dimanche 17 juillet 2011

Hernani, ou anatomie d'un titre

Une toute récente acquisition nous fait revenir sur ce véritable monument de l’histoire littéraire française qu’est Hernani. Pour l’historien du livre, sa signification se déploie au moins sur quatre plans.
1) D’abord, bien sûr, le plan de l’histoire littéraire, avec la théorisation du romantisme. La «Préface» de Cromwell (1827) avait exposé les idées du jeune Victor Hugo sur le drame et sur l'histoire littéraire: à l'âge du lyrisme correspond la Genèse, à l'épopée, Homère, au drame, Shakespeare. Le propre du drame, genre moderne par excellence, c'est précisément le mélange des genres, les contrastes, l'image reproduite de la nature humaine, le «grotesque» et un vers nouveau, qui réussir à faire appel à toutes les ressources de la prose.
Mais il reste à porter la jeune école sur la scène: et, ici, l’histoire littéraire rejoint l’histoire politique de la fin de la Restauration, comme l’éclaire la chronologie des faits.
2) Marion de Lorme avait été reçue sans vote par la Comédie française, avant d’être interdite par la censure (1re août 1829). Hugo se refuse à apporter des corrections, y compris après avoir été reçu par le roi et alors que les «ultras» reviennent au pouvoir, sous le ministère Polignac. Le triplement de la pension annuelle (de 2000 à 6000 francs) de l’auteur ne change pas sa détermination: il faut passer en force, et imposer la liberté –liberté d’écrire, et liberté de vivre en écrivant.
Le sujet d’Hernani est inspiré par l’Espagne, où le jeune Victor était venu en 1811: la rédaction en commence le 29 août, et la pièce est achevée dès le 24 septembre 1829. Le 30, Hernani est lu en privé. Même si l’accueil est relativement réservé, la pièce est reçue par acclamation le 5 octobre au Français (alors dirigé par le célèbre baron Taylor), avant d’être acceptée par la censure le 25 –quelques modifications mineures sont apportées au texte.
Mais les répétitions se font dans une ambiance de cabale. Hugo fait appel, pour soutenir son texte, aux jeunes gens des écoles, qui assureront sa «claque». On s’attendait à l’affrontement entre les «classiques» et la jeunesse attachée à la «liberté» de l’art. La première, au Théâtre français le 25 février 1830, a fait date dans la mémoire collective: c’est la «bataille d’Hernani».
La «Préface» de l’auteur prône l'avènement du libéralisme en littérature, et articule très directement la liberté dans l’art et la liberté en politique, c’est-à-dire «dans la société»:
Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est la sa définition réelle si on ne l'envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature. (…) Bientôt, car l'œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques, (…) la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Les Ultras de tout genre, classiques ou monarchique, auront beau se prêter secours pour refaire l'Ancien Régime de toutes pièces, société et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera croûler tout ce qu'ils auront échafaudé (…). À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à la monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre et personnelle et nationale, cette France actuelle, cette France du XIXe siècle à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance (…). Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : Tolérance et Liberté…
Le moment est exceptionnel: Notre-Dame de Paris sort le 16 mars et, quelques semaines plus tard, la Révolution de juillet (dont on rappellera qu’elle trouve son origine dans les ordonnances sur la presse périodique) semble apporter comme une confirmation et une consécration à la nouvelle école.
3) Hernani nous informe aussi sur le statut de l’auteur, en une période charnière, et sur ses rapports avec son libraire. Hugo, qui se défie de ses capacités en matière financière, demande en effet à son ami Paul Lacroix (le célèbre «bibliophile Jacob») s’il n’accepterait pas de se charger de ses intérêts dans les négociations avec les professionnels:
Je suis assailli de libraires. (…) Tout le monde me conseille de ne pas traiter moi-même, vu ma faiblesse et ma facilité en affaires d’argent. On m’engage à choisir un ami pour débattre avec les libraires. Cela vous ennuierait-il bien fort, cher ami, de me rendre ce service? En auriez-vous le temps? (lettre à Paul Lacroix, 27 février 1830, minuit).
Peu après la première, il vend son manuscrit à l’éditeur Mame et Delaunay-Vallée, et le texte est publié le 9 mars, au tirage considérable de 5000 exemplaires (la correction d’une coquille permet de distinguer un premier et un deuxième tirage). Tous les exemplaires doivent porter la signature de l’éditeur, mais c’est le mot « Hierro » qui figure, apposé en regard du titre par un timbre autographié de l’auteur: nouvelle affirmation d’un rapport de force, et allusion à la première, alors que les partisans du jeune Hugo devaient se reconnaître au mot de passe «nodo de hierro» (nœud de fer). Par ce détournement d’une pratique commerciale, chaque exemplaire devient ainsi comme un signe de reconnaissance et de participation, comme un manifeste destiné à tous les partisans de l’auteur et de ses idées.
En définitive, Hugo touchera 15 000 francs pour Hernani.
4) Enfin, Hernani illustre la montée de la médiatisation de masse, qui en fait un texte, certes, mais il devient surtout un emblème. La célèbre «bataille» n’a peut-être pas eu réellement lieu, mais Hernani est un «événement» et devient une manière de symbole, celui de la jeunesse libérale opposée aux conventions et à l’ordre préétabli: portraituré par Louis Reybaud, Jérôme Paturot sera bonnetier, mais, dans sa jeunesse, il a lui aussi rêvé de romantisme et de gloire littéraire. Son premier titre de gloire n’est-il pas d’avoir été chef de claque à Hernani?

Victor Hugo, Hernani ou l’Honneur castillan, drame, par Victor Hugo, représenté sur le Théâtre-Français le 25 février 1830, Paris, Mame et Delaunay-Vallée, libraires, rue Guénégaud, n° 23, 1830, [4-]VII p., [1] p., 154 p.
Édition originale, premier tirage, mis en vente le 9 mars 1830, quelques jours après la première (avec ou sans douze pages de catalogue éditorial in fine) (cf. cliché, page de titre. Collectio Quelleriana)

Note bibliogr.: E. Blewer, V. Hugo et les réalités du théâtre. La campagne d’Hernani (1829-1830). La crise des théâtres (1848-1849), thèse de doctorat, Paris XII, 1999. Voir aussi le site de l’équipe Hugo: http://groupugo.div.jussieu.fr

4 commentaires:

  1. Passionnant, merci beaucoup pour ce billet !

    Bertrand Bibliomane moderne
    http://le-bibliomane.blogspot.com/

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  2. Je n'aurai pas fait mieux merci .

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  3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  4. Très intéressant, j'ignorais que "Hierro" figurait aussi sur le livre.
    Il y a toute une légende qui s'est forgée autour de la bataille et on a même prétendu que V. Hugo avait vendu son manuscrit à un éditeur le soir même de la première représentation, alors que, comme vous le dites à juste titre, cela n'a eu lieu qu'en mars. (remarque à retrouver dans ce livre consacré à la pièce : https://www.amazon.fr/dp/B07QLGRMT9 )

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