Conférence, le 30 septembre 2010 à Bouillon (B), Hôtel de la Poste, 20h.
Cazin, sa vie et ses éditions
Le 250e anniversaire de l’impression à Bouillon du Journal Encyclopédique de Pierre Rousseau est l’occasion de faire le point des connaissances sur Hubert-Martin Cazin (1724-1795), libraire éditeur à Reims et à Paris, qui fut en relation d’affaires avec Pierre Rousseau dès son installation à Bouillon en 1760 et qui fit appel aux presses de la Société Typographique de Bouillon en 1785
Connu notamment sur le marché du livre prohibé, mais pas uniquement, Cazin développa, bien qu’il n’en ait pas été le créateur, un format d’édition particulier, précurseur de notre livre de poche, le in-18. La conférence aborde cette caractéristique d’édition fascinante, et explique, à l’aide de nombreux exemples dont quelques inédits, la difficulté d’établir avec certitude l’attribution d’un ouvrage à une maison d’édition au XVIIIe siècle - celle de Cazin en particulier -, contrariée en cela par le règne de la contrefaçon.
Conférencier : Dr Jean-Paul Fontaine
Docteur en médecine, historien du livre, éditeur. Fondateur de la revue Le Bibliophile Rémois (1985-2004), actuellement rédacteur auprès de plusieurs revues littéraires, auteur du Livre des Livres (Hatier, 1994) et autres travaux sur l’histoire de l’imprimerie, co-éditeur de La Nouvelle Revue des livres anciens (depuis 2009). A paraître en 2011 un ouvrage sur Cazin et ses éditions authentiques.
(Communiqué par Jean-Paul Fontaine)
jeudi 30 septembre 2010
mercredi 29 septembre 2010
Société de cour et exemplarité typographique: Giambattista Bodoni
Nous étions, à Marburg, dans le petit monde des cours d’Ancien Régime lorsque nous parlions notamment des almanachs de la cour ou du prince (dont celui qui leur sert sans doute de prototype, l’Almanach royal de d’Houry et de ses successeurs), nous ne le quittons en découvrant le superbe volume consacré par Andrea de Pasquale, directeur de la Bibliotheca Palatina de Parme, aux collections de la fonderie Bodoni conservées par cet établissement.
Parme n’est pas une capitale ancienne de l’imprimerie ni de la librairie. Mais lorsque le duché de Parme et de Plaisance, jusque-là aux Farnèse, passe en 1731 aux Bourbons d’Espagne (Bourbon-Parme), ceux-ci vont le transformer en un État très prospère gouverné selon les principes du despotisme éclairé. Il s’agit de faire parallèlement du prince un prince des arts et des lettres: sur le modèle français, la résidence de Parme s’enrichit en quelques années d’une pléiade d’institutions et de fondations voulues par le duc Charles de Bourbon, que seconde le ministre Léon Guillaume du Tillot. Le livre et les arts du livre occupent une place clé dans ce dispositif.
On crée donc à Parme une Académie des Beaux-Arts, on réorganise l’université, on lance une gazette (la Gazzetta di Parma), on développe le théâtre et l’opéra, on entreprend des fouilles archéologiques… Surtout, en 1761, c’est la fondation de la nouvelle Bibliotheca Palatina, confiée au Théatin Paolo Maria Paciaudi et installée dans une aile du palais de la Pilotta. La Bibliothèque sera inaugurée par le duc, en présence de Joseph II, en mai 1769. Le palais abritera aussi l’imprimerie ducale, confiée quant à elle en 1768 à une personnalité d’exception, le Piémontais Giambattista Bodoni, né en 1740 et qui a fait ses classes comme typographe à l’imprimerie polyglotte de la Congrégation De Propaganda Fide à Rome.
Comme à Paris, l’Imprimerie du souverain s’insère dans un programme articulant la gloire du prince, la construction de l’État éclairé et la rationalité politique: elle sera à la fois imprimerie administrative, mais aussi imprimerie savante et surtout imprimerie de prestige, en mesure de donner de spectaculaires travaux de représentation. Après avoir commandé ses premières fontes typographiques chez Fournier à Paris, Bodoni inaugure une extraordinaire carrière de dessinateur, graveur et fondeur de caractères. À partir de 1771, les livres publiés à Parme avec les nouveaux caractères de Bodoni font par leur perfection la gloire de l’atelier et sont très vite recherchés des principaux amateurs, notamment en Angleterre.
L’esthétique typographique de Bodoni se distingue par son extrême dépouillement néo-classique: verticalité, présence d’empattements très fins et parfaitement horizontaux, largeur constante des hastes, perfection des proportions et contraste marqué entre les pleins et les déliés. Cette dernière caractéristique suppose une excellente qualité d’impression: Bodoni fabrique aussi son encre d’imprimerie, il attache une grande attention au choix des papiers et il apporte des améliorations ponctuelles à la presse typographique. Dans la mise en page, la lisibilité prime: le premier rôle est donné aux blancs, avec de grandes marges, des espaces interlinéaires plus larges et des blancs marqués pour séparer les mots. L’esthétique est celle du blanc et noir, fondée sur le seul équilibre typographique (le dessin du caractère et l’équilibre du texte). Le caractère Bodoni est progressivement développé jusqu’en 1798, et il connaît un très grand succès, tant en Italie qu’à travers toute l’Europe. Devenu, à côté du Didot, le caractère moderne par excellence et inscrit dans une chronologie bien spécifique de l’histoire de la typographie et de l’histoire politique, le Bodoni est, dans le même temps marqué par son intemporalité : il est le reflet d’une époque pour laquelle le monde est clôturé par une raison qui se définit avant tout comme une raison graphique – autrement dit, construite et appuyée sur la typographie et sur les produits de la typographie, les livres.
Mais revenons à Parme. Nous savions que le Palais de la Pilotta abritait un Musée Bodoni, présentant dans une disposition quelque peu surannée une remarquable collection d’imprimés, ainsi que des caractères et du matériel provenant de l’ancienne Stamperia reale. Nous ne savions pas que pratiquement tout le matériel de Bodoni avait été conservé à Parme – non seulement les différentes fontes créées par lui, mais aussi le matériel servant à leur fabrication et à leur emploi. Andrea de Pasquale a exhumé cet ensemble unique, il en a systématiquement identifié les différentes pièces (en les rapprochant de celles figurant sur les planches de l’Encyclopédie), et il en a établi un catalogue-inventaire. La Biblioteca Palatina conserve aussi l’essentiel des archives de Bodoni, dont, par exemple, un extraordinaire ensemble de jeux d’épreuves corrigées par lui-même.
Le somptueux volume qui vient de sortir (Andrea de Pasquale, La Fucina dei caratteri di Giambattista Bodoni, Parma, MUP, 2010, 124 p. ("Mirabilia Palatina", 3)) donne une idée précise des richesses ainsi exhumées, et qui imposent d’ores et déjà Parme comme l’un des passages obligés parmi les plus grands musées européens consacrés à l’histoire du livre, à côté du Musée Plantin à Anvers, du Gutenberg Museum à Mayence, et du Musée de l’imprimerie à Lyon.
Table des matières de l'ouvrage:
- Le collezioni bodoniane della Biblioteca palatina di Parma
- Il disegno dei caratteri: studi e modelli
- I punzioni: fabbricazione e rifinitura
- Le matrici: fabbricazione e rifinitura
- I caratteri: fabbricazione e rifinitura
- Caratteri di legno: fabbricazione e utilizzo
- Campioni di caratteri
- Fonti e bibliografia.
Voir aussi, parmi une bibliographie considérable:
Notizie e documenti per una storia della Biblioteca Palatibna di Parma..., Parma, Biblioteca Palatina, 1962.
Parma, città d'Europa. Le memorie del padre Paolo Maria Paciaudi sulla Biblioteca Parmense, Parma, Museo Bodoniano, 2008.
Frédéric Barbier, "Bodoni, Parme et le néo-classique", dans Antike als Konzept. Lesarten in Kunst, Literatur und Politik, dir. Gernot Kamecke, Bruno Klein, Jürgen Müller, Berlin, Lukas Verlag, 2009, p. 224-238.
Andrea de Pasquale, «La Formazione della Regia Biblioteca di Parma», dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2009, 5, 297-316.
Clichés: 1) Couverture du volume; 2) Le Palais de la Pilotta; 3) Galerie du Musée Bodoni; 4) Pour le plaisir: l’admirable coupole du Baptistère de la cathédrale de Parme (clichés F. Barbier).
Parme n’est pas une capitale ancienne de l’imprimerie ni de la librairie. Mais lorsque le duché de Parme et de Plaisance, jusque-là aux Farnèse, passe en 1731 aux Bourbons d’Espagne (Bourbon-Parme), ceux-ci vont le transformer en un État très prospère gouverné selon les principes du despotisme éclairé. Il s’agit de faire parallèlement du prince un prince des arts et des lettres: sur le modèle français, la résidence de Parme s’enrichit en quelques années d’une pléiade d’institutions et de fondations voulues par le duc Charles de Bourbon, que seconde le ministre Léon Guillaume du Tillot. Le livre et les arts du livre occupent une place clé dans ce dispositif.
On crée donc à Parme une Académie des Beaux-Arts, on réorganise l’université, on lance une gazette (la Gazzetta di Parma), on développe le théâtre et l’opéra, on entreprend des fouilles archéologiques… Surtout, en 1761, c’est la fondation de la nouvelle Bibliotheca Palatina, confiée au Théatin Paolo Maria Paciaudi et installée dans une aile du palais de la Pilotta. La Bibliothèque sera inaugurée par le duc, en présence de Joseph II, en mai 1769. Le palais abritera aussi l’imprimerie ducale, confiée quant à elle en 1768 à une personnalité d’exception, le Piémontais Giambattista Bodoni, né en 1740 et qui a fait ses classes comme typographe à l’imprimerie polyglotte de la Congrégation De Propaganda Fide à Rome.
Comme à Paris, l’Imprimerie du souverain s’insère dans un programme articulant la gloire du prince, la construction de l’État éclairé et la rationalité politique: elle sera à la fois imprimerie administrative, mais aussi imprimerie savante et surtout imprimerie de prestige, en mesure de donner de spectaculaires travaux de représentation. Après avoir commandé ses premières fontes typographiques chez Fournier à Paris, Bodoni inaugure une extraordinaire carrière de dessinateur, graveur et fondeur de caractères. À partir de 1771, les livres publiés à Parme avec les nouveaux caractères de Bodoni font par leur perfection la gloire de l’atelier et sont très vite recherchés des principaux amateurs, notamment en Angleterre.
L’esthétique typographique de Bodoni se distingue par son extrême dépouillement néo-classique: verticalité, présence d’empattements très fins et parfaitement horizontaux, largeur constante des hastes, perfection des proportions et contraste marqué entre les pleins et les déliés. Cette dernière caractéristique suppose une excellente qualité d’impression: Bodoni fabrique aussi son encre d’imprimerie, il attache une grande attention au choix des papiers et il apporte des améliorations ponctuelles à la presse typographique. Dans la mise en page, la lisibilité prime: le premier rôle est donné aux blancs, avec de grandes marges, des espaces interlinéaires plus larges et des blancs marqués pour séparer les mots. L’esthétique est celle du blanc et noir, fondée sur le seul équilibre typographique (le dessin du caractère et l’équilibre du texte). Le caractère Bodoni est progressivement développé jusqu’en 1798, et il connaît un très grand succès, tant en Italie qu’à travers toute l’Europe. Devenu, à côté du Didot, le caractère moderne par excellence et inscrit dans une chronologie bien spécifique de l’histoire de la typographie et de l’histoire politique, le Bodoni est, dans le même temps marqué par son intemporalité : il est le reflet d’une époque pour laquelle le monde est clôturé par une raison qui se définit avant tout comme une raison graphique – autrement dit, construite et appuyée sur la typographie et sur les produits de la typographie, les livres.
