Nous avons évoqué il y a peu le «tournant» des années 1760, et le processus général d'ouverture qui se manifeste dans la «librairie» des dernières décennies d’Ancien Régime. Même si le public reste nécessairement toujours minoritaire, les processus d'acculturation et d'appropriation font masse: l'équilibre atteint par une certain système (ici, celui des Lumières) contient en lui-même la logique de son propre dépassement et à terme de sa destruction, selon le schéma hégélien de l’Aufhebung. Le livre ne fait pas la Révolution, mais il la rend possible, surtout dans une structure aussi centralisée que celle de la France...
L’intellectuel grec Adamanthos Coraÿs vient de soutenir sa thèse de médecine à Montpellier et est invité par d’Ansse de Villoison à Paris. Il écrit, le 15 janvier 1788:
Paris est en réalité considéré aujourd’hui comme une nouvelle Athènes en Europe (…). Attendez-vous à de grands événements, à des événements extraordinaires. Quoi qu’il arrive, il paraît impossible à ma faible intelligence qu’il n’y ait pas bientôt quelque révolution comme on n’en a jamais vu…
Coraÿs est particulièrement frappé par le rôle de l’information:
Représentez-vous à l’esprit une ville plus grande que Constantinople, renfermant 800.000 habitants, une multitude d’académies diverses, une foule de bibliothèques publiques, toutes les sciences et tous les arts dans la perfection, une foule d’homme savants répandus par toute la ville, sur les places publiques, dans les marchés, dans les cafés où l’on trouve toutes les nouvelles politiques et littéraires, des journaux en allemand, en anglais, en français, en un mot, dans toutes les langues (…). Ajoutez à cela une foule de piétons, une autre foule portée dans des voitures et courant de tous côtés (…), telle est la ville de Paris!… (15 septembre 1788).
Or, les principes révolutionnaires ont un rôle essentiel sur le plan économique, en ce qu'ils constituent a priori un public de masse pour l'imprimé. Dès lors que tout un chacun est citoyen et qu’il peut voter, il doit pouvoir s'informer librement: il faut que l'alphabétisation soit générale et la librairie libérée, comme l’établit la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le marché de masse de l'information existe ainsi dans la théorie politique avant que d'exister dans les faits –il ne s'imposera pour ainsi dire définitivement qu'avec la loi de 1881.
Mais si, en France c'est la Révolution politique qui constitue le facteur décisif, ce rôle est, dans nombre d'autres pays, tenu par le processus de construction nationale. L’Allemagne illustre cette problématique.
Dans un système où les solidarités culturelles sont largement antérieures aux solidarités politiques, la place centrale est prise, face à un émiettement politique largement rétabli par les traités de 1815, par une «librairie allemande» (der deutsche Buchhandel) que le libraire hambourgeois Friedrich Christoph Perthes (lui-même de tendances libérales) pose, sur un plan presque philosophique, comme la « condition d'existence» (Bedingung des Daseins) d'une «littérature allemande», donc pratiquement d'une culture nationale (1816: cf. cliché supra). Les choix conservateurs de la plupart des princes et la vacuité des structures fédérales mises en place font rapidement revenir sur les possibilités d'ouverture politique et de libéralisation: les universités sont sous surveillance, et la censure préventive de la presse rétablie, ainsi que le principe absolutiste en général. Désormais, c'est la construction nationale comme principe de solidarité qui passe au premier plan.
L'analyse de la révolution politique «occidentale» permet ainsi de distinguer différents modèles interférant les uns avec les autres, mais l’opposition majeure apparaît selon que l'on privilégie la dimension politique universelle (l'idée de participation politique, et le modèle français), ou l'idée de la collectivité nationale, sa logique «naturelle» (la nation est donnée a priori) et sa grande puissance d'intégration. Mais, dans les deux cas, l'imprimé et les médias sont au centre du dispositif. Dans un second temps seulement, l'intégration de marchés plus vastes rend possible (ne serait-ce que financièrement) la révolution industrielle proprement dite dans le domaine de ce que l’on désignera bientôt comme celui des «industries polygraphiques».
Bonjour M. barbier,
RépondreSupprimerJe voudrais savoir dans quelle logique sommes nous aujourd'hui, en Europe?
je n'ai surement pas assez de recul.
Je peine à trouver un sens autre qu'économique et financier, aux developpements des structures, librairies, bibliothèques, médiathèques), qui gérent le livre et les médias. Puisque même les bibliothèques sont soumises à des budgets et des problématiques de rentabilité (par exemple, personnels réduits et multicompétents) et que publier en masse revient cher quand même, trouver un éditeur, qui veuille publier sans être sûr de trouver au bout un certain nombre de ventes assurées, est de plus en plus difficile.
le prix de liberté et de l'indépendance, n'en parlons même pas.
Vers quoi allons nous? La numérisation en masse est très couteuse et ne sera pas possible dans toutes les structures. Le nombre de publications nouvelles, anciennes rend le choix forcément difficile, voir volontairement partial pour avoir une littérature qui ne dérange pas, ou qui en extraits, laisse à penser autre chose et dénature un message, peut dénaturer, (soyons précis).
L'objet livre perd de plus en plus de sa séduction auprès des jeunes, au profit de la technologie électronique, ce que je comprends, tellement c'est agréable de se sentir tout puissant en face d'un savoir quasi, semble-t-il, illimité.
De plus l'écart intellectuel qui se creuse, avec tout le respect que je dois à mes congénères, est presque inéluctable tant les processus de paupérisation et d'illétrisme ( dans le sens de privé de lettres et de littérature),sont en marche.
En lisant votre article, j'ai la sensation, que sur le fond, le révolution reste à faire et d'urgence pour remettre à sa juste place, l'ouverture aux lettres pour tous et quelque soient les conditions de ressources, les revendications et appartenances politiques, juste pour clouer le bec des marchés financiers dont la logique de bulldozers nous aplatit mieux qu'une presse à percussion du 19ème.
merci de votre réponse.
Sandrine.
Je n'avais pas vu votre commentaire, et je ne saurais évidemment pas répondre à vos questions, qui demanderaient une discussion bien plus approfondie.
RépondreSupprimerMais il me semble (en tant qu'historien) qu'un des résultats de l'invention de l'imprimerie réside déjà dans la montée en puissance des impératifs d'ordre économique et financier. Dès la fin du XVe siècle, la concentration est à l'œuvre, et le rôle des grands libraires capitalistes devient de plus en plus important (on pose aussi la question de la liberté des auteurs).
D'autre part, tous les processus de translittération se sont toujours accompagnés au cours de l'histoire de pertes parfois massives. Par exemple, on n'a jamais imprimé tout ce qui était manuscrit, mais on a imprimé ce dont on pensait avoir besoin, puis progressivement de nouveaux textes pour le nouveau média. Je pense que les phénomènes auxquels nous assistons répondent à ce schéma.
Le problème de la révolution actuelle des nouveaux médias est lié au précédent, mais il s'agit quand même fondamentalement, à mon avis, d'un autre sujet, dont nous pourrions discuter un jour. Il se passe en effet aujourd'hui des choses nouvelles, sur lesquelles l'expérience (la connaissance du passé) donne des éléments de comparaison et de compréhension.
Merci Monsieur Barbier de votre réponse éclairante.
RépondreSupprimerSandrine.