Nous évoquions le 8 février dernier la problématique de l'intellectuel, et souhaitons y revenir aujourd'hui. En effet, que la définition moderne de l’intellectuel «à la française» ne soit pas réellement satisfaisante est une chose évidente pour l’historien du livre...
Bien entendu, les intellectuels existent de tout temps, au sens de «ceux qui travaillent avec leur esprit», et le classique de Georges Duby, Les Intellectuels au Moyen-Âge illustre excellemment le fait. Mais, dans notre historiographie, le terme d’intellectuel prend un sens plus particulier au XIXe siècle : l'intellectuel constitue une figure qui s’impose avec l’Affaire Dreyfus, celle de l’écrivain ou du savant n’hésitant pas à intervenir, au nom de ses compétences spécifiques, dans l’espace public au nom d’un certain nombre de valeurs qui, à ses yeux, définissent le bien. L’intellectuel par excellence, c’est bien évidemment Zola, auteur à succès, mais aussi personnalité qui s'engage en publiant dans L’Aurore son célèbre article « J’accuse » (13 janvier 1898).
Pour Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, auteurs des Intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours (2e éd., Paris, Armand Colin, 1992), cette date de 1898 marque le moment fondateur déjà désigné comme tel dans le titre de l'ouvrage. Dans ses Intellectuels en Europe au XIXe siècle (Paris, Seuil, 1996), Christophe Charle élargit l’espace géographique et chronologique de la problématique de l’intellectuel à l’Europe et à la période postérieure à 1815, tout en développant une perspective comparatiste fondée sur l’analyse d’histoire sociale. Pourtant, les formules proposées par lui ne remettent pas réellement en cause le dessin de la courbe, et elles ont même une curieuse charge que l’on pourrait dire biblique: si 1898 marque le moment de «cristallisation» (p. 262), ce qui précède depuis les années 1860 est de l’ordre de la « genèse », tandis que la période 1815-1860 est qualifié de «temps des prophètes»…
Même constatation, enfin, à propos du Dictionnaire des intellectuels français de Jacques Julliard et Michel Winock (2e éd., Paris, Seuil, 2002). Les auteurs proposent une définition large de l’intellectuel: l’écrivain, le scientifique, l’artiste ou l’universitaire qui, à un moment ou à un autre de sa vie, «s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas» (selon le mot de Jean-Paul Sartre) et qui est intervenu sur la scène publique pour faire connaître telle ou telle position à caractère politique. Un intellectuel exerce une activité de l’esprit, à travers laquelle «il entend proposer à la société tout entière une analyse, une direction, une morale que ses travaux antérieurs le qualifient pour élaborer». Pour autant, le Dictionnaire des intellectuels français commencera bien, en définitive, lui aussi... avec l'«Affaire».
Reprenons les deux points essentiels: l’intellectuel est un travailleur de l’abstrait, mais qui intervient dans l’espace public en s’efforçant de gagner ses contemporains à la cause qu’il pense juste. Il prend directement en considération la question de l’efficacité de son message (il doit convaincre le plus grand nombre possible), et il se trouve donc logiquement amené à se pencher sur une stratégie de la médiation: chez Zola, le choix de L’Aurore n’est pas innocent, et surtout la mise en page de la lettre ouverte (six colonnes à la une!) à Félix Faure donne au texte une charge supplémentaire qui ne relève pas strictement de son contenu.
Mais rien ne dit que la figure de l’intellectuel serait nécessairement liée à l’économie des médias de masse (la presse périodique industrielle de la fin du XIXe siècle), ni même à la mise en place de la démocratie, pour l’essentiel après le «temps des révolutions» qu’ouvre la Révolution américaine de 1776 (déclaration d’indépendance des anciennes «Treize colonies») et qu’amplifie la Révolution française de 1789. Dans un prochain billet, nous verrons que, d’une part, l’histoire du livre nous propose des figures d’intellectuels au sens moderne du terme depuis le XVe siècle; et que, d’autre part, le déplacement de la catégorie de l’intellectuel se donne aussi à comprendre en articulation avec la succession des «trois révolutions du livre». Rien que de logique à cela, dans la mesure où l'imprimé constitue le principal média de l'Ancien Régime et, sous une forme spécifique (celle de la presse périodique), le principal média du XIXe et d'une grande partie du XXe siècle.
