Les membres des «nations germaniques» des différentes universités du Centre de la France (Orléans, Bourges et Poitiers) ont bénéficié de privilèges qui peuvent surprendre. En 1555, Conrad Marius, qui vient de Mayence, est étudiant à Poitiers quand il est arrêté pour «avoir vescu selon la forme et religion qu’il dict estre gardée en son pays d’Allemaigne». Mais, à la requête qui lui est présentée lors de son séjour à Saint-Germain-en-Laye, le roi Henri II ordonne que Marius soit libéré, et cela pour des raisons éminemment politiques: il faut en effet préserver les «alliances, confédéracions et amytiez d’entre nous et les princes et estats dudict païs d’Allemagne et Saint Empire duquel ledict Marius est natif».
Bien plus tard, sous Louis XIV, la Nation Germanique d’Orléans publie chez Antoine Rousselet le catalogue des livres de sa bibliothèque (1664).
La page de titre en est ornée d’un petit bois représentant un aigle bicéphale. On sait par ailleurs que les exemplaires de la bibliothèque elle-mêmes ont souvent été reliés (avec estampage à chaud et marque d'appartenance sur les plats: Liber inclitae Nationis Germanicae in Academia Aurelianensi). Certains portent des ex dono manuscrits (Inclytae nationi germ. dono dedit Joannes De Cordes, Tornacensis pro tempore Procurator an. 1599, prim. decemb., par ex.). Pour un exemplaire en ligne, cliquer ici.
La bibliothèque possède quelques instruments scientifiques (des globes et une sphère armillaire) et, surtout, sa vocation s’est considérablement élargie depuis les origines. Alors qu'il s’agissait avant tout d’une collection juridique, nous sommes désormais devant un ensemble de 2626 titres, pratiquement tous des imprimés, répartis par grandes classes systématiques, puis par formats, avec un numéro d’ordre. La référence liminaire à Juste Lipse, plus encore la précision du sous-tri selon quatre formats (in folio, in quarto, in octavo, in duodecimo et decimo-sexto) laissent à penser que le rédacteur avait de bonnes connaissances de la science bibliographique dans son ensemble.
La tradition orléanaise s’impose toujours, et le droit représente, en 1664, la première série systématique, avec 780 titres (juridici). Parmi les classiques, on remarque les Expositiones de Sébastien Brant, données à Lyon par R. Odet en 1622, et achetées en quatre exemplaires par la bibliothèque (p. 24, n° 62).
Cependant, le droit est désormais suivi par les deux grandes sections de ce que nous pourrions appeler les sciences humaines :
- 569 titres relèvent en effet du domaine «géographie et histoire», qui constitue la série moderne par excellence. Cette section (où l’on trouve aussi un certain nombre d’historiens anciens, à commencer par César, Tacite, etc.) semble être la plus ouverte sur le plan de la géographie typographique et des langues d’impression.
- Les humanités s’inscrivent à un niveau de 504 titres (humaniores): il s’agit d’éditions des classiques de l’Antiquité (parfois acquis en plusieurs exemplaires), mais aussi de titres plus récents, comme les Essais de Montaigne dans la très belle édition d’Abel l’Angelier de 1595 (p. 35, n° 38. Deux exemplaires probablement d’une autre édition, p. 37, n° 44, et sept d’une troisième édition, p. 43, n° 217. Montaigne est déjà un classique).
Les trois sous-séries suivantes atteignent des niveaux plus faibles :
- 264 titres de théologie, dont un certain nombre d’exemplaires de la Bible, et surtout du Nouveau Testament en latin, en flamand, en italien et en français (par moins de quatorze exemplaires pour cette dernière édition: cf p. 7, n° 5). Les Loci communes de Mélanchthon, Bâle, 1561 (VD16, M 3664) sont classés dans la théologie.
- 184 titres de sciences politiques (politici). Cette section, dont le propos s’articule bien évidemment avec le domaine juridique mais qui intègre aussi la science militaire, est tout particulièrement signifiante pour l'historien, en ce qu’elle rend compte d'une théorie politique alors en pleine phase de modernisation. Parmi les points significatifs, le fait que la Nation Germanique ait acquis le texte de la République de Jean Bodin, en deux exemplaires, non pas dans l’original français, mais dans l’édition latine de 1586 (p. 47, n° 2).
Le catalogue se referme sur deux sections très intéressantes, qui relèvent du domaine littéraire au sens large. Les «romans» constituent un ensemble autonome, et ils sont dans leur grande majorité en français, mais aussi en italien. Il s’agit de titres bien connus (L’Astrée…), parfois aussi de titres plus négligés (comme Le Gascon extravagant, publié, de manière emblématique, l’année même de la sortie du Discours de la méthode). Nous serions volontiers disposés à voir dans cet ensemble de textes les prodromes d’un service de la «récréation» organisé en parallèle à la «bibliothèque d’études». La dernière section est ce que nous pourrions désigner comme celle des usuels: dictionnaires de la langue (dont un certain nombre de dictionnaires de l’allemand), puis dictionnaires juridiques et autres, et grammaires (des langues hébraïque, grecque, latine, française, italienne et flamande, cette dernière apparemment dans une édition de Londres, 1652).
Les deux domaines scientifiques des mathématiques (65 titres) et de la médecine (50 titres) s’inscrivent à des niveaux bien moindres.
Il serait très intéressant de rentrer dans le détail du catalogue, pour envisager, notamment, d'où les exemplaires peuvent venir, et pour essayer de retracer une conjoncture d’ensemble de la collection. Nous ne le ferons pas ici, mais ne pouvons que souligner le fait: il n’y a que peu de titres antérieurs à 1550. Dans la mesure où la bibliothèque en tant qu’institution n’a été mise en place que dans la seconde moitié du XVIe siècle, les ouvrages qui ont très certainement circulé à Orléans antérieurement appartenaient à titre privé à l’un ou à l’autre des membres de la Nation Germanique. En revanche, le catalogue de 1664 présente un certain nombre de titres a priori condamnés, et dont la publicité ne peut qu’étonner dans la France louis-quatorzienne. Citons un exemplaire de la Bible donnée par Froschauer à Zurich en 1543 (VD16, B 2619) à partir de la version d’Érasme et avec la collaboration de Bullinger; la concordance évangélique de Calvin, Genève, Conrad Badius, 1555, édition dédiée au Magistrat de Francfort; ou encore plusieurs Bibles allemandes de Luther, et la Hauspostilla du même auteur, Wittenberg, 1578 (VD16, ZV 10135).
Les lieux d’édition ne sont pas toujours indiqués mais, derrière Lyon et Paris figure en retrait un certain nombre de villes de province (Rouen, etc., voire Saumur) et de l’étranger (Anvers et Leyde, Francfort, Strasbourg, Helmstedt, Bâle, Genève, etc.). En définitive, il s'agit d'un ensemble remarquable, conçu et rassemblé dans le souci de remplir les services d'une véritable bibliothèque universitaire, dans laquelle les volumes les plus demandés seront acquis en plusieurs exemplaires. Un certain nombre de ces exemplaires est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque d'Orléans: on ne peut que regretter d'autant plus que le catalogue en ligne de celle-ci ne permette pas de les identifier, que le site Internet de l'établissement ne propose pas de commentaires sur les pièces les plus importantes qui y sont conservées, et que l'onglet renvoyant à l'histoire de la Bibliothèque ne fonctionne pas...
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