Une figure toujours d'actualité: le chevalier des causes perdues |
S’agissant des bibliothèques, les faits sont là: dans telle ou telle ville, l’administration municipale décide brutalement de se séparer d’un conservateur infiniment dévoué depuis des années, et d’une compétence inégalable.
On peut s’interroger sur cette forme de cécité, laquelle n’engage pas seulement les décideurs, mais aussi, indirectement, ceux qui les ont élus. Faisons-leur la grâce de ne pas supposer qu’ils pourraient avoir des intérêts immédiats, ou des stratégies à la petite semaine (nous ne sommes plus à l’âge de la caricature des sous-préfectures, que diable!). Mais plus profondément, et plus gravement, l’ignorance concerne d’abord le travail du bibliothécaire, une caractéristique que nous aurions pu croire de l’ordre du passé, quand il n’en est rien. Le bibliothécaire municipal doit en effet remplir un certain nombre de missions, plus ou moins contradictoires, et dont la mairie ignore généralement tout (entre personnes civilisées, un minimum de confiance devrait pourtant aller de soi). Dans une grande bibliothèque patrimoniale, il faudra assurer les charges de la lecture publique, de l’animation, etc., mais aussi conduire le travail de recensement et de valorisation d’un patrimoine parfois écrasant.
La bibliothèque, comme les archives, sont la mémoire de la ville: donner ce patrimoine à comprendre à nos contemporains, et d’abord à nos concitoyens, devrait être déclaré cause nationale, à l’heure des déplorations sur l'insuffisance de la citoyenneté. Mais bien loin de s’improviser, cela suppose des compétences spécifiques trop rarement réunies. Tout un chacun ne sera certes pas commentateur avisé de tel ou tel manuscrit carolingien (et d’ailleurs, tout un chacun, à commencer par les «décideurs», ne connaît pas le patrimoine, et ignore jusqu’à la signification exacte de la formule d’«empire carolingien», une question pourtant européenne s'il en fût).
Arguer de mots dont on ignore le sens réel (ô numérisation, «que de crimes», etc.), proférer des affirmations sans les appuyer sur rien (en France, un bibliothécaire d’État change de poste tous les cinq ans), faire dans la facilité tout en s'abritant paradoxalement derrière sa propre ignorance, quoi de plus simple? On ne peut que s’étonner que des services censés mettre en œuvre une gestion raisonnée des deniers publics tombent dans des errements aussi absurdes: non seulement le capital financier n’est probablement pas amélioré (hélas), mais le capital symbolique s’effondre, la ville est ridiculisée et ses élus assimilés à des pantins sur la scène d’une bourgade abandonnée.
Il est vrai que c’est peut-être le cas? Ils deviennent en effet des pantins, dans une ville anciennement puissante, mais qui n’intéresse plus personne et dont le nom sera bientôt synonyme non seulement de récession, mais surtout d’esprit rétrograde. Ne parlons pas des services si élégamment désignés comme ceux des «ressources humaines», et dont le dernier souci est trop généralement celui des hommes.
II y a une quarantaine d’années, un grand esprit, Pierre Chaunu, décrivait avec optimisme les lampes qui partout s’allumaient sur la carte de l’Europe des Lumières –ici, une bibliothèque, là une académie, là encore une institution d’éducation, et partout, des taux d’alphabétisation en hausse. Les responsables en charge des affaires s’employaient alors à «encadrer» et à développer toutes sortes d’initiatives, gages de progrès.
Nous voici, à l’aube du IIIe millénaire, confrontés à une conjoncture bien plus sinistre: de tous côtés, les compétences sont bafouées par l’ignorance et le dévouement est trop souvent ignoré; sous couvert de discours convenus, la barbarie monte inexorablement, le «recadrage» est à l’ordre du jour et les éteignoirs entrent en action. Éteindre, c’est facile, quand allumer et entretenir est bien évidemment beaucoup plus complexe… On le voit, défendre la culture et les bibliothèques contre les assauts de l’ignorance, de la bêtise et de la muflerie (sans oublier la lâcheté) s’impose comme un enjeu de la citoyenneté de demain. Comptez sur nous: nous nous y emploierons.
Tout est synthétisé dans ce texte de Frédéric Barbier. Les loups sont au travail. Relisez les dix commandements pour manipuler les masses, d'après Chomsky :
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