Bien entendu, les intellectuels existent de tout temps, au sens de «ceux qui travaillent avec leur esprit», et le classique de Georges Duby, Les Intellectuels au Moyen-Âge illustre excellemment le fait. Mais, dans notre historiographie, le terme d’intellectuel prend un sens plus particulier au XIXe siècle : l'intellectuel constitue une figure qui s’impose avec l’Affaire Dreyfus, celle de l’écrivain ou du savant n’hésitant pas à intervenir, au nom de ses compétences spécifiques, dans l’espace public au nom d’un certain nombre de valeurs qui, à ses yeux, définissent le bien. L’intellectuel par excellence, c’est bien évidemment Zola, auteur à succès, mais aussi personnalité qui s'engage en publiant dans L’Aurore son célèbre article « J’accuse » (13 janvier 1898).
Pour Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, auteurs des Intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours (2e éd., Paris, Armand Colin, 1992), cette date de 1898 marque le moment fondateur déjà désigné comme tel dans le titre de l'ouvrage. Dans ses Intellectuels en Europe au XIXe siècle (Paris, Seuil, 1996), Christophe Charle élargit l’espace géographique et chronologique de la problématique de l’intellectuel à l’Europe et à la période postérieure à 1815, tout en développant une perspective comparatiste fondée sur l’analyse d’histoire sociale. Pourtant, les formules proposées par lui ne remettent pas réellement en cause le dessin de la courbe, et elles ont même une curieuse charge que l’on pourrait dire biblique: si 1898 marque le moment de «cristallisation» (p. 262), ce qui précède depuis les années 1860 est de l’ordre de la « genèse », tandis que la période 1815-1860 est qualifié de «temps des prophètes»…
Même constatation, enfin, à propos du Dictionnaire des intellectuels français de Jacques Julliard et Michel Winock (2e éd., Paris, Seuil, 2002). Les auteurs proposent une définition large de l’intellectuel: l’écrivain, le scientifique, l’artiste ou l’universitaire qui, à un moment ou à un autre de sa vie, «s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas» (selon le mot de Jean-Paul Sartre) et qui est intervenu sur la scène publique pour faire connaître telle ou telle position à caractère politique. Un intellectuel exerce une activité de l’esprit, à travers laquelle «il entend proposer à la société tout entière une analyse, une direction, une morale que ses travaux antérieurs le qualifient pour élaborer». Pour autant, le Dictionnaire des intellectuels français commencera bien, en définitive, lui aussi... avec l'«Affaire».
Reprenons les deux points essentiels: l’intellectuel est un travailleur de l’abstrait, mais qui intervient dans l’espace public en s’efforçant de gagner ses contemporains à la cause qu’il pense juste. Il prend directement en considération la question de l’efficacité de son message (il doit convaincre le plus grand nombre possible), et il se trouve donc logiquement amené à se pencher sur une stratégie de la médiation: chez Zola, le choix de L’Aurore n’est pas innocent, et surtout la mise en page de la lettre ouverte (six colonnes à la une!) à Félix Faure donne au texte une charge supplémentaire qui ne relève pas strictement de son contenu.
Mais rien ne dit que la figure de l’intellectuel serait nécessairement liée à l’économie des médias de masse (la presse périodique industrielle de la fin du XIXe siècle), ni même à la mise en place de la démocratie, pour l’essentiel après le «temps des révolutions» qu’ouvre la Révolution américaine de 1776 (déclaration d’indépendance des anciennes «Treize colonies») et qu’amplifie la Révolution française de 1789. Dans un prochain billet, nous verrons que, d’une part, l’histoire du livre nous propose des figures d’intellectuels au sens moderne du terme depuis le XVe siècle; et que, d’autre part, le déplacement de la catégorie de l’intellectuel se donne aussi à comprendre en articulation avec la succession des «trois révolutions du livre». Rien que de logique à cela, dans la mesure où l'imprimé constitue le principal média de l'Ancien Régime et, sous une forme spécifique (celle de la presse périodique), le principal média du XIXe et d'une grande partie du XXe siècle.
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