Mais revenons à Parme. Nous savions que le Palais de la Pilotta abritait un Musée Bodoni, présentant dans une disposition quelque peu surannée une remarquable collection d’imprimés, ainsi que des caractères et du matériel provenant de l’ancienne Stamperia reale. Nous ne savions pas que pratiquement tout le matériel de Bodoni avait été conservé à Parme – non seulement les différentes fontes créées par lui, mais aussi le matériel servant à leur fabrication et à leur emploi. Andrea de Pasquale a exhumé cet ensemble unique, il en a systématiquement identifié les différentes pièces (en les rapprochant de celles figurant sur les planches de l’Encyclopédie), et il en a établi un catalogue-inventaire. La Biblioteca Palatina conserve aussi l’essentiel des archives de Bodoni, dont, par exemple, un extraordinaire ensemble de jeux d’épreuves corrigées par lui-même.
Le somptueux volume qui vient de sortir (Andrea de Pasquale, La Fucina dei caratteri di Giambattista Bodoni, Parma, MUP, 2010, 124 p. ("Mirabilia Palatina", 3)) donne une idée précise des richesses ainsi exhumées, et qui imposent d’ores et déjà Parme comme l’un des passages obligés parmi les plus grands musées européens consacrés à l’histoire du livre, à côté du Musée Plantin à Anvers, du Gutenberg Museum à Mayence, et du Musée de l’imprimerie à Lyon.
Table des matières de l'ouvrage:
- Le collezioni bodoniane della Biblioteca palatina di Parma
- Il disegno dei caratteri: studi e modelli
- I punzioni: fabbricazione e rifinitura
- Le matrici: fabbricazione e rifinitura
- I caratteri: fabbricazione e rifinitura
- Caratteri di legno: fabbricazione e utilizzo
- Campioni di caratteri
- Fonti e bibliografia.
Voir aussi, parmi une bibliographie considérable:
Notizie e documenti per una storia della Biblioteca Palatibna di Parma..., Parma, Biblioteca Palatina, 1962.
Parma, città d'Europa. Le memorie del padre Paolo Maria Paciaudi sulla Biblioteca Parmense, Parma, Museo Bodoniano, 2008.
Frédéric Barbier, "Bodoni, Parme et le néo-classique", dans Antike als Konzept. Lesarten in Kunst, Literatur und Politik, dir. Gernot Kamecke, Bruno Klein, Jürgen Müller, Berlin, Lukas Verlag, 2009, p. 224-238.
Andrea de Pasquale, «La Formazione della Regia Biblioteca di Parma», dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2009, 5, 297-316.
Clichés: 1) Couverture du volume; 2) Le Palais de la Pilotta; 3) Galerie du Musée Bodoni; 4) Pour le plaisir: l’admirable coupole du Baptistère de la cathédrale de Parme (clichés F. Barbier).
Libellés :
bibliographie matérielle,
Bodoni,
caractère typographique
lundi 27 septembre 2010
HIstoire des almanachs et transferts culturels à l'époque des Lumières
L'université de Marburg organise une rencontre interdisciplinaire consacrée à "La culture des almanachs en français dans l'espace germanophone (1700-1815)". Les responsables du programme d'étude sont les Pr. York-Gothart Mix (Marburg) et Hans-Jürgen Lüsebrink (Sarrebruck).
En effet, le XVIIIe siècle a vu la parution d'un nombre non négligeable de publications périodiques en français réalisées à l'étranger, notamment dans les pays allemands. Leur typologie est très complexe, qui juxtapose par exemple le Nouvelliste politique d'Allemagne et l'Almanach de la Cour de S.A.S.E. de Cologne (publié à partir de 1719), ou encore les différents titres académiques publiés en Hesse (Cassel), en Hanovre (Göttingen) et en Saxe (Gotha), voire un genre comme celui de l'Almanach des dames avec ses multiples variantes tant en français qu'en allemand. L'Almanach de Gotha est directement publié en français, et constitue comme le répertoire biographique des cercles du pouvoir dans les différents États. Son succès est européen.
On voit combien le terme même d'almanach (dont la traduction classique allemande est donnée par Calender) peut être ambivalent, puisqu'il oppose notamment un modèle de cour dont le prototype est peut-être à rechercher dans l'Almanach royal à Paris et à Versailles, et progressivement un modèle moins "distingué", que l'on a longtemps et faussement défini comme "populaire" mais qui fonctionne en réalité comme un véritable paradigme aux multiples déclinaisons. Cette polysémie perdure au XIXe siècle, sinon plus tard.
L'étude de l'almanach de cour met en évidence l'importance de la fonction de représentation, dans une perspective inspirée à la fois de Jürgen Habermas et de Pierre Bourdieu. Pourtant, la représentation n'est pas tout, et l'almanach s'impose aussi comme cet usuel qui détaille les rouages de l'administration et qui constitue avant la lettre comme le Who's who de toutes les personnalités "qui comptent", par exemple dans le royaume de France. En réalité, il doit aussi être analysé comme un exceptionnel outil au service de la rationalité et de la modernité de l'administration. L'exemple de l'électorat de Palatinat constitue presqu'un cas d'école, puisqu'il fait paraître parallèlement deux almanachs officiels, le premier en allemand, le second en français (ce dernier sous le titre d'Almanach électoral palatin).Sans parler de l'Almanach de la loterie électorale...
Aborder les almanachs dans une perspective comparatiste permet de faire à nouveau ressortir le rôle central des intermédiaires culturels que sont les éditeurs et libraires de fonds, mais aussi leurs commanditaires (par exemple dans les milieux de cour), les rédacteurs, les auteurs, éventuellement les traducteurs, etc.
D'une manière générale, la conjoncture spécifique qui est celle des pays germanophones au XVIIIe siècle détermine puissamment le genre: l'almanach pourra paraître chose de la cour et de certaines élites, surtout s'il est en français, à une époque où les intérêts d'une grande partie des lecteurs allemands se tournent de plus en plus vers la problématique de la langue et de la littérature nationales.
La situation qui s'imposera avec la Révolution de 1789 donnera bientôt à certains l'opportunité de faire passer des messages au contenu politique plus marqué -et le rôle des femmes aussi change alors profondément, comme le montre la juxtaposition des titres l'Almanach des dames et de l'Almanach de la citoyenne. Le rôle de la noblesse est lui aussi déplacé à partir de cette époque: la Révolution française ne détruit pas la noblesse, mais elle fait passer celle-ci du statut d'ensemble des seigneurs à celui de groupe de grands notables et de notables susceptibles de s'agréger des personnalités aux origines les plus variées.
Bien d'autres questions reste posées, qui concernent par exemple les almanachs non pas produits en Allemagne, mais éventuellement importés de France ou des autres régions francophones. Nous croyions la problématique relative aux almanachs relativement bien connue: le colloque de Marburg vient à point pour nous rappeler qu'il n'en est rien, mais aussi pour enrichir nos connaissances sur un sujet qui reste toujours actuel. L'almanach, surtout dans la configuration ici évoquée, d'une publication en français produite ou circulant en Allemagne, fonctionne comme un média qui informe puissamment l'historien sur son environnement et sur les représentations qu'il supporte et qu'il véhicule.
Informations sur le colloque (et bibliographie en allemand): Histoire du livre: les almanachs
Quelques clichés sur Marburg et sur les participants du colloque: Histoire du livre à Marburg
En effet, le XVIIIe siècle a vu la parution d'un nombre non négligeable de publications périodiques en français réalisées à l'étranger, notamment dans les pays allemands. Leur typologie est très complexe, qui juxtapose par exemple le Nouvelliste politique d'Allemagne et l'Almanach de la Cour de S.A.S.E. de Cologne (publié à partir de 1719), ou encore les différents titres académiques publiés en Hesse (Cassel), en Hanovre (Göttingen) et en Saxe (Gotha), voire un genre comme celui de l'Almanach des dames avec ses multiples variantes tant en français qu'en allemand. L'Almanach de Gotha est directement publié en français, et constitue comme le répertoire biographique des cercles du pouvoir dans les différents États. Son succès est européen.
On voit combien le terme même d'almanach (dont la traduction classique allemande est donnée par Calender) peut être ambivalent, puisqu'il oppose notamment un modèle de cour dont le prototype est peut-être à rechercher dans l'Almanach royal à Paris et à Versailles, et progressivement un modèle moins "distingué", que l'on a longtemps et faussement défini comme "populaire" mais qui fonctionne en réalité comme un véritable paradigme aux multiples déclinaisons. Cette polysémie perdure au XIXe siècle, sinon plus tard.
L'étude de l'almanach de cour met en évidence l'importance de la fonction de représentation, dans une perspective inspirée à la fois de Jürgen Habermas et de Pierre Bourdieu. Pourtant, la représentation n'est pas tout, et l'almanach s'impose aussi comme cet usuel qui détaille les rouages de l'administration et qui constitue avant la lettre comme le Who's who de toutes les personnalités "qui comptent", par exemple dans le royaume de France. En réalité, il doit aussi être analysé comme un exceptionnel outil au service de la rationalité et de la modernité de l'administration. L'exemple de l'électorat de Palatinat constitue presqu'un cas d'école, puisqu'il fait paraître parallèlement deux almanachs officiels, le premier en allemand, le second en français (ce dernier sous le titre d'Almanach électoral palatin).Sans parler de l'Almanach de la loterie électorale...
Aborder les almanachs dans une perspective comparatiste permet de faire à nouveau ressortir le rôle central des intermédiaires culturels que sont les éditeurs et libraires de fonds, mais aussi leurs commanditaires (par exemple dans les milieux de cour), les rédacteurs, les auteurs, éventuellement les traducteurs, etc.
D'une manière générale, la conjoncture spécifique qui est celle des pays germanophones au XVIIIe siècle détermine puissamment le genre: l'almanach pourra paraître chose de la cour et de certaines élites, surtout s'il est en français, à une époque où les intérêts d'une grande partie des lecteurs allemands se tournent de plus en plus vers la problématique de la langue et de la littérature nationales.
La situation qui s'imposera avec la Révolution de 1789 donnera bientôt à certains l'opportunité de faire passer des messages au contenu politique plus marqué -et le rôle des femmes aussi change alors profondément, comme le montre la juxtaposition des titres l'Almanach des dames et de l'Almanach de la citoyenne. Le rôle de la noblesse est lui aussi déplacé à partir de cette époque: la Révolution française ne détruit pas la noblesse, mais elle fait passer celle-ci du statut d'ensemble des seigneurs à celui de groupe de grands notables et de notables susceptibles de s'agréger des personnalités aux origines les plus variées.
Bien d'autres questions reste posées, qui concernent par exemple les almanachs non pas produits en Allemagne, mais éventuellement importés de France ou des autres régions francophones. Nous croyions la problématique relative aux almanachs relativement bien connue: le colloque de Marburg vient à point pour nous rappeler qu'il n'en est rien, mais aussi pour enrichir nos connaissances sur un sujet qui reste toujours actuel. L'almanach, surtout dans la configuration ici évoquée, d'une publication en français produite ou circulant en Allemagne, fonctionne comme un média qui informe puissamment l'historien sur son environnement et sur les représentations qu'il supporte et qu'il véhicule.
Informations sur le colloque (et bibliographie en allemand): Histoire du livre: les almanachs
Quelques clichés sur Marburg et sur les participants du colloque: Histoire du livre à Marburg
samedi 25 septembre 2010
Histoire du livre à Bucarest
Le IIIe symposium «Le livre, la Roumanie, l’Europe» (Cartea, România, Europa), qui s’est tenu cette semaine à Bucarest, était organisé en quatre grandes sections, dont la première portait sur l’histoire du livre. Après la séance inaugurale, nous avons pu entendre trente-cinq communications rassemblées autour de la problématique de la langue, et notamment de la production, de la diffusion et de l’usage du livre en français en Europe au cours des périodes moderne et contemporaine. Ces quelques notes (nécessairement incomplètes) permettront de se faire une idée de la richesse des travaux présentés. Elles ne suivent pas l'ordre des communications.
