dimanche 26 août 2018

Édition et produits dérivés

Nos lecteurs savent combien nous sommes sensibles au genius loci, le génie du lieu, lequel pousse à découvrir ou à revoir certaines maisons d’écrivain particulièrement intéressantes: c’est le cas à Saché avec Balzac, ou encore à Médan avec Zola, mais c’est aussi le cas dans la Maison de Chateaubriand, à La Vallée aux Loups. Il y a déjà... quelques années, nous avions consacré plusieurs billets à notre livre, Le rêve grec de Monsieur de Choiseul: la source principale est donnée par le monumental ouvrage de Choiseul lui-même, le Voyage pittoresque de la Grèce (Paris, 1782-1822, 2 vol.). L’un des plus célèbres de son temps, l’ouvrage, même s’il est resté inachevé, imposera le genre prolifique des multiples Voyages pittoresques (jusqu’aux Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France), et de leurs déclinaisons à l’étranger (Malerische Reisen, etc.).
C’est peu de dire que, de Paris à Londres et à Saint-Pétersbourg, l’illustration du «Choiseul», lequel est publié par livraisons, est très vite célèbre. La preuve en est donnée par les exemplaires conservés dans un certain nombre de bibliothèques principalement européennes, et qui dans leur grande majorité témoignent des deux dimensions de l’ouvrage: d’une part, l’intérêt très réel des savants, des amateurs et en partie des «mondains» pour l’archéologie, pour la découverte des antiquités grecques et pour l’étude de l’histoire ancienne (pensons au succès incroyable de l’Anacharsis); de l’autre, la distinction, qui pousse à se procurer le «livre dont on parle», et le cas échéant à le faire relier de manière plus ou moins somptueuse.
Nous connaissions le très beau papier peint panoramique des «Scènes turques», conservé par la Maison de Chateaubriand à La Vallée aux Loups. Il s’agit d’une très élégante représentation qui reprend en les combinant plusieurs planches de Choiseul, dont la superbe vue de la halte des voyageurs «près de Dourlach», en « Natolie » (t. I, pl. 74). Le papier peint a été réalisé par la manufacture des Dufour à Paris au début de la Restauration, et le fait qu'il reproduise certaines des scènes en miroir témoigne de ce que le modèle a effectivement été donné par les gravures d’origine. C’est cet ensemble exceptionnel qui vient d’être restauré. Les responsables de la Maison de Chateaubriand expliquent qu’il s’agit d’un papier peint panoramique, constitué en l’occurrence de dix lés, lesquels sont collés les uns à la suite des autres pour former un ensemble décoratif. 
Maison de Chateaubriand, Inv. DE.993.CG.1
Nous sommes, sous la Restauration, à l’aube de la Révolution industrielle qui va complètement bouleverser les conditions de fonctionnement de la branche de l’imprimerie et de la librairie. C'est la grande époque des papiers peints panoramiques, mais voici que nous découvrons aussi, progressivement, à l’heure de ce qui deviendra le public de masse, le rôle des « produits dérivés». Des produits dérivés, certes, il y en a de longue date dans le domaine de l’imprimé, à commencer par les contrefaçons, ou encore les estampes qui reprennent certains motifs célèbres de tel ou tel texte. Mais le principe se développe, avec les plagiats et toutes sortes d’autres pièces, jusqu’à l’époque de Chateaubriand lui-même. Celui-ci ne constate-t-il pas avec étonnement, et peut-être un certain dépit (il «sue de confusion»), mais sans y attacher plus d’importance sur le plan juridique comme sur le plan financier :
Atala devint si populaire qu’elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius (1). Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le père Aubry et la fille de Simaghan (2). Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l’âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s’en allaient par le coche se marier dans leur petite ville; comme en débarquant ils ne parlaient, d’un air égaré, que crocodiles, cigognes et forêts, leurs parents croyaient qu’ils étaient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m’accablaient. L’abbé Morellet (3), pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d’Atala pendant l’orage: si le Chactas de la rue d’Anjou s’était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa critique.
Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode.
Le passage des Mémoires d’Outre-tombe permet de mettre l’accent sur trois phénomènes: d’une part, en effet, la montée en puissance des produits dérivés, qui peuvent d’ailleurs aussi n’être pas pour rien dans le succès de l’œuvre d’origine; d’autre part, la nécessité de mettre en place, à terme, une forme de régulation et de protection des «œuvres de l’esprit»; et, enfin, et c’est peut-être le plus inattendu, l’apparition du people. Chateaubriand est «à la mode», il devient, avant la lettre, un people, et, ailleurs dans ses Mémoires, il s’étonne qu’un article à son sujet dans un périodique fasse plus pour sa renommée que les ouvrages les plus imposants qu’il a effectivement écrits. S'agissant de la renommée, les choses ont une première fois bougé au XVIe siècle, quand les portraits d’un Érasme, d’un Mélanchthon, d’un Luther sont partout répandus, et le phénomène se prolonge jusqu'à Voltaire et à Rousseau au XVIIIe siècle. Le temps de la «deuxième révolution du livre» innovera en introduisant le public de masse, et en faisant de certains de ces grands penseurs ou grands auteurs des figures «à la mode», des people –bien sûr, tout le problème réside dans l'équilibre entre la médiatisation... et le talent. Le rapport favorable établi par un Lamartine ou un Victor Hugo ne se retrouve sans doute pas dans les mêmes conditions aujourd'hui, où les grands auteurs ou les grands penseurs ne sont plus des people, et inversement.

Notes
1) Apparentée aux spectacles de foire, la «collection Curtius» préfigure le musée de Madame Tussaud en présentant des mannequins en cire, des têtes de guillotinés, mais aussi des scènes et des personnages célèbres, voire des assassinats. L’initiateur est le docteur Philippe Creutz, dit Curtius. Atala désigne le personnage du roman de Chateaubriand, et la Brinvilliers, alias la marquise de Brinvilliers, est une célèbre empoisonneuse à l’époque de Louis XIV.
2) Dans le roman de Chateaubriand, Chactas désigne le vieux chaman aveugle, ancien guerrier des Natchez. Alors qu’il a été fait prisonnier par une tribu ennemie, il est libéré par Atala, fille de Simaghan, le chef de la tribu.
3) André Morellet, Observations critiques sur le roman intitulé Atala, Paris, Dené le Jeune, an IX (1801), p. 17 et 19.

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