lundi 19 septembre 2016

De Bâle à Lyon, à Paris et à Burgos: les transferts culturels à l'œuvre

Nous restons encore, pour ce présent billet, en Espagne, et dans l’environnement de la devotio moderna, de la morale, et de la rénovation de la foi caractéristique des années 1500.
Le thème du Narrenschiff (La Nef des fous) constitue en effet un véritable cas d’école pour illustrer la problématique des transferts culturels à l’époque de la révolution gutenbergienne. On se souvient que la première édition du texte de Brant est donnée à Bâle par Johann Bergmann en 1494. L’étude des éditions et adaptations successives permet de reconstruire une partie des réseaux d’affaires et d’influences par lesquels circulent la marchandise –le livre– et son contenu –les textes proposés et leurs illustrations.
Outre les éditions du texte de Brant lui-même, un autre personnage intervient dans ce complexe, en l’espèce de Josse Bade. Né très probablement à Gand en 1462, celui-ci fait ses premières études chez les Frères de la Vie commune établis dans cette ville, avant de venir à Louvain, puis à Ferrare et à Mantoue: c’est là notamment qu’il s’initie au grec. Sur la route du retour, remontant la vallée du Rhône, il exerce d’abord comme enseignant à Valence, puis à Lyon (1492). Il entre bientôt comme éditeur scientifique et «directeur littéraire» chez le grand imprimeur libraire Johann Trechsel, dont Claudin pense qu’il était lui-même originaire de Bâle (t. IV, p. 51 et suiv., notamment p. 65). Il épousera sa fille, Thalie.
Mais, un an après la mort de son beau-père (mai 1498), nous retrouvons Bade à Paris (été 1499), travaillant d’abord pour le plus important libraire-éditeur de la rue Saint-Jacques, Jean Petit. Quatre ans plus tard, il est installé de manière indépendante. Ne poursuivons pas sur la carrière de Bade, lequel mourra en 1535, après avoir publié plusieurs centaines de titres, mais arrêtons-nous sur son travail comme adaptateur et continuateur de Brant, à travers son petit traité des Naves stultiferae.
C’est à Lyon, où lui-même vient d’arriver, qu’il a découvert le texte de Brant, auquel il s’adresse en vers – on rappellera que les échanges sont particulièrement denses entre Lyon, Genève et Bâle:
Ecce Ararim praeceps Rhodani qua concipit unda 
Là où le flot précipité du Rhône rejoint la Saône
Nota est ingenii splendida vena tui.
Le talent splendide de ton esprit est connu.
Mais c’est à Paris que se fera le premier transfert: de passage dans la ville dès 1497, Bade entre en contact avec les frères de Marnef, alors même que ceux-ci travaillent à leurs éditions de Brant en français et en latin. Josse Bade
dut en voir les épreuves [de la traduction française] et discuter avec eux de la portée philosophique de l’œuvre; l’idée vient d’y ajouter un petit supplément à l’usage des femmes; [Bade] se chargea du travail, et promit de se mettre à l’ouvrage dès son retour à Lyon. Le 10 septembre 1498, il leur en adressait le manuscrit, rappelant dans sa préface que l’idée venait d’Angilbert de Marnef (Renouard, I, p. 13. Voir aussi p. 158 et suiv., et II, p. 73 et suiv.).
Marque typographique de Fadrique de Basilea à Burgos: le modèle est
évidemment celui de Johann Bergmann à Bâle (d'ap. Vindel, 1951, n° 70).
Les Naves stultiferae sont traduites en français (pour être plus facilement accessibles à un lectorat féminin…) par Jean Drouyn et publiées à Paris peu après, le texte latin ne sortant, quant à lui, qu’au tout début de 1500 (v. st.).
Il est très remarquable que la première reprise de cette édition latine soit donnée dans une tout autre géographie, à savoir celle de l’Espagne du Nord –alors que Brant ne sortira quant à lui jamais dans la péninsule. C’est en effet un imprimeur libraire d’origine suisse, Fadrique Biel, qui publie les Stultiferae naves à Burgos, probablement au tout début du XVIe siècle :
Jodocus Badius Ascensius, Stultiferae naves, [Burgos], Fadrique de Basilea (Friedrich Biel), [post 18 févr. 1500], 4°. a-b (8)-c(4). Goff B5; C 795; Haebler 39; BMC X 64; GW III, col. 264a; Renouard, II, p. 80, n° 3.