D'abord, deux remarquables interventions ont rappelé l’ancienneté de la mise par écrit du français, dont le premier texte «littéraire» connu date des années 880 (Marie-Pierre Dion-Turkovics) et qui s’impose comme langue écrite et langue de culture à la cour royale de Jean II (le Bon) et de Charles V, le fondateur de la Bibliothèque royale (Marie-Hélène Tesnière). Il y a là un modèle relativement spécifique en Europe, qui fait de la langue de la cour royale la langue écrite du royaume, puis la langue orale progressivement adoptée par les bourgeoisies des villes principales de celui-ci.
La Renaissance a été envisagée à travers une étude novatrice de la «langue des devises» au XVIe siècle (Monica Breazu), mais aussi à travers la problématique de la stratégie éditoriale des éditeurs vénitiens et lyonnais (Raphaële Mouren). Pourtant, le moment clé de la diffusion du livre français ou en français date bien sûr du XVIIIe siècle, et il s’étendra à bien des égards jusqu’à la première moitié du XXe. Otto Lankhorst et Sabine Juratic évoquaient tous deux la question de la «francophonie» aux Pays-Bas et plus généralement en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Claire Madl étudiait avec précision les catalogues «français» du libraire pragois Gerle, dont les connexions avec Neuchâtel sont les principales, tandis que Luisa López-Vidriero envisageait le rôle de la «francophonie» dans le cas des bibliothèques de cour en Espagne, au premier chef la Bibliothèque royale.
Les exposés sur l’Europe centrale et orientale ont tout naturellement, et heureusement, tenu une place centrale dans le colloque. Maria Danilov a évoqué les origines de l’imprimerie en pays roumains, tandis que les Battyány illustraient de manière idéaltypique le thème de la francophonie (Doina Biro/ István Monok). Le cas de la Bucovine est excellemment traité par Olimpia Mitri, et Popi Polemi donne trop brièvement (mais c'est la loi du genre) les résultats des comptages réalisés à partir de la remarquable bibliographie hellénique des XVIIIe et XIXe siècles. Nadia Danova, dans une conférence suggestive, souligne le rôle de la censure dans les Balkans aux XVIIIe et XIXe siècles, et Vera Tchetsova éclaire, à propos des éditions du patriarche d’Antioche Athanase IV, un moment clé d’une histoire culturelle et de l'histoire du livre trop étroitement soumise aux considérations de l’histoire polico-diplomatique. Enfin, le travail de Virgil Teodorescu sur un livre exceptionnel de la période contemporaine (Podul Mogosoaiei) est à tous égards exemplaire. On souhaite à Monsieur Teodorecu de terminer bientôt sa recherche pour pouvoir publier l'édition critique de l'œuvre.
D’autres exemples ont aussi été envisagés, qui éclairent la problématique de l’histoire comparée, et la charge symbolique des écritures (voire le rôle plus complexe qu’on ne croit a priori dévolu à la «mise en livre»), et qui soulignent l’importance d’une contextualisation la plus précise possible: ainsi de l’écriture de Krk/Veglia, en Dalmatie (Daniel Baric). Marisa Midori Deaecto traitait des «liaisons transatlantiques» de la librairie française du XIXe siècle. Enfin, Andrea De Pasquale, le très actif directeur de la Bibliotheca Palatina de Parme, apportait l’exemple exceptionnel des éditions de Bodoni dans des caractères non latins (exoticis linguis). La problématique des "trois révolutions du livre" réapparaissaient avec la conférence consacrée par Catherine Lavenir au problème de la langue face aux nouveaux médias du début du XXIe siècle, et notamment à Internet.
Pour conclure un billet déjà trop long, revenons sur le cas presque idéaltypique des 1001 nuits et de leur traduction roumaine (Carmen Cocea). Peu d’exemples en effet illustrent de manière aussi pertinente la problématique des transferts culturels que celui du recueil de contes arabes, d’abord traduits en français, puis à Venise en italien et en néo-grec, et enfin en roumain -Venise, porte de la Méditerranée orientale s’agissant de la diffusion comme de l’élaboration des textes et des livres jusqu’au début du XXe siècle. Il nous reste à attendre l'édition aussi rapide que possible des Actes du symposium, édition qui contribuera à confirmer Bucarest comme l'un des pôles de la recherche actuelle en histoire du livre, mais qui donnera aussi, plus immédiatement, l'opportunité à chacun de prendre la mesure de la richesse du symposium de 2010.
Clichés: 1) séance d'ouverture; 2) la Faculté de droit, où s'est tenue la séance inaugurale; 3) au fil des séances (Monsieur Andrea De Pasquale, président de séance, présente Madame Lopez Vidriero).
Quelques photos prises au fil du symposium: Histoire du livre à Bucarest
D'abord, deux remarquables interventions ont rappelé l’ancienneté de la mise par écrit du français, dont le premier texte «littéraire» connu date des années 880 (Marie-Pierre Dion-Turkovics) et qui s’impose comme langue écrite et langue de culture à la cour royale de Jean II (le Bon) et de Charles V, le fondateur de la Bibliothèque royale (Marie-Hélène Tesnière). Il y a là un modèle relativement spécifique en Europe, qui fait de la langue de la cour royale la langue écrite du royaume, puis la langue orale progressivement adoptée par les bourgeoisies des villes principales de celui-ci.
La Renaissance a été envisagée à travers une étude novatrice de la «langue des devises» au XVIe siècle (Monica Breazu), mais aussi à travers la problématique de la stratégie éditoriale des éditeurs vénitiens et lyonnais (Raphaële Mouren). Pourtant, le moment clé de la diffusion du livre français ou en français date bien sûr du XVIIIe siècle, et il s’étendra à bien des égards jusqu’à la première moitié du XXe. Otto Lankhorst et Sabine Juratic évoquaient tous deux la question de la «francophonie» aux Pays-Bas et plus généralement en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Claire Madl étudiait avec précision les catalogues «français» du libraire pragois Gerle, dont les connexions avec Neuchâtel sont les principales, tandis que Luisa López-Vidriero envisageait le rôle de la «francophonie» dans le cas des bibliothèques de cour en Espagne, au premier chef la Bibliothèque royale.
Les exposés sur l’Europe centrale et orientale ont tout naturellement, et heureusement, tenu une place centrale dans le colloque. Maria Danilov a évoqué les origines de l’imprimerie en pays roumains, tandis que les Battyány illustraient de manière idéaltypique le thème de la francophonie (Doina Biro/ István Monok). Le cas de la Bucovine est excellemment traité par Olimpia Mitri, et Popi Polemi donne trop brièvement (mais c'est la loi du genre) les résultats des comptages réalisés à partir de la remarquable bibliographie hellénique des XVIIIe et XIXe siècles. Nadia Danova, dans une conférence suggestive, souligne le rôle de la censure dans les Balkans aux XVIIIe et XIXe siècles, et Vera Tchetsova éclaire, à propos des éditions du patriarche d’Antioche Athanase IV, un moment clé d’une histoire culturelle et de l'histoire du livre trop étroitement soumise aux considérations de l’histoire polico-diplomatique. Enfin, le travail de Virgil Teodorescu sur un livre exceptionnel de la période contemporaine (Podul Mogosoaiei) est à tous égards exemplaire. On souhaite à Monsieur Teodorecu de terminer bientôt sa recherche pour pouvoir publier l'édition critique de l'œuvre.
D’autres exemples ont aussi été envisagés, qui éclairent la problématique de l’histoire comparée, et la charge symbolique des écritures (voire le rôle plus complexe qu’on ne croit a priori dévolu à la «mise en livre»), et qui soulignent l’importance d’une contextualisation la plus précise possible: ainsi de l’écriture de Krk/Veglia, en Dalmatie (Daniel Baric). Marisa Midori Deaecto traitait des «liaisons transatlantiques» de la librairie française du XIXe siècle. Enfin, Andrea De Pasquale, le très actif directeur de la Bibliotheca Palatina de Parme, apportait l’exemple exceptionnel des éditions de Bodoni dans des caractères non latins (exoticis linguis). La problématique des "trois révolutions du livre" réapparaissaient avec la conférence consacrée par Catherine Lavenir au problème de la langue face aux nouveaux médias du début du XXIe siècle, et notamment à Internet.
Pour conclure un billet déjà trop long, revenons sur le cas presque idéaltypique des 1001 nuits et de leur traduction roumaine (Carmen Cocea). Peu d’exemples en effet illustrent de manière aussi pertinente la problématique des transferts culturels que celui du recueil de contes arabes, d’abord traduits en français, puis à Venise en italien et en néo-grec, et enfin en roumain -Venise, porte de la Méditerranée orientale s’agissant de la diffusion comme de l’élaboration des textes et des livres jusqu’au début du XXe siècle. Il nous reste à attendre l'édition aussi rapide que possible des Actes du symposium, édition qui contribuera à confirmer Bucarest comme l'un des pôles de la recherche actuelle en histoire du livre, mais qui donnera aussi, plus immédiatement, l'opportunité à chacun de prendre la mesure de la richesse du symposium de 2010.
Clichés: 1) séance d'ouverture; 2) la Faculté de droit, où s'est tenue la séance inaugurale; 3) au fil des séances (Monsieur Andrea De Pasquale, président de séance, présente Madame Lopez Vidriero).
Quelques photos prises au fil du symposium: Histoire du livre à Bucarest
samedi 18 septembre 2010
Exposition sur la Renaissance
Il y a quelques mois à peine, la Cité épiscopale d’Albi était inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Chacun connaît, au moins en reproduction, la cathédrale Sainte-Cécile, et la silhouette de la ville abritée dans un coude du Tarn.
Mais voici une autre excellente raison de venir visiter Albi, au cours de cet automne 2010. En effet, la Bibliothèque municipale organise, du 15 septembre au 31 décembre, une magnifique exposition consacrée au «Goût de la Renaissance italienne». Le titre est trompeur, mais le sous-titre parfaitement explicite: "les manuscrits enluminés de Jean Jouffroy, cardinal d'Albi (1412-1473)».
Il s’agit en effet d’un rassemblement exceptionnel d’œuvres réunies autour de la personne de Jean Jouffroy, prélat de l’Église, diplomate sans cesse en action entre la papauté, la Bourgogne et la France, et collectionneur précoce d’antiques et de livres manuscrits.
C’est bien une figure spectaculaire, et pour le moins ambiguë, que celle de ce personnage trop négligé par l'historiographie, qui fait carrière dans l'Église, mais qui ne dédaigne pas, bien au contraire, les jeux de la politique, et auquel on a notamment reproché une avidité un petit peu trop voyante et un certain manque de scrupules.
Longtemps installé à Rome, Jouffroy réunit une bibliothèque exceptionnelle, dont un certain nombre de pièces vient de l'atelier florentin de Vespasiano da Bisticci. Il n'hésitera pas à enrichir ses collections en détournant des manuscrits de Saint-Denis, abbaye à la tête de laquelle il est un temps nommé. Cet ancien évêque d'Arras est en définitive nommé à Albi, et la chapelle de la Sainte-Croix, dans la cathédrale, est conçue, avec sa magnifique décoration peinte, comme devant accueillir sa sépulture.
L'exposition présente essentiellement des manuscrits et documents d'archives conservés à Albi ou empruntés à Rome (Bibliothèque Vaticane) et à Paris (Bibliothèque nationale de France): mentionnons un Thucydide dédié à Nicolas V, mais surtout un Ptolémée et un Strabon destinés au roi René d'Anjou. Le manuscrit de saint Jean Chrysostome (voir cliché) a été, grâce à l'exposition) nouvellement repéré comme ayant fait partie de la bibliothèque du cardinal.
Dirigé par Matthieu Desachy et par Gennaro Rosacno, le catalogue de l'exposition (160 pages) se recommande par sa qualité à la fois scientifique et formelle. Il enrichit un admirable ensemble de publications récentes relatives à l'histoire de la Bibliothèque d'Albi et de ses fonds, ou à l'histoire du livre à Albi et dans sa région: Le Scriptorium d'Albi. Les manuscrits de la cathédrale Sainte-Cécile (VIIe-XIIe siècles), et Incunables albigeois: les ateliers d'imprimerie de l'Aeneas Sylvius (...) et de Jean Neumeister.... Ces catalogues sont devenus de précieux instruments de référence, auxquels vient s'ajouter le catalogue sur Jean Jouffroy... ce qui n'exclut pas le voyage à Albi, bien au contraire.
