En ce 11 septembre 2010, il ne saurait naturellement pas être question de tomber dans le ridicule de ce pasteur américain appelant à brûler deux cents exemplaires du Coran prétendument en expiation des attentats du 11 septembre. Laissons de côté les arguments relevant de la théologie (pouvons-nous penser qu’un Dieu tout puissant serait intéressé par ce genre de contrat absurde, comme d’une manière générale par tout genre de contrat humain, du type je fais ceci, tu fais cela ?). L’opération nous interpelle à plusieurs titres en tant qu’historiens du livre.
D’abord, il s’agit de l’image: les livres sont faits pour être lus, mais ils semblent en définitive aussi avoir été faits pour être brûlés. L’histoire de l’Occident fait une trop large place à ces actions spectaculaires pour qu’il soit possible de n’y voir qu’une manière d’autodafé. L’image de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie reste omniprésente dans la conscience universelle, destruction à la suite de laquelle la plus grande partie de la culture écrite de l’Antiquité a disparu. Ce vide est aujourd’hui suffisamment «efficace» pour que le projet d’une nouvelle «Bibliothèque d’Alexandrie» soit pris en charge par les instances internationales les plus officielles –et cela, oserions-nous ajouter, indépendamment des besoins objectifs des populations considérées.
De même, sous la Révolution française, les livres «inutiles» peuvent-ils et doivent-ils être détruits, puisque, comme l'expliquait le grand libraire-imprimeur Mame, ils sont le témoignage de l’«imbécillité de nos bons aïeux». Le terme est à prendre au sens étymologique, comme décrivant la situation de celui qui ne saurait marcher seul et qui a besoin d'un bâton, mais aussi aussi au sens métaphorique: l'homme peut marcher seul grâce à sa raison, et il n'a pas besoin de substituts comme, notamment, la religion. Le grand risque encouru par les livres réside dans une forme de négligence et d’ignorance, mais aussi dans le jugement porté à l’encontre de leurs contenus en fonction de catégories qui ne sont pas adaptées.
Bien sûr, la destruction des livres et des bibliothèques répond aussi à d’autres objectifs. À Sarajevo, il s’agissait d’anéantir brutalement une certaine culture «nationale» dont on ne voulait plus entendre parler. À Villiers-le-Bel au contraire, il s’agissait, même inconsciemment, de détruire le vecteur d’une forme de participation collective dont certains se percevaient eux-mêmes comme exclus. Dans cette hypothèses, ce sont les mêmes qui «caillassent» les bus transportant des gens allant à leur travail, alors qu’ils n’ont quant à eux pas de travail, et assez peu d’espoir de jamais en avoir un quelconque permettant un minimum de valorisation. Le livre et la bibliothèque deviennent cet objet symbolique auquel il est aisé de s’attaquer et dont la destruction manifestera haut et fort le «mal-être» que l’on veut objectiver.
Laissons de côté la problématique du contrôle des lectures. L’autodafé annoncé pour aujourd’hui aux États-Unis confirme la charge symbolique écrasante qui est celle du livre et de la collection de livres, non seulement comme vecteur d’une certaine culture, mais aussi comme môle d’identification d’une certaine collectivité. Dans le même temps, il met en évidence l’importance de la médiatisation, ou de la publicité dans tous les sens de ce dernier terme: tel ou tel fait absurde (détruire des livres) acquiert une résonance mondiale, parce que la symbolique mise en branle réfracte précisément les attentes les plus démagogiques d’un certain public à un moment donné.
Il est toujours plus simple de fonctionner par antithèses: le bien / le mal, le connu / l’inconnu, l’identité / l’autre (l’émigré…). Mais la résonance ne fait pas le raisonnement. Le propre de l’histoire du livre est de revenir à chaque fois sur la nécessité de la complexité (les choses sont plus compliquées qu’on ne croit), tout comme le propre de l‘histoire des idées et de la pensée humaine est d’insister sur le caractère relatif des catégories et des croyances qui encadrent nécessairement la vie quotidienne de chacun d’entre nous.
Cliché: le destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie, xylographie des Chroniques de Nuremberg (Liber chronicarum), Nuremberg, 1493.
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