dimanche 11 septembre 2016

À Saragosse, une extraordinaire bibliothèque ancienne

Saragosse, port fluvial dès l’époque romaine (Zaragoza dérive étymologiquement de Caesaraugusta), correspond à un site remarquable sur le plan des voies de communications, à mi-chemin entre les côtes atlantique et méditerranéenne, et tenant par ailleurs un des grands itinéraires entre les Pyrénées et la Castille. La ville est occupée par les Wisigoths, puis par les Arabes de 714 à 1118, avant d’être reprise par le roi d’Aragon. Capitale du royaume, elle devient également siège d’une province ecclésiastique en 1317. Mais la mise en place par Philippe d’une monarchie centralisée autour de Madrid (1561) inaugure une période dont la conjoncture est moins favorable à l’autonomie et aux «libertés» des anciennes capitales...
Bibliothèque du Séminaire royal San Carlos.
Dès 1547, les Jésuites sont appelés à Saragosse, où ils disposent d’abord d’une maison avec chapelle: l’implantation est progressivement étendue à partir de 1558, avec l’achat d’un immeuble élevé sur le site de l’ancienne Grande synagogue. Après nombre de difficultés (le moins que l’on puisse dire est que les Jésuites n’ont pas que des partisans dans le clergé de Saragosse!), l’ensemble monumental comprend à la fin du XVIe siècle la nouvelle église (construite à partir de 1574) et le collège, ce dernier organisé autour d’un cloître. En 1585, l’église est placée sous le vocable de l’Immaculée Conception, et la place devant le bâtiment prend  le nom de Plaza de la Compañia. Bien évidemment, le collège comprend bientôt une bibliothèque de travail.
Mais les jésuites sont chassés d'Espagne en 1767, et l’ensemble des bâtiments se trouve alors transformé en séminaire royal, sous le nom de saint Charles Borromée (en l’honneur du roi Charles III)
La bibliothèque monumentale est conservée en l’état, et on la découvre toujours aujourd’hui avec stupéfaction, «reclose» au cœur du complexe immobilier: une longue galerie de quelque 40m sur 7m, avec le sol carrelé et le plafond à poutres (l’ensemble a été renforcé d’éléments métalliques).
Les armoires anciennes sont courent tout le long des murs. Elles portent des tablettes mobiles, et sont protégées par des portes grillagées à serrure. Selon l’usage, le classement systématique correspond à la topographie des volumes: ceux-ci sont identifiés par une cote indiquant le numéro de la travée (les étiquettes figurent toujours en haut), celui du rayonnage et celui du volume lui-même. L’ensemble est peint dans une élégante couleur vert d’eau, et rehaussé de filets d’or.

Le mobilier comprend en outre le bureau du bibliothécaire, dans l’axe de la salle, quelques grandes tables de travail et un ensemble de fauteuils anciens. Nous avons surtout été frappés par la présence d’un petit meuble, que nous identifierions volontiers avec un brasero, de manière à réchauffer un temps soit peu l’atmosphère à la mauvaise saison (on imagine cette salle à la saison froide…). Une chose remarquable réside aussi dans l’absence de tout élément de décoration, en dehors du mobilier lui-même.
La bibliothèque ancienne, très riche, a été cataloguée par Luis Latre Jorro en 1943 (Manuscritos e incunables de la Biblioteca del Real Seminario sacerdotal de san Carlos de Zaragoza, Zaragoza, Artes gráficas E. Berdejo Casañal, 1943). Outre le fonds provenant des Jésuites, elle comprend aussi la superbe bibliothèque du marquis Manuel de Roda (1708-1782). Né à Saragosse et ancien étudiant de l’université, Roda est une personnalité centrale des Lumières espagnoles. Il comptera parmi les fondateurs de l’Académie royale d’histoire, mais ne se lancera dans une carrière politique qu’assez tard, d’abord comme ministre plénipotentiaire à Rome (1758). À son retour à Madrid, en 1765, il s’impose comme le principal ministre de Charles III, et sera de fait à l’initiative de l’expulsion des Jésuites. Dans le même temps, il s’efforce de travailler à une réforme de l’université, sans pouvoir cependant aboutir pleinement.
Détail des aménagements. Le petit meuble, au centre, est-il bien un brasero?
À Madrid, Roda était un bibliophile passionné. Il lègue sa magnifique bibliothèque au Séminaire de Saragosse, où elle est transportée après sa mort, avec certaines pièces du mobilier. Le legs a nécessité un privilège spécial permettant d’intégrer à la bibliothèque un certain nombre de titres interdits par l’Inquisition...
Il serait bien évidemment à souhaiter que cette extraordinaire richesse patrimoniale puisse être conservée sur place, et dans les meilleures conditions, mais qu'elle puisse aussi être ouverte et exploitée le plus largement par les historiens –et les historiens du livre. Nous remercions le directeur de la bibliothèque, D. Carlos Tartaj, de nous avoir autorisé à y travailler... sur les deux exemplaires du Narrenschiff conservés parmi les 84 incunables de la bibliothèque du Séminaire royal de Saragosse.

Bibliogr.: Antonio Gaspar-Galán, J. Fidel Corcuera-Manso, «Le fonds de la bibliothèque du marquis de Roda (Real Seminario de San Carlos de Zaragoza) sur la langue française», dans Cédilles. Revista de estudios franceses, n° 9 (avril 2013), p. 275-293.

2 commentaires:

  1. Il s'agit effectivement d'un brasero ajouré en laiton, du XVIIIe siècle.

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  2. Merci à vous!
    Je n'en avais jamais vu dans une bibliothèque.
    On imagine la scène, les bons pères, les pieds au chaud...
    FB

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