Cliché: admirable reliure Renaissance d'un manuscrit de saint Jean Chrysostome exécuté par Vespasiano da Bisticcci à Florence (Albi, ms 17. Catalogue, n° 11).
Sur la Médiathèque Pierre Amalric: http://www.mediatheque-albi.fr/
Mais voici une autre excellente raison de venir visiter Albi, au cours de cet automne 2010. En effet, la Bibliothèque municipale organise, du 15 septembre au 31 décembre, une magnifique exposition consacrée au «Goût de la Renaissance italienne». Le titre est trompeur, mais le sous-titre parfaitement explicite: "les manuscrits enluminés de Jean Jouffroy, cardinal d'Albi (1412-1473)».
Il s’agit en effet d’un rassemblement exceptionnel d’œuvres réunies autour de la personne de Jean Jouffroy, prélat de l’Église, diplomate sans cesse en action entre la papauté, la Bourgogne et la France, et collectionneur précoce d’antiques et de livres manuscrits.
C’est bien une figure spectaculaire, et pour le moins ambiguë, que celle de ce personnage trop négligé par l'historiographie, qui fait carrière dans l'Église, mais qui ne dédaigne pas, bien au contraire, les jeux de la politique, et auquel on a notamment reproché une avidité un petit peu trop voyante et un certain manque de scrupules.
Longtemps installé à Rome, Jouffroy réunit une bibliothèque exceptionnelle, dont un certain nombre de pièces vient de l'atelier florentin de Vespasiano da Bisticci. Il n'hésitera pas à enrichir ses collections en détournant des manuscrits de Saint-Denis, abbaye à la tête de laquelle il est un temps nommé. Cet ancien évêque d'Arras est en définitive nommé à Albi, et la chapelle de la Sainte-Croix, dans la cathédrale, est conçue, avec sa magnifique décoration peinte, comme devant accueillir sa sépulture.
L'exposition présente essentiellement des manuscrits et documents d'archives conservés à Albi ou empruntés à Rome (Bibliothèque Vaticane) et à Paris (Bibliothèque nationale de France): mentionnons un Thucydide dédié à Nicolas V, mais surtout un Ptolémée et un Strabon destinés au roi René d'Anjou. Le manuscrit de saint Jean Chrysostome (voir cliché) a été, grâce à l'exposition) nouvellement repéré comme ayant fait partie de la bibliothèque du cardinal.
Dirigé par Matthieu Desachy et par Gennaro Rosacno, le catalogue de l'exposition (160 pages) se recommande par sa qualité à la fois scientifique et formelle. Il enrichit un admirable ensemble de publications récentes relatives à l'histoire de la Bibliothèque d'Albi et de ses fonds, ou à l'histoire du livre à Albi et dans sa région: Le Scriptorium d'Albi. Les manuscrits de la cathédrale Sainte-Cécile (VIIe-XIIe siècles), et Incunables albigeois: les ateliers d'imprimerie de l'Aeneas Sylvius (...) et de Jean Neumeister.... Ces catalogues sont devenus de précieux instruments de référence, auxquels vient s'ajouter le catalogue sur Jean Jouffroy... ce qui n'exclut pas le voyage à Albi, bien au contraire.
Cliché: admirable reliure Renaissance d'un manuscrit de saint Jean Chrysostome exécuté par Vespasiano da Bisticcci à Florence (Albi, ms 17. Catalogue, n° 11).
Sur la Médiathèque Pierre Amalric: http://www.mediatheque-albi.fr/
jeudi 16 septembre 2010
Histoire du livre: le symposium annuel de Bucarest
Le troisième symposium international «Le livre, la Roumanie, l’Europe» se tiendra à Bucarest du 20 au 23 septembre 2010. Il est organisé par la Bibliothèque métropolitaine de Bucarest, grâce à l’initiative et à l’inlassable activité du directeur général de cet établissement, Monsieur Florin Rotaru.
Comme chaque année, le symposium comporte une section d’Histoire du livre, mais une autre section sera aussi consacrée aux Sciences de l’information et à l’Histoire des bibliothèques. La commémoration du 300e anniversaire de l’intronisation de Demetrius (Dimitri) Cantemir a d'autre part fourni l’occasion d’organiser une section plus particulièrement consacrée à «Cantemir et son époque». Nous en profitons pour rappeler la publication récente de l’ouvrage de notre collègue Stefan Lemny, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, sur Les Cantemir. L’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle (Paris, Éditions Complexe, 2009). Stefan Lemny participera comme de juste au symposium de Bucarest.
La partie d’Histoire du livre porte, en 2010, sur le problème des langues d’édition et sur leur rôle dans les processus de diffusion des connaissances, de construction des identités et de développements des transferts culturels aux époques moderne et contemporaine. L'espace de l'Europe centrale et orientale, y compris les Balkans, présente à cet égard des caractères tout à fait spécifiques: la rencontre de multiples groupes ethniques (Grecs, différents peuples slaves, Hongrois, Roumains, Turcs, pour n'en citer quelques-uns) y fait de la langue, donc de l'écriture, de la littérature et du livre un élément de culture et d'identité dont on ne peut surestimer l'importance.
Parallèlement, le symposium fera un sort privilégié au cas du français -on sait les liens historiques tissés entre la Roumanie et la France, et on rappellera la désignation de Bucarest comme le "Petit Paris" de l'Europe orientale. Les conférences traiteront du rôle du français comme langue de communication internationale sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle, avec une mention particulière pour l’Europe centrale et orientale et pour les Balkans. Mais on envisagera aussi la spécificité propre du français, en tant que langue portée par écrit dès le IXe siècle (la Cantilène de sainte Eulalie), et en tant que langue de culture imposée de manière précoce par la cour à l’ensemble du royaume (le rôle de Charles V).
Enfin, la problématique des langues d’édition sera abordée de manière plus générale pour l’ensemble de la période allant de l’humanisme à l’époque actuelle, avec une attention spécifique pour les phases de changement plus marqué : la Renaissance et l’humanisme, le temps des nationalités et de l’industrialisation, la révolution actuelle des «nouveaux médias». D’autres espaces et d’autres dimensions de cette problématique seront plus ponctuellement évoqués, qui autoriseront d’utiles comparaisons: l’édition dans des langues plus rares, le marché du livre espagnol, le cas des contrefaçons belges ou encore celui du commerce transatlantique, en particulier avec le Brésil.
Le symposium annuel est un exceptionnel moment de rencontre. Pour la seule section d'Histoire du livre, sont attendus la semaine prochaine à Bucarest des spécialistes venant de Belgique, du Brésil, de Bulgarie, d’Espagne, de France, de Grande-Bretagne, de Grèce, de Hongrie, d’Italie, de Moldavie, des Pays-Bas, de la République tchèque, de Russie et, bien entendu, de Roumanie. Cette simple énumération dit toute la richesse du programme.
Les séances de travail bénéficient d'une traduction simultanée, et les actes des différents symposiums sont régulièrement et rapidement publiés.
Le programme détaillé est disponible à l’adresse suivante:
Symposium de Bucarest 2010
et pour les différentes sections:
Symposium de Bucarest 2010: HIstoire du livre
Cliché: Monsieur Rotaru, directeur général de la Bibliothèque métropolitaine de Bucarest. Le cliché a été pris à l'occasion d'une émission radiophonique. Monsieur Rotaru, spécialiste de l'histoire du livre et des bibliothèques en Roumanie, a publié dans le Bulletin des bibliothèques de France un très précieux article présentant rapidement au lecteur francophone l'histoire des bibliothèques de la capitale roumaine. Le texte en est disponible à l'adresse suivante:
Histoire du livre en Roumanie
Comme chaque année, le symposium comporte une section d’Histoire du livre, mais une autre section sera aussi consacrée aux Sciences de l’information et à l’Histoire des bibliothèques. La commémoration du 300e anniversaire de l’intronisation de Demetrius (Dimitri) Cantemir a d'autre part fourni l’occasion d’organiser une section plus particulièrement consacrée à «Cantemir et son époque». Nous en profitons pour rappeler la publication récente de l’ouvrage de notre collègue Stefan Lemny, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, sur Les Cantemir. L’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle (Paris, Éditions Complexe, 2009). Stefan Lemny participera comme de juste au symposium de Bucarest.
La partie d’Histoire du livre porte, en 2010, sur le problème des langues d’édition et sur leur rôle dans les processus de diffusion des connaissances, de construction des identités et de développements des transferts culturels aux époques moderne et contemporaine. L'espace de l'Europe centrale et orientale, y compris les Balkans, présente à cet égard des caractères tout à fait spécifiques: la rencontre de multiples groupes ethniques (Grecs, différents peuples slaves, Hongrois, Roumains, Turcs, pour n'en citer quelques-uns) y fait de la langue, donc de l'écriture, de la littérature et du livre un élément de culture et d'identité dont on ne peut surestimer l'importance.
Parallèlement, le symposium fera un sort privilégié au cas du français -on sait les liens historiques tissés entre la Roumanie et la France, et on rappellera la désignation de Bucarest comme le "Petit Paris" de l'Europe orientale. Les conférences traiteront du rôle du français comme langue de communication internationale sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle, avec une mention particulière pour l’Europe centrale et orientale et pour les Balkans. Mais on envisagera aussi la spécificité propre du français, en tant que langue portée par écrit dès le IXe siècle (la Cantilène de sainte Eulalie), et en tant que langue de culture imposée de manière précoce par la cour à l’ensemble du royaume (le rôle de Charles V).
Enfin, la problématique des langues d’édition sera abordée de manière plus générale pour l’ensemble de la période allant de l’humanisme à l’époque actuelle, avec une attention spécifique pour les phases de changement plus marqué : la Renaissance et l’humanisme, le temps des nationalités et de l’industrialisation, la révolution actuelle des «nouveaux médias». D’autres espaces et d’autres dimensions de cette problématique seront plus ponctuellement évoqués, qui autoriseront d’utiles comparaisons: l’édition dans des langues plus rares, le marché du livre espagnol, le cas des contrefaçons belges ou encore celui du commerce transatlantique, en particulier avec le Brésil.
Le symposium annuel est un exceptionnel moment de rencontre. Pour la seule section d'Histoire du livre, sont attendus la semaine prochaine à Bucarest des spécialistes venant de Belgique, du Brésil, de Bulgarie, d’Espagne, de France, de Grande-Bretagne, de Grèce, de Hongrie, d’Italie, de Moldavie, des Pays-Bas, de la République tchèque, de Russie et, bien entendu, de Roumanie. Cette simple énumération dit toute la richesse du programme.
Les séances de travail bénéficient d'une traduction simultanée, et les actes des différents symposiums sont régulièrement et rapidement publiés.
Le programme détaillé est disponible à l’adresse suivante:
Symposium de Bucarest 2010
et pour les différentes sections:
Symposium de Bucarest 2010: HIstoire du livre
Cliché: Monsieur Rotaru, directeur général de la Bibliothèque métropolitaine de Bucarest. Le cliché a été pris à l'occasion d'une émission radiophonique. Monsieur Rotaru, spécialiste de l'histoire du livre et des bibliothèques en Roumanie, a publié dans le Bulletin des bibliothèques de France un très précieux article présentant rapidement au lecteur francophone l'histoire des bibliothèques de la capitale roumaine. Le texte en est disponible à l'adresse suivante:
Histoire du livre en Roumanie
mardi 14 septembre 2010
Réouverture d'une bibliothèque
Depuis surtout la Renaissance, un certain nombre d’administrations possédaient des bibliothèques plus ou moins spécialisées: ainsi, en France aujourd'hui, des bibliothèques des différents ministères, de la Présidence de la République, des Assemblées (le Sénat et l’Assemblée nationale), d'organismes comme le Conseil d’État, etc., mais aussi de quelques grandes villes. Rappelons d'ailleurs que, par définition, la Bibliothèque nationale américaine est la Bibliothèque du Congrès.
