Les indicateurs concordent, qui, en France comme dans nombre de pays étrangers, témoignent de l'entrée de la «librairie» dans une conjoncture progressivement nouvelle, surtout à partir des années 1760. Nous nous bornons-nous ici à trois points particulièrement importants, qui touchent le petit monde du livre, et d’abord en France:
1) La production imprimée s’accroît, tandis que les libraires provinciaux se lancent dans l'édition d'ouvrages plus ambitieux (histoire régionale, manuels scolaires…), ou de titres de récréation (romans). Face à la poussée du marché, les Parisiens perdent de fait leur traditionnelle exclusivité, avant que les arrêts de 1777 n’entérinent le nouveau rapport de forces. Dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, la «librairie» fait figure de secteur en développement, et attire nombre de nouveaux venus à la recherche d’un établissement.
2) L'extension des circuits de diffusion, par le biais notamment des colporteurs et revendeurs de toutes sortes, témoigne d'un autre lien entre le plus grand nombre et la chose imprimée. L'auteur de la Bastille dévoilée souligne, en 1789:
Je ne sais pas si tout le monde sent comme moi la reconnaissance que nous devons à cette espèce de gens [les colporteurs]: ce sont eux qui, au péril de leur fortune, de leur liberté et quelquefois de leur vie, ont beaucoup contribué à nous faire arriver au point où nous nous trouvons. Il ne suffisait pas que des écrivains composassent des livres, il fallait encore les faire imprimer, les faire colporter, les faire arriver jusqu'à nous à travers une infinité d'espace, à travers une armée d'espions et délateurs…
D'autres indicateurs décrivent les nouvelles pratiques de lecture et d'appropriation qui sont le moteur et le résultat du changement: ainsi des formats et de «mise en livre», ainsi que des contenus. Le rapport du plus grand nombre à la chose imprimée change en profondeur, comme l’explique Sébastien Mercier:
On lit certainement dix fois plus à Paris qu'on ne lisait il y a cent ans, si l'on considère cette multitude de petits libraires semés dans tous les lieux qui, retranchés dans des échoppes au coin des rues et quelquefois en plein vent, revendent des livres vieux ou des brochures nouvelles qui se succèdent sans interruption. [Les clients] restent comme aimantés autour du comptoir ; ils incommodent le marchand qui, pour les faire tenir debout, a ôté tous ses sièges; mais ils n'en restent pas moins des heures entières appuyés sur des livres, occupés à parcourir des brochures et à prononcer d'avance sur leur mérite et leur destinée…
3) Car il ne faut pas s’en tenir au discours des professionnels, qui tend au misérabilisme. En 1763, l’inspecteur Bourgelat explique que l’imprimerie à Lyon est tombée «dans une espèce de léthargie» et la librairie dans «une sorte d’avilissement». Bien au contraire: la réorientation de la production imprimée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle est concomitante d'un changement de statut de l'objet, en même temps que d'une réorganisation de sa géographie et de son administration.
La convergence des indicateurs met en évidence l’importance de la rupture des années 1760-1789, rupture qui touche des espaces parfois très éloignés (et encore, nous ne parlons pas des Treize colonies américaines).
Ainsi des Lumières polonaises, qui fleurissent alors même que la Pologne va cesser d'exister en tant qu'État; de même, ce sont les progrès de la librairie autrichienne à l'époque de Marie-Thérèse et de Joseph II; de même encore, les efforts russes pour s'intégrer au modèle occidental par l'intermédiaire de libraires d'abord hollandais, puis français et allemands.
La conjoncture anglaise suit une courbe analogue, tandis que la librairie scandinave connaît une croissance rapide et que le livre pénètre progressivement plus les principautés danubiennes (Valachie et Moldavie), voire, par le biais de la diaspora négociante, la Grèce ottomane. En Allemagne, le décollage de la production et la montée de l'édition en langue vulgaire culminent avec les réformes de Philipp Erasmus Reich, et avec l'organisation de la diffusion à l'entour de Leipzig et de ses foires: c’est l’émergence d’un marché moderne de l’imprimé.
Il y a bien en définitive, au tournant des années 1760, ouverture vers un autre système, engageant un processus qui se prolongera pratiquement jusqu'au début du XXe siècle, sinon jusqu'à nos jours. Il paraît logique que cette époque, qui ouvre la deuxième révolution du livre, soit aussi celle des premières recherches techniques importantes apportées à l’invention de Gutenberg, et qui concerneront d’abord le papier. Mais bientôt, la révolution politique imposera un tout autre tempo et de tout autres modèles...
Bibliographie: à propos des mentalités à la fin de l'Ancien Régime.
Daniel Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, nelle. éd., Lyon, 1989.
Michel Vovelle, «Le tournant des mentalités en France, 1750-1789», dans Social history, 5, 1977, p. 605-630.
(Cliché: publiée à Pest chez Trattner, en français, La Bergère des Alpes, d'après Marmontel. Nous sommes alors en 1811, et l'ouvrage vient de la bibliothèque du collège des Piaristes).
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