mardi 15 mai 2012

Dürer et l'histoire du livre

Nous évoquions dans un billet déjà ancien la signification du célèbre dicton «Les paroles s’envolent, mais les écrits restent» (Verba volant, scripta manent).
L’Évangile de Luc éclaire ce thème, au chapitre II, versets 46 et 47: le Christ a douze ans, et il est venu parmi les docteurs du Temple, «les écoutant et les interrogeant. Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses». Le thème a largement été exploité par les artistes, peintres, dessinateurs et graveurs, et notamment par Dürer, qui aurait peint, en 1506, un tableau (huile sur toile) représentant la scène. Plusieurs études préliminaires ont été réalisées par l’artiste.
Ce n’est  pas ici le lieu de discuter de l’attribution à Dürer, attribution remise en cause par Thomas Schauerte de manière qui semble convaincante, notamment à la suite de l’exposition de l’Albertina de Vienne en 2003. Les esquisses seraient effectivement de Dürer, mais pas le tableau, aujourd’hui exposé à la fondation Thyssen-Bornemisza de Madrid: il s’agirait d’un tableau «à la manière de Dürer», mais datant en réalité du début du XVIIe siècle.
Le profane ne peut qu’être frappé, par exemple, par le fait que les figures sont coupées, tandis que l’historien du livre considérera que les volumes représentés par le peintre (notamment les reliures) évoquent une date plus tardive que les premières années du XVIe siècle. L’adresse figurant au premier plan («1506 A.D.») serait donc fausse. D'autres auteurs, dont Erwin Panofsky, insistent sur le caractère circulaire de la composition: au centre, les quatre mains des deux principaux protagonistes (le Christ et l'un des vieillards), tandis que les têtes des docteurs forment un deuxième cercle.
 Mais nous ne traitons pas ici d’histoire de l’art. Le tableau intéresse l’historien du livre et de l’écrit par ce qu’il dit –et par ce qu’il ne dit pas.
Ce qu’il dit: les docteurs, des hommes âgés, aux physionomies appuyées, sont enfoncés dans leurs certitudes, leurs références sont celles du passé –de la Loi, de l’écrit, ou mieux, de l’imprimé–, et il refusent l’innovation que symbolise la figure du jeune homme au centre de la composition. Leur petit groupe semble comme disloqué par la présence du Christ, ils regardent dans des directions divergentes, et sont  absorbés chacun par la suite d’un raisonnement silencieux.
Et ce que le tableau (de Dürer?) ne dit pas, mais met en scène: les docteurs sont les tenants de l’écrit, du mot prisonnier, face au verbe, au mot libéré qui sera celui du Christ jeune homme. L'enfermement des docteurs dans des textes clos est symboliquement mis en scène à travers la présence du livre, fermé ou entrouvert, voire montré (au premier plan) à titre démonstratif. Ajoutons que, probablement, le texte auquel les docteurs se réfèrent est en latin, quand le Christ s'exprime dans le langage de tous les jours, le vernaculaire. Même s’il ne l’a pas projeté, le peintre l’a représenté: l’observation étroite du mot imprimé tue, quand la parole inspirée et innovante vivifie.

1 commentaire:

  1. Il y a quelque chose de dérangeant dans ce tableau. L'ancienne Loi n'est jamais représentée sous forme de codex, mais sous forme de volumen. On lit par exemple dans l'évangile de Luc : Il [Jésus] se leva pour faire la lecture. On lui donna le livre du prophète Isaïe, et en le déroulant, il trouva le passage. Luc 4:17. C'est vrai pour le tableau de Da Rimini au Louvre (Guides MAF Voyages en France).

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