Ces bibliothèques avaient d’abord une fonction utilitaire –fournir la documentation nécessaire aux élus ou aux fonctionnaires travaillant dans l’institution concernée. Il va de soi que, avec l’évolution des conditions d’information les plus générales, cette fonction a tendu à perdre de son importance: de sorte que l’objet même des bibliothèques "administratives" doit souvent être redéfini, et qu'elles tendent à devenir des bibliothèques de recherche et de conservation.
Parmi ces établissements, les Parisiens connaissaient leur Bibliothèque administrative, l’une des deux bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris (avec la Bibliothèque historique, rue Pavée). La Bibliothèque administrative est installée à l’Hôtel de Ville et, si son usage est théoriquement réservé aux membres du Conseil municipal et aux agents de l’administration, elle n’en est pas moins le plus largement ouverte aux chercheurs. C’est là une chose heureuse car, malgré des pertes massives, dont la plus marquante est due à l’incendie du bâtiment pendant la Commune, la Bibliothèque est aujourd’hui l’un des établissements les plus remarquables de Paris pour les fonds qu’elle conserve, tant manuscrits qu’imprimés.
Les catalogues publiés depuis plus d’une vingtaine d’années mettent cette richesse bien en évidence, s’agissant notamment des rarissimes fonds étrangers ou encore de certaines collections spécifiques, parmi lesquelles la bibliothèque de l'économiste Michel Chevalier.
La Bibliothèque administrative a été fermée plusieurs années durant, notamment pour mise aux normes de sécurité. Toujours installée dans son somptueux local historique sous les toitures de l’Hôtel de Ville, elle sera à nouveau accessible au public à compter de la semaine prochaine. À cette occasion, son appellation officielle change, pour devenir celle de Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, une désignation déjà usuelle parmi ses utilisateurs.
La réouverture sera marquée par l’organisation d’une rencontre-débat, le jeudi 16 septembre 2010 à 15h., sur le thème
La bibliothèque de demain: où en est-on? Regards croisés sur la lecture publique en France et aux États-Unis.
Animée par Michel Melot, la séance réunira Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque publique d’information; Anne-Marie Bertrand, directrice de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques; Pierre Casselle, directeur de la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville; Keith Fiels, président de l’American Library Association; Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France.
L'accès est libre, mais il est demandé de bien vouloir réserver par téléphone (01 42 76 48 87) ou par Internet (bhdv@paris.fr). L’entrée se fait par la façade arrière de l’Hôtel de Ville (5 rue Lobau, 75004 Paris).
Une vidéo sur la Bibliothèque et sur les aménagements récents dont elle a fait l'objet:
Le nouveau visage de la bibliothèque de l'Hôtel de Ville
envoyé par mairiedeparis. - L'info video en direct.
Ces bibliothèques avaient d’abord une fonction utilitaire –fournir la documentation nécessaire aux élus ou aux fonctionnaires travaillant dans l’institution concernée. Il va de soi que, avec l’évolution des conditions d’information les plus générales, cette fonction a tendu à perdre de son importance: de sorte que l’objet même des bibliothèques "administratives" doit souvent être redéfini, et qu'elles tendent à devenir des bibliothèques de recherche et de conservation.
Les catalogues publiés depuis plus d’une vingtaine d’années mettent cette richesse bien en évidence, s’agissant notamment des rarissimes fonds étrangers ou encore de certaines collections spécifiques, parmi lesquelles la bibliothèque de l'économiste Michel Chevalier.
La Bibliothèque administrative a été fermée plusieurs années durant, notamment pour mise aux normes de sécurité. Toujours installée dans son somptueux local historique sous les toitures de l’Hôtel de Ville, elle sera à nouveau accessible au public à compter de la semaine prochaine. À cette occasion, son appellation officielle change, pour devenir celle de Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, une désignation déjà usuelle parmi ses utilisateurs.
La réouverture sera marquée par l’organisation d’une rencontre-débat, le jeudi 16 septembre 2010 à 15h., sur le thème
La bibliothèque de demain: où en est-on? Regards croisés sur la lecture publique en France et aux États-Unis.
Animée par Michel Melot, la séance réunira Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque publique d’information; Anne-Marie Bertrand, directrice de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques; Pierre Casselle, directeur de la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville; Keith Fiels, président de l’American Library Association; Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France.
L'accès est libre, mais il est demandé de bien vouloir réserver par téléphone (01 42 76 48 87) ou par Internet (bhdv@paris.fr). L’entrée se fait par la façade arrière de l’Hôtel de Ville (5 rue Lobau, 75004 Paris).
Une vidéo sur la Bibliothèque et sur les aménagements récents dont elle a fait l'objet:
Le nouveau visage de la bibliothèque de l'Hôtel de Ville
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samedi 11 septembre 2010
Le 11 septembre et l'histoire du livre?
En ce 11 septembre 2010, il ne saurait naturellement pas être question de tomber dans le ridicule de ce pasteur américain appelant à brûler deux cents exemplaires du Coran prétendument en expiation des attentats du 11 septembre. Laissons de côté les arguments relevant de la théologie (pouvons-nous penser qu’un Dieu tout puissant serait intéressé par ce genre de contrat absurde, comme d’une manière générale par tout genre de contrat humain, du type je fais ceci, tu fais cela ?). L’opération nous interpelle à plusieurs titres en tant qu’historiens du livre.
D’abord, il s’agit de l’image: les livres sont faits pour être lus, mais ils semblent en définitive aussi avoir été faits pour être brûlés. L’histoire de l’Occident fait une trop large place à ces actions spectaculaires pour qu’il soit possible de n’y voir qu’une manière d’autodafé. L’image de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie reste omniprésente dans la conscience universelle, destruction à la suite de laquelle la plus grande partie de la culture écrite de l’Antiquité a disparu. Ce vide est aujourd’hui suffisamment «efficace» pour que le projet d’une nouvelle «Bibliothèque d’Alexandrie» soit pris en charge par les instances internationales les plus officielles –et cela, oserions-nous ajouter, indépendamment des besoins objectifs des populations considérées.
De même, sous la Révolution française, les livres «inutiles» peuvent-ils et doivent-ils être détruits, puisque, comme l'expliquait le grand libraire-imprimeur Mame, ils sont le témoignage de l’«imbécillité de nos bons aïeux». Le terme est à prendre au sens étymologique, comme décrivant la situation de celui qui ne saurait marcher seul et qui a besoin d'un bâton, mais aussi aussi au sens métaphorique: l'homme peut marcher seul grâce à sa raison, et il n'a pas besoin de substituts comme, notamment, la religion. Le grand risque encouru par les livres réside dans une forme de négligence et d’ignorance, mais aussi dans le jugement porté à l’encontre de leurs contenus en fonction de catégories qui ne sont pas adaptées.
Bien sûr, la destruction des livres et des bibliothèques répond aussi à d’autres objectifs. À Sarajevo, il s’agissait d’anéantir brutalement une certaine culture «nationale» dont on ne voulait plus entendre parler. À Villiers-le-Bel au contraire, il s’agissait, même inconsciemment, de détruire le vecteur d’une forme de participation collective dont certains se percevaient eux-mêmes comme exclus. Dans cette hypothèses, ce sont les mêmes qui «caillassent» les bus transportant des gens allant à leur travail, alors qu’ils n’ont quant à eux pas de travail, et assez peu d’espoir de jamais en avoir un quelconque permettant un minimum de valorisation. Le livre et la bibliothèque deviennent cet objet symbolique auquel il est aisé de s’attaquer et dont la destruction manifestera haut et fort le «mal-être» que l’on veut objectiver.
Laissons de côté la problématique du contrôle des lectures. L’autodafé annoncé pour aujourd’hui aux États-Unis confirme la charge symbolique écrasante qui est celle du livre et de la collection de livres, non seulement comme vecteur d’une certaine culture, mais aussi comme môle d’identification d’une certaine collectivité. Dans le même temps, il met en évidence l’importance de la médiatisation, ou de la publicité dans tous les sens de ce dernier terme: tel ou tel fait absurde (détruire des livres) acquiert une résonance mondiale, parce que la symbolique mise en branle réfracte précisément les attentes les plus démagogiques d’un certain public à un moment donné.
Il est toujours plus simple de fonctionner par antithèses: le bien / le mal, le connu / l’inconnu, l’identité / l’autre (l’émigré…). Mais la résonance ne fait pas le raisonnement. Le propre de l’histoire du livre est de revenir à chaque fois sur la nécessité de la complexité (les choses sont plus compliquées qu’on ne croit), tout comme le propre de l‘histoire des idées et de la pensée humaine est d’insister sur le caractère relatif des catégories et des croyances qui encadrent nécessairement la vie quotidienne de chacun d’entre nous.
Cliché: le destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie, xylographie des Chroniques de Nuremberg (Liber chronicarum), Nuremberg, 1493.
D’abord, il s’agit de l’image: les livres sont faits pour être lus, mais ils semblent en définitive aussi avoir été faits pour être brûlés. L’histoire de l’Occident fait une trop large place à ces actions spectaculaires pour qu’il soit possible de n’y voir qu’une manière d’autodafé. L’image de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie reste omniprésente dans la conscience universelle, destruction à la suite de laquelle la plus grande partie de la culture écrite de l’Antiquité a disparu. Ce vide est aujourd’hui suffisamment «efficace» pour que le projet d’une nouvelle «Bibliothèque d’Alexandrie» soit pris en charge par les instances internationales les plus officielles –et cela, oserions-nous ajouter, indépendamment des besoins objectifs des populations considérées.
De même, sous la Révolution française, les livres «inutiles» peuvent-ils et doivent-ils être détruits, puisque, comme l'expliquait le grand libraire-imprimeur Mame, ils sont le témoignage de l’«imbécillité de nos bons aïeux». Le terme est à prendre au sens étymologique, comme décrivant la situation de celui qui ne saurait marcher seul et qui a besoin d'un bâton, mais aussi aussi au sens métaphorique: l'homme peut marcher seul grâce à sa raison, et il n'a pas besoin de substituts comme, notamment, la religion. Le grand risque encouru par les livres réside dans une forme de négligence et d’ignorance, mais aussi dans le jugement porté à l’encontre de leurs contenus en fonction de catégories qui ne sont pas adaptées.
Bien sûr, la destruction des livres et des bibliothèques répond aussi à d’autres objectifs. À Sarajevo, il s’agissait d’anéantir brutalement une certaine culture «nationale» dont on ne voulait plus entendre parler. À Villiers-le-Bel au contraire, il s’agissait, même inconsciemment, de détruire le vecteur d’une forme de participation collective dont certains se percevaient eux-mêmes comme exclus. Dans cette hypothèses, ce sont les mêmes qui «caillassent» les bus transportant des gens allant à leur travail, alors qu’ils n’ont quant à eux pas de travail, et assez peu d’espoir de jamais en avoir un quelconque permettant un minimum de valorisation. Le livre et la bibliothèque deviennent cet objet symbolique auquel il est aisé de s’attaquer et dont la destruction manifestera haut et fort le «mal-être» que l’on veut objectiver.
Laissons de côté la problématique du contrôle des lectures. L’autodafé annoncé pour aujourd’hui aux États-Unis confirme la charge symbolique écrasante qui est celle du livre et de la collection de livres, non seulement comme vecteur d’une certaine culture, mais aussi comme môle d’identification d’une certaine collectivité. Dans le même temps, il met en évidence l’importance de la médiatisation, ou de la publicité dans tous les sens de ce dernier terme: tel ou tel fait absurde (détruire des livres) acquiert une résonance mondiale, parce que la symbolique mise en branle réfracte précisément les attentes les plus démagogiques d’un certain public à un moment donné.
