Le séminaire qui vient de se tenir à Munich (dans le cadre d’un programme Eurolab Lille/Munich) envisageait une problématique très originale: il s’agissait de voir dans quelle mesure le changement de média, en l’occurrence le passage du manuscrit à l’imprimé aux XVe et XVIe siècles, a pu jouer un rôle sur la plan de la fixation de la langue écrite, et pour la promotion des langues vernaculaires. Par ailleurs, la perspective comparatiste, surtout franco-allemande, dominait les débats. Si la thématique de la «langue imprimée» a été prise en compte par un certain nombre de contributions, c’est donc la philologie qui, à Munich, était à la base du travail.
S’agissant de fixation et de normalisation, les constatations sont tangibles: le discours imprimé est effectivement peu à peu normalisé quelques générations après l’apparition de l’imprimerie. Nous savons le très grand nombre de textes et de publications qui, par exemple en France dans les premières décennies du XVIe siècle, abordent la question de la fixation de la langue vernaculaire, réfléchissent sur son enrichissement et sur son statut, traitent de son orthographe et de sa «mise en texte», etc. Mais il reste, à notre sens, à développer réellement l'approche comparatiste, ainsi qu'à construire le lien qui serait susceptible, par hypothèse, d’articuler le basculement d’un média à l’autre (du manuscrit à l’imprimé) avec le changement de rapport à la langue écrite –et désormais imprimée.
Comme au colloque du Mans, l’attention a été portée de manière privilégiée sur l’atelier d’imprimerie et sur son fonctionnement. Laissons de côté la question, abordée à plusieurs reprises, de la distinction fonctionnelle entre l'imprimeur, le libraire de fonds et éventuellement le capitaliste négociant. Le cas de Bâle, tout comme ceux de Strasbourg et de Lyon, illustre plus particulièrement des exemples de villes dans lesquelles certaines officines publient en plusieurs langues, latin, allemand, français, voire dans d’autres langues «modernes», notamment italien et espagnol. La production de dictionnaires et de vocabulaires vient parfois enrichir l’éventail des titres.
Plusieurs observations ont été soulevées au fil du séminaire, explicitement ou implicitement. D'abord, nous venons d'y faire allusion, le comparatisme est un exercice complexe, et il est difficile de prendre systématiquement en considération le statut différent qui peut être celui de la langue vernaculaire à l’époque de la Renaissance selon que l’on est en France, dans les pays germaniques ou encore en Italie, voire en Espagne. S’agissant du français, le rôle précoce du roi (Jean le Bon, et surtout Charles V) et de la cour, à Paris au XIVe siècle, paraît absolument décisif pour les évolutions futures. La langue vernaculaire est la langue de la cour et des élites, quand les langues régionales ont pu conserver, pour le plus grand nombre, un effet de fragmentation (sans parler de l'accès à l'écrit, le français de la cour est-il compris dans le royaume?).
Par rapport à des problématiques historiques aussi ambitieuses que peut celle des langues vernaculaires à la Renaissance, l’approche à partir des contenus des textes repousse davantage en arrière-plan ce qui relève de la réception de ces mêmes textes, et parfois de l’économie du livre -le terme d'économie étant à prendre au sens le plus large. Le statut du discours surtout semble rester ambigu: que les imprimeurs et surtout les libraires éditeurs célèbrent la langue moderne est une chose, que cette célébration dépasse le cadre de la seule mise en scène ou du seul discours est une autre chose. L'attention donnée au contenu textuel peut avoir pour effet d'occulter la problématique dominante, qui est à nos yeux celle de la "marchandise".
Face à la situation de la Renaissance, on a le sentiment de se trouver devant une logique à plusieurs niveaux. L'innovation apportée par la typographie en caractères mobiles et par ses prolongements porte sur la constitution d'un marché du livre et de l'écrit qui n'existait nullement dans les mêmes termes à l'époque de l'exclusivité du manuscrit. Or, sur le plan quantitatif, le rôle du marché est décisif dans l’économie du livre et des textes imprimées: la langue vernaculaire intéressera logiquement un public plus vaste que celui de la langue traditionnelle de culture, à savoir le latin. Et c’est la nécessité de promouvoir l’innovation de produit qui pousse certains imprimeurs libraires, en Allemagne comme en France, à publier ce qui n’existait pas antérieurement dans les mêmes conditions, à savoir des textes en langue vulgaire et des textes d'auteurs contemporains. La recherche de débouchés nouveaux poussera plus tard à lancer d'autres produits eux-mêmes nouveaux, qu'il s'agisse de la "mise en livre" ou du contenu textuel.
Pourtant, l’avantage commercial ne résume évidemment pas les seuls gains possibles, comme l'ont montré certaines interventions: ceux-ci peuvent aussi relever du capital social (un Vérard à la cour de France) ou du capital culturel (le fait de publier en plusieurs langues fonctionne aussi comme une démonstration de la "distinction" d’une officine). À cet égard, le choix de privilégier un cadre chronologique large se révèle très pertinent, car il est le seul à permettre la mise en évidence des évolutions possibles -même si la démonstration reste à produire. Enfin, il semble parfois difficile de faire le départ entre ce qui tient à une volonté de normaliser la langue et ce qui relève des pratiques quotidiennes de l’atelier typographique (notamment les protes et les correcteurs, voire les compositeurs).
Nous reviendrons sur la question de la traduction, également abordée par le séminaire, mais nous voulons souligner dès à présent l’originalité des thèmes envisagés par le projet en même temps que leur ambition, et la richesse des discussions qui ont pu se dérouler à Munich.
Cliché: la Bibliothèque de l’État de Bavière (Bayerische Staatsbibliothek), cliché F. Barbier.
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