De quoi la bibliothèque est-elle le signe? Peut-elle constituer cette institution –terme entendu au sens large (1)– qui informera l’historien sur l’économie du média (l’écrit et l’imprimé), sur sa représentation (le rôle qui lui est assigné) et sur sa place (son statut) dans la société de son temps? Si nous nous référons au concept d’espace (2), quelles seraient, à chaque époque, les grandes caractéristiques de l’«espace» de la ou des bibliothèques?.
1- La bibliothèque est d’abord un lieu, dans la dimension physique du terme. L’espace de la bibliothèque, au sens propre, désignera tout naturellement d’abord un espace physique, du simple meuble représenté à la «lunette de saint Laurent» à Ravenne (cliché 1) à la pièce ou à l’ensemble de pièces consacrées à la bibliothèque (par ex. dans la tour de la Fauconnerie sous Charles V), puis au bâtiment spécifiquement élevé ou aménagé pour accueillir les livres et autres collections annexes (par ex. à Cesena).
Cet espace se définit en lui-même, mais aussi par rapport à ce qui l’entoure: quelle est la localisation de la bibliothèque dans la maison religieuse (le plus souvent, au-dessus du cloître), dans le palais (non loin de la chapelle) ou dans le collège, voire, au niveau supérieur, quelle est la localisation du bâtiment, avant tout dans la ville? Autant de choix qui sont en partie déterminés par les conditions matérielles (lorsqu’il s’agit par ex. de se réapproprier un local préexistant), mais qui peuvent aussi répondre à un programme plus ou moins explicitement défini (par ex. un programme d’urbanisme). Face au Palais impérial, la Bibliothèque impériale et universitaire de Strasbourg constituera l’un des pôles autour desquels se déploie la ville nouvelle allemande (Neustadt) après le traité de Francfort.
Enfin, pour ne pas quitter l’ordre des realia, l’espace de la bibliothèque elle-même sera aménagé de manière plus ou moins spécifique, au niveau soit du décor, soit de l’utilisation (le mobilier), les deux pouvant bien évidemment se combiner (par ex. à travers un mobilier plus particulièrement somptueux). D’une manière générale, les déterminants pratiques (l’éclairage, ou encore le chauffage) ne sont jamais les seuls à intervenir s’agissant de la disposition de la bibliothèque: à côté de l’agrément, le paraître et le vouloir dire sont un facteur omniprésent.
2- Le deuxième champ de significations dépasse en effet l'en-soi pour déboucher du côté du pour-soi, et en l'occurrence du côté de la psychologie: l’espace de la bibliothèque se donne à comprendre non pas seulement en tant qu’entité physique, mais aussi en tant que représentation mentale –en tant qu’institution, dans l’acception que nous avons dite. L’espace physique sera en quelque sorte idéalisé a posteriori, quand il ne sera jamais que partiellement objectivisable par les contemporains, et qu’il n’est pas univoque. La bibliothèque devient un «espace vécu», qui est vu comme un espace plus ou moins proche (la distance fonctionne comme un indicateur, et non pas comme un déterminant), plus ou moins ouvert (inclusif) ou fermé (exclusif), elle apparaîtra, ou non, comme un élément de distinction d’un certain personnage, comme démontrant la pertinence d’un modèle politique, etc.
3- Nous voici déjà parvenus, avec la psychologie, dans le règne de la métaphore, c’est-à-dire des sens dérivés à partir d’une ressemblance figurée: l’historien chercheur y fait largement appel. Les questions posées viseront à préciser la place de l’institution de bibliothèque dans le champ (le mot n’est pas innocent) de la sociologie, de la politique, du modèle culturel, dominant etc. Les indicateurs sont de tous ordres: on pense à la reconnaissance d’une fonction spécifique et au statut du personnel, à l’ouverture d’un budget plus ou moins régulier et à sa mise à disposition (3) et à toutes sortes d’autres données, mais on pense aussi à l’ordre des discours sur la bibliothèque:
Je veux que soient entrepris la construction et l’aménagement de l’une des ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. (...) Je veux une bibliothèque qui puisse prendre en compte toutes les données du savoir dans toutes les disciplines et surtout qui puisse communiquer ce savoir à l’ensemble de ceux qui cherchent, de ceux qui étudient, de ceux qui ont besoin d’apprendre, toutes les universités, les lycées, tous les chercheurs qui doivent trouver un appareil moderne, informatisé, et avoir immédiatement le renseignement qu’ils cherchent (François Mitterrand, discours du 14 juill. 1988).
Prenons maintenant un cas d’espèce: l’espace des bibliothèques à la Renaissance, période que nous entendrons comme s’étendant de la mi-XIVe siècle (le temps de Pétrarque) à la mi-XVIe siècle, quand disparaît –pour ne pas quitter la France– la génération des Lefèvre d’Étaples († 1537), Guillaume Budé († 1540) et François Ier († 1547), et alors que s’ouvre le concile de Trente (1545). Bien évidemment, l’espace des bibliothèques évoluera aussi selon la géographie, selon que l’on se trouve, ou non, dans la partie favorisée de l’Europe (au premier chef, la péninsule italienne). Et, surtout, la structure des bibliothèques sera soumise à une pression considérable de par le changement du régime des médias: avec l’imprimerie, l’économie des médias se trouve bouleversée en deux générations à peine, et les bibliothèques devront nécessairement s’adapter à ce qui est, pour elles comme pour la société dans son ensemble, une véritable révolution (4).