Il est toujours plus simple de fonctionner par antithèses: le bien / le mal, le connu / l’inconnu, l’identité / l’autre (l’émigré…). Mais la résonance ne fait pas le raisonnement. Le propre de l’histoire du livre est de revenir à chaque fois sur la nécessité de la complexité (les choses sont plus compliquées qu’on ne croit), tout comme le propre de l‘histoire des idées et de la pensée humaine est d’insister sur le caractère relatif des catégories et des croyances qui encadrent nécessairement la vie quotidienne de chacun d’entre nous.
Cliché: le destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie, xylographie des Chroniques de Nuremberg (Liber chronicarum), Nuremberg, 1493.
vendredi 10 septembre 2010
Newsletter en histoire du livre
La Fabbrica del libro (sous-titrée: Bolletino di storia dell’editoria in Italia) est un bulletin donnant deux fois par an des informations sur l’histoire du livre et de l’édition en Italie. La publication en est à sa seizième année, et le numéro 2010/1 propose en 48 pages des articles sur les archives éditoriales (par Gabriele Turi), sur différentes recherches en cours (un libraire autrichien à Venise de 1817 à 1868, un éditeur d’art milanais de l’après-guerre, etc.) et sur la collection des «Libri bianchi» publiée par Einaudi de 1957 à 1966 (par Irene Mordiglia). Le lecteur y trouvera aussi un article nécrologique (à la suite du décès de Roberto Bonchio) et un certain nombre d’autres contributions. Parmi celles-ci, arrêtons-nous un instant sur le «témoignage» (sous la rubrique Testimonianze) de Giorgio Lucini sur la maison milanaise des Lucini fondée en 1924.
Cette note de quelques pages attire en effet l’attention sur une source apparemment trop négligée des historiens du livre, tout au moins en France (au contraire, par exemple, de la pratique au Québec, et d’une manière générale au Canada): il s’agit des archives orales. À l’heure où la «troisième révolution du livre» déploie ses effets de manière de plus en plus sensible et où les «nouveaux médias» semblent sans cesse monter en puissance, à l’heure aussi où l’attention du public est mobilisée en faveur de savoir-faire et de connaissances qui seraient en voie de disparition, il paraît d’autant plus intéressant de recueillir les témoignages de professionnels qui ont été témoins d’un certain nombre d’évolutions ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle et qui, pour la plupart, sont aujourd’hui relativement âgés. Nous pensons aussi bien à d’anciens «typos» et ouvriers du livre qu’à des acteurs du monde de l’édition, de la diffusion, de la presse périodique, voire des bibliothèques, etc.
Les Newsletters privilégient aujourd’hui la forme numérique (à l’image des Nouvelles du livre ancien en France): il est d’autant plus réconfortant de rencontrer une expérience durable qui utilise encore le support du papier. Le calcul est probablement fondé: nous recevons tous quotidiennement une information écrasante par Internet, de sorte que l’hypothèse n’est pas toujours vérifiée, qui voudrait que l’accessibilité totale de tel ou tel bulletin ou autre soit garante de sa consultation effective. Au contraire, l’information sur papier s’appuie sur la durabilité, et elle peut être consultée partout et à tête reposée, de sorte que sa «rentabilité» est très probablement bien plus élevée que si elle était donnée sur Internet. Il faut rendre hommage aux responsables de la publication de La Fabbrica del libro pour leur ténacité en définitive couronnée de succès.
L’index des années 1995-2000 de La Fabbrica del libro est accessible à l’adresse Internet suivante: http://fondazionemondadori.it. Le directeur de la publication est notre collègue Gabriele Turi (auteur par ailleurs d’une Storia dell’editoria nell’Italia contemporanea, Florence, 1997), et le bulletin est adressé gratuitement à quiconque en fait la demande motivée (gobbo.fdl@libero.it).
Signalons d'autre part que Madame Florence Descamps organise un séminaire hebdomadaire consacré à «Histoire des organisations et archives orales», dans le cadre de l’École pratique des hautes études, IVe Section (Paris). Puisse l’exemple de nos collègues italiens susciter des vocations de ce côté-ci des Alpes, surtout s'agissant d'histoire du livre!
Cette note de quelques pages attire en effet l’attention sur une source apparemment trop négligée des historiens du livre, tout au moins en France (au contraire, par exemple, de la pratique au Québec, et d’une manière générale au Canada): il s’agit des archives orales. À l’heure où la «troisième révolution du livre» déploie ses effets de manière de plus en plus sensible et où les «nouveaux médias» semblent sans cesse monter en puissance, à l’heure aussi où l’attention du public est mobilisée en faveur de savoir-faire et de connaissances qui seraient en voie de disparition, il paraît d’autant plus intéressant de recueillir les témoignages de professionnels qui ont été témoins d’un certain nombre d’évolutions ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle et qui, pour la plupart, sont aujourd’hui relativement âgés. Nous pensons aussi bien à d’anciens «typos» et ouvriers du livre qu’à des acteurs du monde de l’édition, de la diffusion, de la presse périodique, voire des bibliothèques, etc.
Les Newsletters privilégient aujourd’hui la forme numérique (à l’image des Nouvelles du livre ancien en France): il est d’autant plus réconfortant de rencontrer une expérience durable qui utilise encore le support du papier. Le calcul est probablement fondé: nous recevons tous quotidiennement une information écrasante par Internet, de sorte que l’hypothèse n’est pas toujours vérifiée, qui voudrait que l’accessibilité totale de tel ou tel bulletin ou autre soit garante de sa consultation effective. Au contraire, l’information sur papier s’appuie sur la durabilité, et elle peut être consultée partout et à tête reposée, de sorte que sa «rentabilité» est très probablement bien plus élevée que si elle était donnée sur Internet. Il faut rendre hommage aux responsables de la publication de La Fabbrica del libro pour leur ténacité en définitive couronnée de succès.
L’index des années 1995-2000 de La Fabbrica del libro est accessible à l’adresse Internet suivante: http://fondazionemondadori.it. Le directeur de la publication est notre collègue Gabriele Turi (auteur par ailleurs d’une Storia dell’editoria nell’Italia contemporanea, Florence, 1997), et le bulletin est adressé gratuitement à quiconque en fait la demande motivée (gobbo.fdl@libero.it).
Signalons d'autre part que Madame Florence Descamps organise un séminaire hebdomadaire consacré à «Histoire des organisations et archives orales», dans le cadre de l’École pratique des hautes études, IVe Section (Paris). Puisse l’exemple de nos collègues italiens susciter des vocations de ce côté-ci des Alpes, surtout s'agissant d'histoire du livre!
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mardi 7 septembre 2010
Annonce de colloque sur l'histoire du livre: la mondialisation culturelle, entre France, Portugal et Brésil
Le commerce transatlantique de librairie,
un des fondements de la mondialisation culturelle
(France- Portugal- Brésil, XVIIIe-XXs siècle)
Colloque organisé par l'université de Versailles- St-Quentin-en-Yvelines du 9 au 11 septembre 2010 (bâtiment Vauban, amhithéâtre IV).
Jeudi 9 septembre, 9h30
Ouverture du colloque, par Sylvie Faucheux, présidente de l'université, Christian Delporte, directeur du CHCSC, et Jean-Yves Mollier, professeur.
"Libraires et éditeurs des deux mondes": conférences de Marcia Abreu, Annibal Bragança, Marisa Midori et Nelson Schapochnik.
14h30
"Libraires et éditeurs des deux mondes" (suite); "La presse et les revues": conférences de Giselle Martins Venancio, Gustavo Sora, Eliana de Freitas Dutra, Katia Aily Franco de Camargo et Mateus Henrique de Feria Pereira.
Vendredi 10 septembre, 9h30
"La presse et les revues" (suite); "Dialogues interculturels": conférences de Maria Eulalia Ramicelli, Valéria Guimaraes, André Caparelli, Jerusa Pires Ferreira et Sandra Guardini Teixeira Vasconselos.
14h30
"Dialogues interculturels" (2): conférences de Lucia Granja, Andrés Borges Leao, Gabriela Pellegrino Soares, José Cardoso Ferrao Neto et Luis carlos Villalta.
Samedi 11 septembre, 10h
"Perspectives": conférences de Plinio Martins Filho, Marcia Abreu et Diana Cooper-Richet.
Le programme détaillé de cette manifestation est consultable (avec dépliant PDF à télécharger) en cliquant sur: Histoire du livre, Brésil-France
Cliché ci-dessus: Michel Melot découvre un bel assortiment de libri de cordel sur un marché de Rio en 2009 (ou: Les dialogues interculturels favorisés par la tenue même de colloques internationaux) (cliché F. Barbier).
un des fondements de la mondialisation culturelle
(France- Portugal- Brésil, XVIIIe-XXs siècle)
Colloque organisé par l'université de Versailles- St-Quentin-en-Yvelines du 9 au 11 septembre 2010 (bâtiment Vauban, amhithéâtre IV).
Jeudi 9 septembre, 9h30
Ouverture du colloque, par Sylvie Faucheux, présidente de l'université, Christian Delporte, directeur du CHCSC, et Jean-Yves Mollier, professeur.
"Libraires et éditeurs des deux mondes": conférences de Marcia Abreu, Annibal Bragança, Marisa Midori et Nelson Schapochnik.
14h30
"Libraires et éditeurs des deux mondes" (suite); "La presse et les revues": conférences de Giselle Martins Venancio, Gustavo Sora, Eliana de Freitas Dutra, Katia Aily Franco de Camargo et Mateus Henrique de Feria Pereira.
Vendredi 10 septembre, 9h30
"La presse et les revues" (suite); "Dialogues interculturels": conférences de Maria Eulalia Ramicelli, Valéria Guimaraes, André Caparelli, Jerusa Pires Ferreira et Sandra Guardini Teixeira Vasconselos.
14h30
"Dialogues interculturels" (2): conférences de Lucia Granja, Andrés Borges Leao, Gabriela Pellegrino Soares, José Cardoso Ferrao Neto et Luis carlos Villalta.
Samedi 11 septembre, 10h
"Perspectives": conférences de Plinio Martins Filho, Marcia Abreu et Diana Cooper-Richet.
Le programme détaillé de cette manifestation est consultable (avec dépliant PDF à télécharger) en cliquant sur: Histoire du livre, Brésil-France
Cliché ci-dessus: Michel Melot découvre un bel assortiment de libri de cordel sur un marché de Rio en 2009 (ou: Les dialogues interculturels favorisés par la tenue même de colloques internationaux) (cliché F. Barbier).
dimanche 5 septembre 2010
Sur la côte normande
Parmi les classiques de la rentrée parisienne figure la traditionnelle petite «virée» à la mer, autrement dit l’excursion que l’on fait à Trouville, à Deauville ou dans quelque autre station, début septembre, si le temps s’y prête (ce qui était le cas hier).
La proximité de Rouen et surtout de Paris explique que la côte normande soit célèbre pour les grandes figures de peintres, d’artistes et d’écrivains, mais aussi du «monde», qui en ont fréquenté les hauts lieux. La ligne Paris-Rouen est l’une des premières grandes radiales ferroviaires construites en France (1843). Le Havre et Dieppe sont atteintes respectivement quatre et cinq ans plus tard, tandis que la gare de Deauville-Trouville est inaugurée en 1863. À Paris, l’«embarcadère» d’où l’on part pour la côte, l’actuelle gare Saint-Lazare, est au cœur du quartier des affaires et, à un certain nombre d’égards, les grandes stations sont un prolongement des arrondissements les plus aisés de la capitale et des villégiatures de la banlieue ouest, entre Paris, Versailles et Saint-Germain.
Ce sont les stations du nord de la Seine qui sont d’abord privilégiées: Fromental Halévy achète une maison au Tréport en 1855, et Madeleine Lemaire s’installe à Dieppe, où on trouve aussi La Case du comte de Greffulhe. Cousin de la comtesse de Greffulhe, Robert de Montesquiou y séjourne régulièrement. Le peintre Jacques-Émile Blanche vient lui aussi à Dieppe, Villa du Bas-Fort, avant de choisir une ancienne ferme à Offranville. Les Alexandre Dumas ont une villa à Puys, un village à la sortie nord de Dieppe, où se retrouvent aussi Turquet, le directeur des Beaux Arts, Alphonse Karr et les Carvalho. Plus tard, les Pozzi s’installent à leur tour à Dieppe, dans la Villa Landron (1893). Non loin, Étretat accueille Offenbach dans sa villa d’Orphée, où Ludovic Halévy est bloqué pendant la Guerre de 1870, l’année même où la ville ouvre son casino… Et Maupassant y fera construire sa maison de la Guillette.
