Le petit livre de Nathalie Piégay-Gros sur L'Erudition imaginaire (Genève, Droz, 2009, coll. "Titre courant") intéresse le chartiste jeune ou moins jeune, mais aussi l'historien du livre. De fait, l'enseignement reçu à l'École des chartes concerne d'abord ce qu'il est convenu d'appeler les sciences auxiliaires de l'histoire, la paléographie, la diplomatique, la codicologie, la bibliographie, etc. La tradition de l'Ecole se fonde sur l'érudition bénédictine des XVIIe et XVIIIe siècles (à l'ombre de cette figure tutélaire que représente Mabillon), tradition renouvelée et actualisée sous l'influence de la méthode historique et philologique allemande du XIXe et du début du XXe siècle.
Mais le propos de notre collègue (Nathalie Piégay-Gros enseigne la littérature française à l'université de Paris VII) se place dans une perspective moins historienne: il s'agit de préciser le statut de l'"érudition" dans la littérature (au premier chef la littérature française) depuis l'époque des Lumières. Alors même que la méthode de l'érudition s'impose à la base de la construction de l'histoire comme science, Nathalie Piégay-Gros montre que son statut est généralement dévalorisé dans un certain nombre de textes proprement littéraires. L'érudition est "discréditée" parce qu'elle est assimilée à un négation de la vie et de l'expérience personnelle, parce qu'elle fonctionne en elle-même et pour elle-même, parce qu'elle n'apprend rien, parce qu'elle est conduite par des personnages qui sont souvent présentés comme des maniaques, des rats d'étude, des papivores, quand ce n'est pas comme des inadaptés ou tout simplement comme des fous. Les paragraphes consacrés par Nathalie Piégay-Gros à la lecture chez Proust, qui illustrent le schéma inverse, sont particulièrement suggestifs (p. 32).
Bien entendu, le matériau privilégié de l'érudition, c'est le papier et le livre. Ce n'est pas ici le lieu de proposer une analyse en forme du travail de Nathalie Piégay-Gros, mais l'amateur d'histoire du livre y rencontrera une pléthore d'observations suggestives, ainsi que de citations et de références trop méconnues relatives au livre et aux pratiques qui l'entourent. Du côté des auteurs critiques, une mention spéciale à L'Âne de Victor Hugo: Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez // Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés (...) // Et, j'en conviens, on a le vertige en voyant // Ce sombre alignement de livres, effrayant, // Inouï... [etc.]
Les chapitres sur l'érudition dans la fiction et sur "les figures de l'érudit" sont particulièrement jubilatoires, avec de nombreuses références à Queneau, à Nabokov et à Pérec. Ce dernier est notamment représenté par son célèbre pastiche d'un article scientifique censément traduit de l'anglais et concernant la "Mise en évidence expérimentale d'une organisation tomatotopique chez la soprano (Cantatrix sopranica). Les conditions de l'expérience donnent le ton:
L'expérimentation a porté sur 107 sopranos de sexe féminin, en bonne santé, pesant entre 94 et 124kg (moyenne: 101kg), qui nous ont été fournies par le Conservatoire national de musique (...). Les tomates ont été lancées par un lanceur de tomates automatique (Wait and See 1972) commandé par un ordinateur de laboratoire polyvalent (...). Les jets répétitifs ont permis d'atteindre 9 projections par seconde...
Rappelons en effet que l'expérience consiste à lancer des tomates sur des cantatrices pour enregistrer et analyser la réaction de celles-ci (le texte complet de Pérec est disponible sur le site de l'université de Paris Orsay (cliquer ici: Histoire du livre: Georges Pérec), et il a été réédité récemment dans la collection "Points").
Il y aurait bien des choses à dire sur le statut scientifique de l'histoire de la bibliographie et du livre, et sur le déplacement progressif qui, de science(s) auxiliaire(s), en a fait un des domaines les plus porteurs de la recherche historique contemporaine. Nous nous bornerons à observer que l'érudition n'est pas contradictoire, bien au contraire, avec le canular: nous connaissons de même plusieurs superbes notices introduites dans le très savant Catalogue des incunables de la Bibliothèque nationale, qui ne sont rien d'autre que des canulars, autrement dit qui décrivent des exemplaires n'ayant jamais existé d'éditions elles-mêmes imaginaires. Et terminons en nous autorisant à recommander la lecture du livre de Madame Piégay-Gros, mais aussi la relecture des auteurs qu'elle utilise comme excellent dérivatif pour passer le cap de la rentrée!
Cliché: le bibliothécaire comme variante de l'érudit. "Pour lire des poètes, on a seulement besoin de temps. Mais pour les cataloguer... Là, il faut du génie!"
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