journal, quand il est arrêté, accusé d’espionnage et fusillé à Vincennes... La Baïonette [sic] et les éditions Fasquelle refusent de prendre le manuscrit, de même que plusieurs autres maisons. Pierre Benoit se tourne alors vers Francis Carco: la lecture du texte emporte son adhésion, et il obtient d’Alfred Vallette une publication sur trois livraisons du Mercure de France (de décembre 1917 à février 1918).
La deuxième étape consiste à publie le roman sous forme de livre. Disciple de Barrès, André Suarès fait passer Koenigsmark chez Émile-Paul: cette librairie fréquentée par la clientèle très choisie du Faubourg-Saint-Honoré et appartenant à Robert Émile-Paul développe progressivement une activité éditoriale surtout orientée vers le roman. Koenigsmark sort… le jour de l’armistice de 1918 et, malgré l’incongruité de la date, le succès est immédiat. L’auteur s’emploie à l'exploiter:
Quelle journée! Je la passai à déposer mon livre chez les membres de l’Académie Goncourt (…), les frères Rosny, Léon Daudet, Paul Margueritte, Élémir Bourges, Lucien Descaves, Gustave Geffroy, Henry Céard, Léon Hennique. (…) Je n’avais pas d’argent pour prendre un taxi, et ils habitaient tous dans des arrondissements différents! À partir de ce moment-là, les Français allaient tout de même reprendre le droit de se nourrir d’autre chose que de littérature héroïque. Ils ne s’en privèrent point. Et la chance de Koenigsmark a été de profiter de ces circonstances…
On sait que Koenigsmark ne recevra pas le Goncourt de 1918, mais de nouvelles perspectives se sont bel et bien ouvertes pour le jeune auteur. En effet, Albin Michel découvre le texte dans le Mercure, et demande à rencontrer Pierre Benoit, auquel il propose de publier son texte. Comme l’auteur est déjà sous contrat, il le fait signer pour son second roman, non encore écrit –ce sera L'Atlantide, qui sortira en avril 1919 et lui verse une mensualité de 400f. C’est le début d’une amitié qui se poursuivra, entre l’éditeur, ses enfants et l’auteur, jusqu’à la disparition de ce dernier. Émile-Paul donnera de nouvelles éditions de Koenigsmark en 1923, puis en 1926 et en 1931. La première édition à l’adresse d’Albin Michel date de 1929.
En définitive, peu de textes ont, comme Koenigsmark, une destinée aussi étroitement liée à la conjoncture générale de leur temps. Du point de vue du texte, d’abord: pour Pierre Benoit, la Première Guerre mondiale ferme tragiquement une époque, quand le sujet de son roman, et le choix même de concevoir une «histoire à raconter», renvoient à la tradition romanesque d'un passé désormais révolu. Du point de vue de l’histoire du livre, ensuite: le succès de Koenigsmark reflète un modèle de réussite, celle d’Albin Michel, dans lequel l’éditeur se lance par la publicité, tout en se fiant à son «flair» pour repérer les textes et les auteurs strictement inconnus, mais qui correspondront au goût de son public –une articulation qui n’exclut nullement l’attention donnée à la qualité d’écriture. Par ailleurs, les prix littéraires ont déjà acquis une fonction stratégique dans l’économie de l’édition.
Et, pour finir, Kœnigsmark (qui a aussi été adapté au cinéma) inaugurera, en France, la nouvelle collection du nouveau modèle éditorial représenté par le «Livre de poche». Le roman ouvre en effet la collection du «Livre de poche », dont il porte le n° 1, sorti le 9 février 1953. Il y aurait encore bien des choses à dire sur le rôle de l’Académie, sur la vie littéraire parisienne de l’entre-deux-guerres, et surtout sur le statut de l’auteur auquel son succès même interdira paradoxalement une reconnaissance définitive…, avant que de rouvrir le volume, et de se plonger dans les méandres d’une intrigue toujours captivante.

Gérard de Cortanze, Pierre Benoit, le romancier paradoxal, Paris, Albin Michel, 2012.

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