Plus de vingt ans après la chute du Mur de Berlin, et alors que d'autres troubles se propagent dans d'autres pays (la Tunisie, l'Égypte...) à la recherche de plus de démocratie, nous avons beaucoup appris sur l'ancien régime de la République (dite) démocratique allemande, qu'il s'agisse par exemple du véritable élevage auquel étaient soumis les sportifs de haut niveau ou d'une Sécurité d'État omniprésente, la tristement célèbre Stasi (Staatssicherheit).
Face à une répression institutionnalisée, l'expression du mécontentement prend des formes subtiles. On connaît le thème du Narrenschiff (la Nef des fous) de Sébastien Brant: le bruit se répand partout dans le pays qu'un navire va être armé pour gagner le fabuleux pays de Cocagne, la Narragonie. Tous les habitants s'embarquent, et la nef surchargée prend le large. La page de titre de l'édition originale allemande (1494) illustre la scène, reprise à partir de 1497 au titre des éditions latines successives et qui s'imposera rapidement comme un véritable topos.
En République démocratique, le professeur Manfred Lemmer était un des meilleurs spécialistes et éditeurs modernes de Brant, auquel il a notamment consacré une étude sur l'iconographie (Leipzig, 1979). Dans les années 1981-1983, lui-même ou un proche surcharge au crayon une photocopie de la gravure de la nef, de façon à représenter parmi les fous les principales figures politiques du pays. Une seule photocopie du dessin est aujourd'hui connue, dans les archives de l'université de Halle / Wittenberg: le document a servi à Lemmer de support pour une lettre à son collègue Thomas Wilhelmi, alors en Suisse, et il a réussi à passer à travers la censure. Il est probable que d'autres photocopies avaient été réalisées.
Les détails de l'image originale sont significatifs: la nef va au hasard, sans ancre ni voiles, tandis qu'un phylactère proclame le but de l'expédition, "Ad Narragoniam" (alld. der Narre = le fou. La Narragonie désigne donc le pays des fous). La gravure est attribuée au "Maître de Hainz Narr".
Mais, sur notre variante, l'étendard brandi au centre de la composition porte le symbole de la RDA (les différents motifs des travailleurs: un compas, un marteau et une gerbe de blé); un fou avec un chapeau et un brassard marqué "mfs" se tient debout au centre: il s'agit d'Erich Mielke, responsable du ministère de la Sécurité d'État (Ministerium für Staatssicherheit). Mielke s'adresse au fou devant lui, également représenté à moitié nu et qui personnifie la justice soumise à la police.
Sur la gauche, la figure du fou tombant à l'eau est reprise de Brant, mais celui qui le pousse est désormais un membre de la police populaire (la VOPO, Volkspolizei) qui brandit une matraque. En arrière, l'homme au crâne chauve et aux lunettes est Erich Honecker lui-même. Il serre le sein d'une femme qu'il empêche dans le même temps de parler. Un ouvrier, le casque sur la tête, est à la proue du navire, mais, comme tous ses compagnons, il regarde en arrière.
Manfred Lemmer a expliqué s'être consacré à Brant et à son Narrenschiff pour mieux supporter le système politique auquel il était quotidiennement confronté. On imagine le danger très réel que pouvait représenter, dans un pays totalitaire, une semblable critique "antipatriotique". Mais le détournement iconographique de la Nef démontre aussi l'actualité constante de la thèse de Brant: sous une forme plus ou moins visible et plus ou moins odieuse, la folie humaine est de toutes les époques.
(Communication de Thomas Wilhelmi, et d'après une étude de Nikolaus Henkel).
... et "Gaudeamus omnes..", réjouissons-nous tous.
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