Mais les principales stations se regroupent bientôt au Sud de la Seine, entre Cabourg et Honfleur. Trouville compte quelque six mille habitants au début du XXe siècle, où tous les représentants du «monde» s’installent pour la saison, soit à l’hôtel des Roches noires (construit en 1868, reconstruit en 1910), soit dans une villa en location. À partir de 1876, la princesse de Sagan habite la «Maison persane», quand les Porto-Riche sont à Villerville, les Gallimard dans leur villa de Bénerville et le baron Fould dans sa Hutte de Deauville. C'est encore à Deauville que les Rothschild font construire en 1905 une résidence qui semble plutôt un château. Le Balbec de Marcel Proust est tout proche, alias Cabourg, ses «jeunes filles en fleur»... et son Grand Hôtel.
Les grandes «villas» se multiplient sur les hauteurs de Trouville: la Cour brûlée, bâtie en 1864, appartient à Lydie Aubernon de Neville, laquelle aurait inspiré à Proust le personnage de Madame Verdurin. Les Frémonts sont élevées en 1869 pour le banquier Arthur Baignières, puis la propriété passera à un autre banquier, issu d'une famille de Budapest, Hugo Finaly. Proust y séjourne à plusieurs reprises.
À Paris comme en villégiature, une figure majeure du «monde» est celle de Geneviève Straus, la veuve de Bizet et l’hégérie de Proust. Après avoir loué la Cour brûlée, les Straus font constuire à partir de 1893 par l’architecte A. Le Ramey une villa de style normand, Le Clos des mûriers: trois étages dont l’un en mansarde, une large terrasse en surplomb, et un magnifique jardin aménagé par Charles Tanton, lequel était recommandé par la princesse de Sagan. La société parisienne, dont la jeune Colette, prend bientôt ses habitudes aux Mûriers, et le nom revient constamment dans la correspondance de Proust, comme en 1918: «J’ai vu naître, grandir, devenir de plus en plus belle votre demeure d’aujourd’hui. Je vous revois encore dans la précédente, le manoir de la Cour-brûlée (…), de cette pauvre Madame Aubernon».
Écrivains, journalistes, critiques, éditeurs: une promenade sur la côte normande nous fait toucher une certaine géographie du monde des livres et des périodiques, mais aussi des spectacles, en France entre 1870 et la Première Guerre mondiale. L‘aménagement récent du Clos des mûriers comme support d’une opération immobilière d’importance fait disparaître l'essentiel du jardin, mais a au moins pour mérite de permettre la conservation de l’immeuble d’origine...
(Clichés ci-dessus: 1 et 4: vues de Trouville, 2010; 2: Les Vacances à Trouville, 1888; 3: le Clos des mûriers en 2008).
La proximité de Rouen et surtout de Paris explique que la côte normande soit célèbre pour les grandes figures de peintres, d’artistes et d’écrivains, mais aussi du «monde», qui en ont fréquenté les hauts lieux. La ligne Paris-Rouen est l’une des premières grandes radiales ferroviaires construites en France (1843). Le Havre et Dieppe sont atteintes respectivement quatre et cinq ans plus tard, tandis que la gare de Deauville-Trouville est inaugurée en 1863. À Paris, l’«embarcadère» d’où l’on part pour la côte, l’actuelle gare Saint-Lazare, est au cœur du quartier des affaires et, à un certain nombre d’égards, les grandes stations sont un prolongement des arrondissements les plus aisés de la capitale et des villégiatures de la banlieue ouest, entre Paris, Versailles et Saint-Germain.
Ce sont les stations du nord de la Seine qui sont d’abord privilégiées: Fromental Halévy achète une maison au Tréport en 1855, et Madeleine Lemaire s’installe à Dieppe, où on trouve aussi La Case du comte de Greffulhe. Cousin de la comtesse de Greffulhe, Robert de Montesquiou y séjourne régulièrement. Le peintre Jacques-Émile Blanche vient lui aussi à Dieppe, Villa du Bas-Fort, avant de choisir une ancienne ferme à Offranville. Les Alexandre Dumas ont une villa à Puys, un village à la sortie nord de Dieppe, où se retrouvent aussi Turquet, le directeur des Beaux Arts, Alphonse Karr et les Carvalho. Plus tard, les Pozzi s’installent à leur tour à Dieppe, dans la Villa Landron (1893). Non loin, Étretat accueille Offenbach dans sa villa d’Orphée, où Ludovic Halévy est bloqué pendant la Guerre de 1870, l’année même où la ville ouvre son casino… Et Maupassant y fera construire sa maison de la Guillette.
Mais les principales stations se regroupent bientôt au Sud de la Seine, entre Cabourg et Honfleur. Trouville compte quelque six mille habitants au début du XXe siècle, où tous les représentants du «monde» s’installent pour la saison, soit à l’hôtel des Roches noires (construit en 1868, reconstruit en 1910), soit dans une villa en location. À partir de 1876, la princesse de Sagan habite la «Maison persane», quand les Porto-Riche sont à Villerville, les Gallimard dans leur villa de Bénerville et le baron Fould dans sa Hutte de Deauville. C'est encore à Deauville que les Rothschild font construire en 1905 une résidence qui semble plutôt un château. Le Balbec de Marcel Proust est tout proche, alias Cabourg, ses «jeunes filles en fleur»... et son Grand Hôtel.
Les grandes «villas» se multiplient sur les hauteurs de Trouville: la Cour brûlée, bâtie en 1864, appartient à Lydie Aubernon de Neville, laquelle aurait inspiré à Proust le personnage de Madame Verdurin. Les Frémonts sont élevées en 1869 pour le banquier Arthur Baignières, puis la propriété passera à un autre banquier, issu d'une famille de Budapest, Hugo Finaly. Proust y séjourne à plusieurs reprises.
À Paris comme en villégiature, une figure majeure du «monde» est celle de Geneviève Straus, la veuve de Bizet et l’hégérie de Proust. Après avoir loué la Cour brûlée, les Straus font constuire à partir de 1893 par l’architecte A. Le Ramey une villa de style normand, Le Clos des mûriers: trois étages dont l’un en mansarde, une large terrasse en surplomb, et un magnifique jardin aménagé par Charles Tanton, lequel était recommandé par la princesse de Sagan. La société parisienne, dont la jeune Colette, prend bientôt ses habitudes aux Mûriers, et le nom revient constamment dans la correspondance de Proust, comme en 1918: «J’ai vu naître, grandir, devenir de plus en plus belle votre demeure d’aujourd’hui. Je vous revois encore dans la précédente, le manoir de la Cour-brûlée (…), de cette pauvre Madame Aubernon».
Écrivains, journalistes, critiques, éditeurs: une promenade sur la côte normande nous fait toucher une certaine géographie du monde des livres et des périodiques, mais aussi des spectacles, en France entre 1870 et la Première Guerre mondiale. L‘aménagement récent du Clos des mûriers comme support d’une opération immobilière d’importance fait disparaître l'essentiel du jardin, mais a au moins pour mérite de permettre la conservation de l’immeuble d’origine...
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vendredi 3 septembre 2010
Histoire du livre: politiques et pratiques de la culture
Philippe Poirrier est professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Bourgogne et responsable du pôle "patrimoine" de la Maison des Sciences humaines de Dijon. Spécialiste de l'histoire des politiques publiques de la culture, de l'histoire du patrimoine et de l'historiographie "culturelle" récente, il a notamment publié Les Enjeux de l'histoire culturelle (Paris, Seuil, 2004, coll. "Points") et tout récemment une précieuse Introduction à l'historiographie (Paris, Librairie Belin, 2009). Il va de soi que la problématique de l'histoire du livre et de l'imprimé croise les intérêts de Philippe Poirrier, et qu'elle apparaît très souvent dans ses travaux.
C'est encore le cas dans le dernier ouvrage qu'il a dirigé, sur un thème aujourd'hui souvent à l'ordre du jour (pour ce qui nous intéresse plus particulièrement: le patrimoine, la culture et les bibliothèque!). Le volume vient tout juste de sortir à La Documentation française:
Politiques et pratiques de la culture, Paris, La Documentation française, 2010, 304 p. (Coll. "Les Notices").
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/9782110081452/index.shtml
Introduction (Philippe Poirrier, Univ. de Bourgogne)
Les politiques culturelles : de nombreux acteurs
1- La construction historique de l’État culturel (Philippe Poirrier)
Focus : La démocratisation culturelle : une évaluation à construire (Jean Caune, Université de Grenoble III)
2- Le ministère de la Culture au fourneau des réformes (Claude Patriat, Univ. de Bourgogne)
Focus : Les échanges culturels extérieurs, réseaux et acteurs (Alain Lombard)
3- L’effort public pour la culture (Jean-François Chougnet)
Focus : Culture et management (Xavier Dupuis, Univ. de Paris I)
4- Mécènes et pouvoirs publics : des relations ambivalentes (Sabine Rozier, Univ. de Picardie)
5- Les collectivités territoriales et la culture : des beaux-arts à l’économie créative (Philippe Poirrier)
Focus : Les enjeux des intercommunalités (Emmanuel Négrier, CNRS)
Les domaines des politiques culturelles
6- Le patrimoine (Pierre Moulinier, CHMC)
7- Les archives (Vincent Duclert, EHESS)
8- Les musées (Frédéric Poulard, Univ. de Lille I)
Focus : Les centres d’interprétation du patrimoine (Serge Chaumier, Univ. de Bourgogne)
9- Le théâtre et les spectacles (Emmanuel Wallon, Univ. de Paris Ouest La Défense)
Focus : Les chiffres du spectacle vivant (Emmanuel Wallon)
10- Des politiques et des musiques (Anne Veitl)
Focus : La danse (Marianne Filloux-Vigreux)
11- Les politiques de soutien au marché de l’art (Alain Quemin, Univ. de Marne-la-Vallée)
12- Les bibliothèques (Anne-Marie Bertrand, ENSSIB)
13- Les politiques publiques en direction des industries culturelles et leurs enjeux (Philippe Bouquillion, Univ. de Paris VIII)
Focus : L’audiovisuel public et la culture (François Jost, Univ. de Paris Sorbonne-Nouvelle)
Enjeux économiques et sociaux
14- Sociologie des pratiques culturelles (Olivier Donnat, Ministère de la Culture)
Focus : Les publics des festivals (Emmanuel Négrier, Aurélien Djakouane)
15- Industries culturelles, mondialisation et marchés nationaux (Françoise Benhamou, Univ. de Paris XIII)
Focus : Les biens culturels, une exception économique ? (Françoise Benhamou)
16- Les médias et la vie culturelle (Hervé Glevarec, CNRS)
Focus : Les enjeux de la révolution numérique (Emmanuel Hoog, INA)
17- Emploi artistique et culturel et formations (Jean-Pierre Saez, Observatoire des politiques culturelles) 18- Les professions culturelles : un système incomplet de relations sociales (Pierre-Michel Menger, EHESS)
Un modèle en question
19- Politiques culturelles : les enjeux de la diversité culturelle (Serge Regourd, Univ. de Toulouse I)
20- L’éducation artistique (Emmanuel Wallon)
21- Les politiques culturelles en Europe : modèles et évolutions (Pierre-Michel Menger)
22- Pour une politique culturelle européenne ? (Anne-Marie Autissier, Univ. de Paris VIII)
23- Quelle politique culturelle pour une société créative ? (Xavier Greffe, Univ. de Paris I)
(sur une information communiquée par Philippe Poirrier)
C'est encore le cas dans le dernier ouvrage qu'il a dirigé, sur un thème aujourd'hui souvent à l'ordre du jour (pour ce qui nous intéresse plus particulièrement: le patrimoine, la culture et les bibliothèque!). Le volume vient tout juste de sortir à La Documentation française:
Politiques et pratiques de la culture, Paris, La Documentation française, 2010, 304 p. (Coll. "Les Notices").
