Nous avons, il y a déjà quelques semaines, abordé la problématique de l’économie de l’information à l'époque de la deuxième révolution du livre, à savoir au XIXe siècle. Le moteur de la mécanisation et de l'industrialisation réside d'abord dans la presse périodique, à laquelle les transformations des réseaux de communication permettent de devenir une presse périodique de masse: les grands titres de quotidiens tirent à des centaines de milliers, voir à plus d'un million d'exemplaires. Mais, comme toujours, la configuration nouvelle des structures de production et de diffusion implique que l'innovation touche aussi le public: il ne s'agit plus de quelques milliers de privilégiés, comme chez Champy en 1796, mais bien d'un public de masse, et d'un public qui n'aura certes plus la patience d'attendre pour être informé jour par jour, et bientôt heure par heure. Les «nouvelles» font désormais l'objet d'un commerce qui concerne non plus le seul domaine financier, mais bien ses attendus (on pense à la publicité), et bientôt les attendus qui le sous-tendent (la presse d'opinion).
Une caractéristique moderne de cette manière de consommation de nouvelles, caractéristique qui induit, indirectement, la sensation d’un manque insupportable, réside dans l’impatience à être informé, surtout si l’on est dans une période plus incertaine. Les grands journaux parisiens paraissent plusieurs fois par jour et on les diffuse aussi vite que possible, mais l'impatience interdit, le cas échéant, d’attendre la sortie des dernières éditions. Ainsi, le 8 mai 1870, a lieu le plébiscite sur l’Empire libéral et, si Ludovic Halévy s’abstient (ancien orléaniste, il ne veut pas voter contre un projet libéral, sans pour autant approuver le plébiscite), il se refuse à quitter Paris avant 22 heures, parce qu’il veut être au plus près des événements et des nouvelles. Il ne rentre à Ville-d’Avray, où il réside (petite commune proche de Sèvres, à l'ouest de Paris), qu’au milieu de la nuit par des «petits sentiers déserts» et «la plus belle nuit du monde», mais ne peut y tenir, et, dès le lendemain matin, retourne en ville:
J’ai un besoin de savoir les chiffres vrais de Paris, ceux de la province (…). Pourquoi ne pas attendre les journaux, qui m’arrivent ici à deux heures [14h] ? Non, non, passer la moitié de la journée sans nouvelles, impossible. En route pour les nouvelles du plébiscite (Carnets, II, p. 123-124).
Le statut du journal change encore plus vite avec les développements de l’Affaire Dreyfus: il faut des nouvelles au plus vite, il faut pouvoir suivre précisément les développements de la polémique, mais il faut aussi manifester son soutien à la cause de Dreyfus. Durant l’été 1899, Geneviève Straus, tante de Ludovic Halévy, est à Trouville, dans sa somptueuse villa du «Clos des Mûriers», où un vieil ami, le journaliste Eugène Dufeuille (1842-1911), vient séjourner trois jours, mais lui non plus ne peut pas, en définitive, y tenir –et pourtant, il est originaire de Normandie:
Dufeuille a passé trois jours ici la semaine dernière, mais il est reparti pour être plus près des journaux et des nouvelles. Nous n’en manquons pourtant pas. Hier, onze dépêches de Rennes ou Paris! Néanmoins je comprends sa fièvre, puisque je la partage (17 août 1899).
Tandis que Ludovic s’abonne au New York Herald Tribune pour avoir sur l’«Affaire» des nouvelles, non seulement américaines, mais reprises «de journaux du monde entier», Geneviève s’inquiète de ce que son cousin souffre des yeux, ce qui pourraient l’empêcher de lire –au passage, on voit le souci d’avoir à Trouville Le Figaro du jour :
Ah oui ! Je comprends ce que ce serait de ne pas lire ces jours-ci !… Nous avons Le Figaro le soir à 9 heures. Nous l’envoyons chercher à la gare (1er septembre 1899).
Deux photographies illustrent le thème : sur la première (cf supra), Geneviève Straus, Madeleine Bizet et Paul Hervieu, à Trouville, sont plongés dans la lecture des journaux. Le cliché a été pris de telle sorte que l’on puisse lire les différents titres, L’Aurore, Le Siècle, et le Radical. La Libre parole est abandonnée sur un guéridon. Sur le second cliché, on reconnaît Ludovic, Daniel et Marianne Halévy, en compagnie de Mme Darmesteter (1), tous quatre plongés dans la lecture du seul Figaro. Le journal est devenu, en période d’incertitudes politiques, une manière d’afficher son choix –celui du Figaro, de Dreyfus et de la justice, et non pas des titres opposés à la révision.
L’Affaire Dreyfus est avant tout un affaire d’opinion. À tous les stades de son déroulement, on retrouve, peu ou prou, la presse. Non pas la presse, fidèle écho d’un drame qui demeure extérieur, mais la presse partisane, provoquante, agressive, de bonne et de mauvaise foi (Pierre Miquel).
Note
(1) Mary Robinson veuve de James Darmesteter, professeur de persan au Collège de France, directeur de l’École pratique des hautes études (1849-1894 : voir Annuaire de l’E.P.H.E., 1895). Les Darmesteter sont originaires de Château-Salins, où le père de James et de son frère aîné, Arsène, était relieur et appartenait à la communauté juive.