Et nous voici à nouveau devant les connexions bâloises. De fait, Fadrique Biel est identifié avec Friedrich Biel, imprimeur à Bâle dans les années 1472, notamment en association avec Michael Wenssler, avant de passer en Espagne. Plus tard, Wenssler lui aussi quittera Bâle pour exercer successivement à Cluny et à Mâcon (1493), puis à Lyon, sous le nom de Michael de Basilea (1494). La connexion bâloise apparaît renforcée par le fait que l’imprimeur de Burgos conclut son petit opuscule en insérant une marque typographique calquée sur le modèle bâlois de Johann Bergmann, le premier éditeur du Narrenschiff de Brant: autour du lion portant l’écu (avec un chiffre «4»), le phylactère indique la devise et la date «Nihil sine causa 1499» au dessus du nom «F[redericus]. A[lemanus]. de Basilea». Biel, prototypographe de Burgos, est alors une personnalité connue: son premier titre conservé date de 1485, mais il travaille dans cette ville sans doute depuis quelques années déjà, à la demande du chapitre cathédral –son atelier est d’ailleurs tout proche de la cathédrale. Jusqu’à son décès dans les années 1519, il s’imposera comme le principal imprimeur de la ville. L’atelier passe alors à son gendre, Alonso de Melgar († 1526), puis à Juan de Junta (Giunta). Cette dernière famille, on le sait, illustre le renouvellement de la connexion lyonnaise: le Florentin Jacques Giunta qui s’installe à Lyon dans les années 1520, avant que les affaires familiales ne tissent un vaste réseau entre l’Italie du nord (Venise), Lyon et l’Espagne.
La carte comparative des réseaux des imprimeurs-libraires lyonnais et parisiens au XVe siècle est très éclairante. Pour autant, la méthode employée se fonde sur les déplacements des imprimeurs eux-mêmes. Si, pour Lyon, la route de Bâle est  plus importante que celle d'Italie, le rôle de la ville comme tête de réseau en direction de la péninsule ibérique n'apparaît pourtant pas ici: il faudrait pouvoir creuser les logiques de réseaux, et prendre en considération les données relatives au cursus de chacun, à sa famille, à ses associés, etc., de manière à éclairer davantage des systèmes qui sont par nature multipolaires (Philippe Niéto, «Géographie européenne des incunables lyonnais: deux approches cartographiques», dans Histoire et civilisation du livre, II (2006), ici p. 44).
Très peu d’exemplaires sont conservés de l’édition espagnole des Stultiferae naves: l’ISTC ne donne, en Europe, que les localisations de Londres (BL), de l’Escurial, de la Bibliothèque nationale d’Espagne et de l’ancienne bibliothèque de l’université Complutense (deux autres exemplaires sont aussi signalés à New York). C’est l’exemplaire de la Complutense que nous avons pu examiner, grâce à l’obligeance de nos collègues madrilènes: le petit opuscule figure dans un recueil, sous une reliure de parchemin du XVIe siècle, et avec un ex libris manuscrit du Colegio Mayor d’Alcalá. Il est malheureusement incomplet du dernier cahier (exemplaire numérisé).
Voici donc un livre rarissime, qui vient illustrer un système de transferts triangulaires articulant Bâle (et le modèle du Narrenschiff allemand), Lyon et Paris (avec la reprise par les Français), pour finir à Burgos. Dans le même temps, notre dossier nous fait revenir sur le paradigme de l’innovation en matière d’édition: celle-ci est élaborée, certes, dans les grands ateliers –on pense tout particulièrement à Koberger–, mais elle est aussi portée par les petits, ces typographes itinérants, souvent d’origine allemande, qui sont partis chercher fortune au loin et dont certains finissent dans la misère (un Johann Neumeister) tandis que d’autres, comme Friedrich Biel, réussissent en définitive à s’imposer.

Bibliogr. : Josefina Cantó Bellod, Aurora Huarte Salves, Catálogo de incunables de la Biblioteca de la Universidad Complutense, Madrid, Editorial Complutense, 1998.
Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, imprimeur et humaniste, 1462-1535, Paris, É. Paul et fils et Guillemin, 1908, 3 vol.

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