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/9782110081452/index.shtml
Introduction (Philippe Poirrier, Univ. de Bourgogne)
Les politiques culturelles : de nombreux acteurs
1- La construction historique de l’État culturel (Philippe Poirrier)
Focus : La démocratisation culturelle : une évaluation à construire (Jean Caune, Université de Grenoble III)
2- Le ministère de la Culture au fourneau des réformes (Claude Patriat, Univ. de Bourgogne)
Focus : Les échanges culturels extérieurs, réseaux et acteurs (Alain Lombard)
3- L’effort public pour la culture (Jean-François Chougnet)
Focus : Culture et management (Xavier Dupuis, Univ. de Paris I)
4- Mécènes et pouvoirs publics : des relations ambivalentes (Sabine Rozier, Univ. de Picardie)
5- Les collectivités territoriales et la culture : des beaux-arts à l’économie créative (Philippe Poirrier)
Focus : Les enjeux des intercommunalités (Emmanuel Négrier, CNRS)
Les domaines des politiques culturelles
6- Le patrimoine (Pierre Moulinier, CHMC)
7- Les archives (Vincent Duclert, EHESS)
8- Les musées (Frédéric Poulard, Univ. de Lille I)
Focus : Les centres d’interprétation du patrimoine (Serge Chaumier, Univ. de Bourgogne)
9- Le théâtre et les spectacles (Emmanuel Wallon, Univ. de Paris Ouest La Défense)
Focus : Les chiffres du spectacle vivant (Emmanuel Wallon)
10- Des politiques et des musiques (Anne Veitl)
Focus : La danse (Marianne Filloux-Vigreux)
11- Les politiques de soutien au marché de l’art (Alain Quemin, Univ. de Marne-la-Vallée)
12- Les bibliothèques (Anne-Marie Bertrand, ENSSIB)
13- Les politiques publiques en direction des industries culturelles et leurs enjeux (Philippe Bouquillion, Univ. de Paris VIII)
Focus : L’audiovisuel public et la culture (François Jost, Univ. de Paris Sorbonne-Nouvelle)
Enjeux économiques et sociaux
14- Sociologie des pratiques culturelles (Olivier Donnat, Ministère de la Culture)
Focus : Les publics des festivals (Emmanuel Négrier, Aurélien Djakouane)
15- Industries culturelles, mondialisation et marchés nationaux (Françoise Benhamou, Univ. de Paris XIII)
Focus : Les biens culturels, une exception économique ? (Françoise Benhamou)
16- Les médias et la vie culturelle (Hervé Glevarec, CNRS)
Focus : Les enjeux de la révolution numérique (Emmanuel Hoog, INA)
17- Emploi artistique et culturel et formations (Jean-Pierre Saez, Observatoire des politiques culturelles) 18- Les professions culturelles : un système incomplet de relations sociales (Pierre-Michel Menger, EHESS)
Un modèle en question
19- Politiques culturelles : les enjeux de la diversité culturelle (Serge Regourd, Univ. de Toulouse I)
20- L’éducation artistique (Emmanuel Wallon)
21- Les politiques culturelles en Europe : modèles et évolutions (Pierre-Michel Menger)
22- Pour une politique culturelle européenne ? (Anne-Marie Autissier, Univ. de Paris VIII)
23- Quelle politique culturelle pour une société créative ? (Xavier Greffe, Univ. de Paris I)
(sur une information communiquée par Philippe Poirrier)
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mercredi 1 septembre 2010
Une critique de l'érudition?
Le petit livre de Nathalie Piégay-Gros sur L'Erudition imaginaire (Genève, Droz, 2009, coll. "Titre courant") intéresse le chartiste jeune ou moins jeune, mais aussi l'historien du livre. De fait, l'enseignement reçu à l'École des chartes concerne d'abord ce qu'il est convenu d'appeler les sciences auxiliaires de l'histoire, la paléographie, la diplomatique, la codicologie, la bibliographie, etc. La tradition de l'Ecole se fonde sur l'érudition bénédictine des XVIIe et XVIIIe siècles (à l'ombre de cette figure tutélaire que représente Mabillon), tradition renouvelée et actualisée sous l'influence de la méthode historique et philologique allemande du XIXe et du début du XXe siècle.
Mais le propos de notre collègue (Nathalie Piégay-Gros enseigne la littérature française à l'université de Paris VII) se place dans une perspective moins historienne: il s'agit de préciser le statut de l'"érudition" dans la littérature (au premier chef la littérature française) depuis l'époque des Lumières. Alors même que la méthode de l'érudition s'impose à la base de la construction de l'histoire comme science, Nathalie Piégay-Gros montre que son statut est généralement dévalorisé dans un certain nombre de textes proprement littéraires. L'érudition est "discréditée" parce qu'elle est assimilée à un négation de la vie et de l'expérience personnelle, parce qu'elle fonctionne en elle-même et pour elle-même, parce qu'elle n'apprend rien, parce qu'elle est conduite par des personnages qui sont souvent présentés comme des maniaques, des rats d'étude, des papivores, quand ce n'est pas comme des inadaptés ou tout simplement comme des fous. Les paragraphes consacrés par Nathalie Piégay-Gros à la lecture chez Proust, qui illustrent le schéma inverse, sont particulièrement suggestifs (p. 32).
Bien entendu, le matériau privilégié de l'érudition, c'est le papier et le livre. Ce n'est pas ici le lieu de proposer une analyse en forme du travail de Nathalie Piégay-Gros, mais l'amateur d'histoire du livre y rencontrera une pléthore d'observations suggestives, ainsi que de citations et de références trop méconnues relatives au livre et aux pratiques qui l'entourent. Du côté des auteurs critiques, une mention spéciale à L'Âne de Victor Hugo: Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez // Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés (...) // Et, j'en conviens, on a le vertige en voyant // Ce sombre alignement de livres, effrayant, // Inouï... [etc.]
Les chapitres sur l'érudition dans la fiction et sur "les figures de l'érudit" sont particulièrement jubilatoires, avec de nombreuses références à Queneau, à Nabokov et à Pérec. Ce dernier est notamment représenté par son célèbre pastiche d'un article scientifique censément traduit de l'anglais et concernant la "Mise en évidence expérimentale d'une organisation tomatotopique chez la soprano (Cantatrix sopranica). Les conditions de l'expérience donnent le ton:
L'expérimentation a porté sur 107 sopranos de sexe féminin, en bonne santé, pesant entre 94 et 124kg (moyenne: 101kg), qui nous ont été fournies par le Conservatoire national de musique (...). Les tomates ont été lancées par un lanceur de tomates automatique (Wait and See 1972) commandé par un ordinateur de laboratoire polyvalent (...). Les jets répétitifs ont permis d'atteindre 9 projections par seconde...
Rappelons en effet que l'expérience consiste à lancer des tomates sur des cantatrices pour enregistrer et analyser la réaction de celles-ci (le texte complet de Pérec est disponible sur le site de l'université de Paris Orsay (cliquer ici: Histoire du livre: Georges Pérec), et il a été réédité récemment dans la collection "Points").
Il y aurait bien des choses à dire sur le statut scientifique de l'histoire de la bibliographie et du livre, et sur le déplacement progressif qui, de science(s) auxiliaire(s), en a fait un des domaines les plus porteurs de la recherche historique contemporaine. Nous nous bornerons à observer que l'érudition n'est pas contradictoire, bien au contraire, avec le canular: nous connaissons de même plusieurs superbes notices introduites dans le très savant Catalogue des incunables de la Bibliothèque nationale, qui ne sont rien d'autre que des canulars, autrement dit qui décrivent des exemplaires n'ayant jamais existé d'éditions elles-mêmes imaginaires. Et terminons en nous autorisant à recommander la lecture du livre de Madame Piégay-Gros, mais aussi la relecture des auteurs qu'elle utilise comme excellent dérivatif pour passer le cap de la rentrée!
Cliché: le bibliothécaire comme variante de l'érudit. "Pour lire des poètes, on a seulement besoin de temps. Mais pour les cataloguer... Là, il faut du génie!"
Mais le propos de notre collègue (Nathalie Piégay-Gros enseigne la littérature française à l'université de Paris VII) se place dans une perspective moins historienne: il s'agit de préciser le statut de l'"érudition" dans la littérature (au premier chef la littérature française) depuis l'époque des Lumières. Alors même que la méthode de l'érudition s'impose à la base de la construction de l'histoire comme science, Nathalie Piégay-Gros montre que son statut est généralement dévalorisé dans un certain nombre de textes proprement littéraires. L'érudition est "discréditée" parce qu'elle est assimilée à un négation de la vie et de l'expérience personnelle, parce qu'elle fonctionne en elle-même et pour elle-même, parce qu'elle n'apprend rien, parce qu'elle est conduite par des personnages qui sont souvent présentés comme des maniaques, des rats d'étude, des papivores, quand ce n'est pas comme des inadaptés ou tout simplement comme des fous. Les paragraphes consacrés par Nathalie Piégay-Gros à la lecture chez Proust, qui illustrent le schéma inverse, sont particulièrement suggestifs (p. 32).
Bien entendu, le matériau privilégié de l'érudition, c'est le papier et le livre. Ce n'est pas ici le lieu de proposer une analyse en forme du travail de Nathalie Piégay-Gros, mais l'amateur d'histoire du livre y rencontrera une pléthore d'observations suggestives, ainsi que de citations et de références trop méconnues relatives au livre et aux pratiques qui l'entourent. Du côté des auteurs critiques, une mention spéciale à L'Âne de Victor Hugo: Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez // Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés (...) // Et, j'en conviens, on a le vertige en voyant // Ce sombre alignement de livres, effrayant, // Inouï... [etc.]
Les chapitres sur l'érudition dans la fiction et sur "les figures de l'érudit" sont particulièrement jubilatoires, avec de nombreuses références à Queneau, à Nabokov et à Pérec. Ce dernier est notamment représenté par son célèbre pastiche d'un article scientifique censément traduit de l'anglais et concernant la "Mise en évidence expérimentale d'une organisation tomatotopique chez la soprano (Cantatrix sopranica). Les conditions de l'expérience donnent le ton:
L'expérimentation a porté sur 107 sopranos de sexe féminin, en bonne santé, pesant entre 94 et 124kg (moyenne: 101kg), qui nous ont été fournies par le Conservatoire national de musique (...). Les tomates ont été lancées par un lanceur de tomates automatique (Wait and See 1972) commandé par un ordinateur de laboratoire polyvalent (...). Les jets répétitifs ont permis d'atteindre 9 projections par seconde...
Rappelons en effet que l'expérience consiste à lancer des tomates sur des cantatrices pour enregistrer et analyser la réaction de celles-ci (le texte complet de Pérec est disponible sur le site de l'université de Paris Orsay (cliquer ici: Histoire du livre: Georges Pérec), et il a été réédité récemment dans la collection "Points").
Il y aurait bien des choses à dire sur le statut scientifique de l'histoire de la bibliographie et du livre, et sur le déplacement progressif qui, de science(s) auxiliaire(s), en a fait un des domaines les plus porteurs de la recherche historique contemporaine. Nous nous bornerons à observer que l'érudition n'est pas contradictoire, bien au contraire, avec le canular: nous connaissons de même plusieurs superbes notices introduites dans le très savant Catalogue des incunables de la Bibliothèque nationale, qui ne sont rien d'autre que des canulars, autrement dit qui décrivent des exemplaires n'ayant jamais existé d'éditions elles-mêmes imaginaires. Et terminons en nous autorisant à recommander la lecture du livre de Madame Piégay-Gros, mais aussi la relecture des auteurs qu'elle utilise comme excellent dérivatif pour passer le cap de la rentrée!
Cliché: le bibliothécaire comme variante de l'érudit. "Pour lire des poètes, on a seulement besoin de temps. Mais pour les cataloguer... Là, il faut du génie!"
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