Il y a quelques semaines, nous avons publié sur ce blog trois billets successifs consacrés à la logique de l'innovation: 1, 2, 3). L'ambition de cette théorie est de proposer une grille de lecture applicables (en l'adaptant éventuellement) aux révolutions successives de la "librairie" et du livre jusqu'à aujourd'hui (voir la note bibliogr. infra). Nous voudrions aujourd'hui le volet traitant de l'innovation de produit au XVe siècle, et cela à travers trois exemples.
Le premier exemple sera donné par la magnifique édition de la Cité de Dieu de saint Augustin (Aurelius Augsutinus) publiée à Mayence par Peter Schoeffer en 1473 (HC 2057*). Le caractère est le caractère Fraktur typique de Mayence, dans lequel l'influence latine est restée très présente. Mais surtout, on remarquera le soin que l'imprimeur a pris pour pour donner à la mise en livre une forme qui reproduise celle d'un manuscrit.
L'incipit traditionnel- lement rubriqué (autrement dit copié en rouge par le rubricateur) est ici imprimé en rouge, ce qui complique et renchérit le travail d'impression. Mais la superbe lettre filligranée et peinte est réalisée après coup à la main, très certainement par des spécialistes présents dans l'atelier même de l'imprimeur.
Comme le cliché est pris en gros plan, on distingue en outre parfaitement, dans le corps du texte, la présence des lettres abrégées (par ex. le a et le u tildés, à l'avant dernière ligne, pour qua[m] et pour nu[n]c).
Plus intéressante encore sont les lettres liées, dont la logique de la typographie supposerait qu'on les abandonne mais qui ont été conservées pour des raisons esthétiques (ce que j'ai appelé ailleurs "l'esthétique de la trace": cf bibliogr.): le scripteur du manuscrit ne lève toujours pas la plume entre deux lettres, surtout s'il écrit de manière cursive. Par suite, des caractères spécifiques de lettres doubles ont parfois été gravés fondus pour reproduire ce modèle: par ex., à la première ligne, la liaison du s long et du t dans Augustini, et le double pp qui suit; à la ligne suivante, le de, etc.
Même si la rationalisation typographique a abouti à la disparition généralisée de ces signes spécifiques, certains ont été conservés dans l'orthographe française d'aujourd'hui: l'accent circonflexe n'est rien d'autre qu'un ancien tilde (forest transcrit par forêt); de même, nous connaissons toujours des lettres liées (œ et æ) tout comme, en allemand, le ß (double ss long lié). L'esperluette, aujourd'hui plus couramment désignée comme le "et commercial" (&) reproduit l'abréviation manuscrite et.
Il s'agit là de véritables reliques des pratiques de copie héritées du Moyen Âge, que la typographie gutenbergienne n'a pas fait complètement disparaître et que l'on retrouve jusqu'à aujourd'hui dans les logiciels de traitement de texte.
Le Psautier de Mayence, en 1457 (H 13479), illustre à la perfection ce schéma: il constitue notre deuxième exemple. Pour les successeurs de Guten- berg en effet, l'objectif est de reproduire mécani- quement le modèle d'un psautier manuscrit, et notamment d'imprimer en plusieurs couleurs non seulement le texte en noir, mais aussi les passages rubriqués, et surtout les lettres filigranées peintes en rouge et en bleu (voir détails). Le résultat, spectaculaire, témoigne pourtant aussi des limites du modèle de la reproduction: la technique mise en œuvre est trop complexe et d'un coût certainement trop élevé pour être réellement viable. Une dizaine d'exemplaire du Psautier de Mayence est connue aujourd'hui, dont, en France, celui donné par le roi René au couvent de la Baumette, et conservé à la Bibliothèque municipale d'Angers (cliché ci-dessus).
Nous refermerons ce billet avec un dernier exemple, qui illustrera au contraire l'émergence de l'innovation de produit à partir des décennies 1480 et 1490.
(lire la suite)
Note bibliogr.:
sur les "révolutions du livre": Les Trois révolutions du livre : actes du colloque international de Lyon/Villeurbanne (1998), pub. sous la direction de Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2001 (Numéro spécial de la Rev. française d'hist. du livre, 106-109, 2000). Les 3 [trois] révolutions du livre [catalogue de l’exposition du CNAM], Paris, Imprimerie nationale, Musée des arts et métiers, 2002.
sur l'esthétique de la trace: Frédéric Barbier, « Les codes, le texte et le lecteur », dans La Codification : perspectives transdisciplinaires, dir. Gernot Kamecke, Jacques Le Rider, diff. Genève, Librairie Droz, 2007, p. 43-71 (la formule figure p. 50) (« Études et rencontres du Collège doctoral européen EPHE- TU Dresden », 3).
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