Le premier point est celui de l’espace intérieur. Dans les années 1380, la nouvelle bibliothèque créée par le roi Charles V, dans la tour de la Fauconnerie au Louvre, occupe trois étages réservés aux manuscrits. L’innovation est beaucoup plus sensible avec la bibliothèque créée par Malatesta Novello à Cesena: une salle voûtée, au premier étage d’un pavillon indépendant, mais un mobilier toujours constitué de pupitres auxquels les manuscrits sont enchaînés. Le dernier niveau dans l’innovation sera celui mis en œuvre en Espagne, avec la bibliothèque de L’Escurial, qui serait la première grande «bibliothèque murale», entendons la salle de bibliothèque faisant aussi office de magasin, avec les volumes rangés et disponibles dans des armoires ou sur des étagères en bois précieux le long des murs (cliché 2).
On le voit, nous abordons déjà le champ du style de construction, du mobilier et de la décoration. Jusqu’à la fin du XVe siècle, le style architectural est celui du gothique, avec une organisation de l’espace en nefs juxtaposées séparées par des colonnades. La modernité «Renaissance» est sans doute d’abord italienne, qui culmine avec la Medicea de Florence. Encore une fois, L’Escurial marque une inflexion spectaculaire, non seulement de par son organisation spatiale, mais aussi de par sa décoration: au plafond, les fresques de Pellegrino Tibaldi reprennent le thème classique des arts libéraux (nous sommes dans la décennie 1580), tandis que les deux petits côtés accueillent, l’un, la Philosophie, l’autre, la Théologie (cette dernière surmontant le Concile de Nicée), selon le modèle déjà adopté par Raphaël aux stanze du Vatican.
À L’Escurial, l’innovation concerne aussi le mobilier. L’iconographie rend compte de l’utilisation tardive de pupitres composites parfois très complexes (on pense à Giovanni di Paolo) et de bibliothèques tournantes, tandis que la décoration serait, peut-être, davantage présente dans les bibliothèques communautaires (bibliothèques de chapitre, de collège, etc.): au Puy comme à Bayeux, l’iconographie (les fresques) renvoie au cadre de classement des volumes présentés sur les rangées de pupitres. À Cesena en revanche, l’entrée de la bibliothèque se fait sous les auspices de la dynastie régnante, celle des Malatesta, lesquels sont représentés sous l’effigie de leur animal héraldique, l'éléphant (cliché 3).
Les exemples pourraient être multipliés (dont celui de la Marciana à Venise), dont chacun apporte son éclairage sur tel ou tel point complétant la typologie: mais on le voit, le concept d’espace constitue un vecteur tout particulièrement efficace s’agissant d’histoire des bibliothèques.
Réunissons nos observations autour de trois axes majeurs. 1) Voici, d’abord, le temps de la recherche individuelle, comme lorsque Giovanni di Paolo met en scène le savant comme entouré des ses livres –et de ses textes– de référence, dans un dispositif mobilier particulièrement complexe. Notons au passage que la pratique mise en scène n'est déjà plus celle de la lecture intensive, mais bien de la consultation et de la lecture extensive. 2) La deuxième remarque concerne bien évidemment la conjoncture: les bibliothèques, soumises à la poussée écrasante du nouveau média de l’imprimé, doivent y adapter à la fois leurs aménagements et les conceptions présidant à leur organisation.
3) Le troisième ordre d’observations est pour nous le principal: la bibliothèque était de longue date devenue un instrument (tenir à disposition les textes dont on aura besoin), elle devient un objet, et plus précisément un objet politique, ce qu’elle ne cessera d’être jusqu’à aujourd’hui. Ce modèle atteindra son premier apogée à Florence, avec la Medicea Laurenziana: depuis la première moitié du XVe siècle, la dynastie des Médicis est engagée dans une lente conquête de la suprématie politique. Leur résidence principale en ville est désormais celle du palais Medici (puis Medici-Riccardi), jouxtant la basilique Saint-Laurent, avec ses deux cloîtres et, au premier niveau, la bibliothèque, commencée en 1524: dans la perspective d’une renaissance de l’Antiquité classique, «le mécénat [devient] un investissement politique, qui [exalte] la figure du mécène et (…) de toute sa famille, [mobilise] des forces intellectuelles et économiques, et [crée] des dettes de reconnaissance morale» (Ilaria Taddei). À travers l’espace de la bibliothèque, c’est la question de la détention du pouvoir politique qui sera désormais posée.
Notes
(1) Les institutions désignent l’ensemble des structures, normes, représentations et usages qui résultent d’une construction collective et qui assurent le fonctionnement et la régulation d’une société (Guéry).
(2) Les Espaces du livre, 2 : les bibliothèques, colloque de l’Institut d’étude du livre, 6-7 juin 1980 (dactyl.).
(3) Quel est l’espace d’autonomie de la bibliothèque par rapport aux autres institutions (par ex., le collège, ou l’université), l’action du bibliothécaire doit-elle être contrôlée (notamment s’agissant des acquisitions), et par qui, etc.?
(4) Frédéric Barbier, L'Europe de Gutenberg. Le livre et l'invention de la société moderne occidentale (XIIIIe-XVIe siècle), Paris, Belin, 2006.